CCLXIII – Un bon avis.

 

M. Jackal donna quelques secondes à M. Gérard pour se remettre. Puis, enfin, M. Gérard leva lentement les yeux sur lui.

M. Jackal fit un mouvement d’épaules.

– Que voulez-vous ! lui dit-il avec une apparence de parfaite bonhomie, c’est encore une affaire manquée pour cette fois-ci.

– Laquelle ? demanda M. Gérard.

– Dame, la croix de la Légion d’honneur.

Le pauvre M. Gérard, il faut l’avouer, n’y pensait plus.

– Voyons, dit M. Jackal, n’avez-vous rien de nouveau et de plus sérieux à me dire ?

– Rien, monsieur, je vous l’avoue.

– Diable ! diable ! diable !... Eh bien, alors, c’est donc à moi à vous dire quelque chose qui vous intéressera peut-être.

Et M. Jackal, relevant ses lunettes, fixa ses yeux de lynx sur son interlocuteur, qui se sentit pâlir malgré lui sous ce regard lancinant.

M. Gérard lui était sacré par ordre supérieur ; mais l’homme de police n’avait point pour cela abdiqué son droit de torture morale : il ne pouvait rien sur l’âme sereine et stoïque de M. Sarranti, emprisonné dans le cachot des condamnés et attendant la mort d’un moment à l’autre ; il pouvait tout sur M. Gérard, libre et considéré.

Voilà ce que sentait bien M. Gérard ; voilà pourquoi il pâlissait sous le regard de M. Jackal. Chaque fois qu’il sortait de l’hôtel de la rue de Jérusalem, il en sortait comme le patient sort de la question. La différence était du plus au moins, de la question ordinaire à la question extraordinaire.

Tout en pâlissant, M. Gérard prêtait une oreille attentive à ce qui devait l’intéresser.

Mais le chat tenait la souris sous sa griffe, et il se donnait le plaisir de jouer avec elle.

M. Jackal tira sa tabatière de sa poche, puis il y inséra les deux doigts et en tira une énorme prise qu’il huma avec volupté.

M. Gérard n’osait presser l’homme de police de parler, et il écouta avec une résignation qui n’était point exempte d’une certaine impatience.

– Vous savez, cher monsieur Gérard, dit enfin M. Jackal, que c’est dans huit jours qu’expire le délai accordé par le roi Charles X à Sarranti ?

– Je le sais, murmura M. Gérard en jetant sur M. Jackal un regard plein d’inquiétude.

– Vous savez également que l’abbé Dominique peut être de retour après-demain... demain... aujourd’hui, peut-être ?

– Oui, oui, je sais encore cela, répondit le philanthrope en tremblant de tous ses membres.

– Oh ! mais, si vous tremblez ainsi au premier mot que je vous adresse, cher monsieur Gérard, vous vous évanouirez incontestablement quand vous saurez de quoi il est question ; et, une fois évanoui, vous n’entendrez plus ce qui me restera à vous dire, et qui sera probablement le plus intéressant.

– Que voulez-vous ! dit M. Gérard, c’est plus fort que moi.

– Voyons, qu’avez-vous à craindre du côté de l’abbé Dominique, puisque je vous ai dit que le pape rejetterait sa demande ?

M. Gérard respira.

– Vous croyez ? dit-il.

– Nous connaissons Sa Sainteté Grégoire XVI : c’est une barre de fer.

M. Gérard respirait de plus en plus.

M. Jackal lui donna tout le temps de remplir d’air ses poumons.

– Non, dit-il, non, ce n’est point cela que vous avez à craindre.

– Ah ! mon Dieu ! murmura M. Gérard, j’ai donc quelque chose à craindre ?

– Oh ! cher monsieur Gérard, êtes-vous si peu philosophe que vous ne sachiez pas que l’homme, créature faible, sans cesse en lutte avec tout ce qui l’entoure, n’aurait pas un instant de repos s’il voyait les dangers incessants à travers lesquels il passe, et auxquels il n’échappe que par miracle ?

– Hélas ! murmura M. Gérard, c’est une grande vérité que vous dites là, monsieur Jackal.

– Ceci reconnu par vous, reprit M. Jackal en s’inclinant, je désire vous faire une question.

– Faites, monsieur, faites.

– Les poètes, monsieur Gérard... vilaine engeance, n’est-ce pas ?

– Je ne les connais point, monsieur ; je crois n’avoir pas à me reprocher d’avoir lu quatre vers dans ma vie.

– Eh bien, les poètes prétendent que les morts sortent quelquefois du tombeau. En croyez-vous quelque chose ?

M. Gérard murmura cinq ou six mots inintelligibles et recommença de trembler plus fort que jamais.

– Je n’y avais pas cru jusqu’ici, reprit M. Jackal ; mais un fait arrivé récemment à ma connaissance m’a tellement édifié en cette matière, que je pourrais maintenant soutenir une thèse là-dessus ; non, ils n’en sortent pas d’eux-mêmes, mais on peut les en faire sortir.

M. Gérard continua de blêmir.

– Voici l’anecdote ; je vous laisse à l’apprécier. Un homme de votre tempérament, de votre caractère, de votre humeur, enfin, un philanthrope, a, dans un mauvais moment – on n’est point parfait, hélas ! cher monsieur Gérard, je sais cette vérité mieux que personne ! –, noyé son neveu ; et, ne sachant que faire du cadavre – on ne sait jamais que faire des cadavres ! c’est généralement même ce qui perd ceux qui les font... –, et ne sachant que faire du cadavre, il l’a enterré dans un massif de son parc.

M. Gérard poussa un gémissement et baissa la tête.

– Là, il le croit bien caché. Il l’est en effet ; mais la terre n’a pas toujours la discrétion qu’on lui suppose. Ne voilà-t-il pas que ce matin – eh ! mon Dieu, cet homme sortait, comme vous entriez ! – un homme est venu me trouver, et, en propres termes, m’a dit ces paroles :

« – Monsieur Jackal, dans huit jours, on va exécuter un innocent.

« Vous comprenez que j’ai nié, cher monsieur Gérard, que j’ai répondu qu’il n’y avait plus d’innocent quand la justice avait prononcé le mot coupable ; mais lui m’a imposé silence en disant :

« – Celui qu’on va exécuter est innocent, et le vrai coupable, je le connais.

M. Gérard cacha sa tête dans ses mains.

– J’ai nié de plus belle, continua M. Jackal ; mais cet homme m’a arrêté en me disant :

« – Pouvez-vous disposer d’une nuit ?

« – Oui, certainement, lui ai-je répondu.

« – De la nuit prochaine ?

« – Non, la nuit prochaine est prise.

« – Eh bien, la nuit suivante ?

« – Parfaitement... Pour une excursion ? ai-je hasardé.

« – Pour une excursion.

« Vous comprenez que je désirais savoir où l’on m’emmènerait.

« – Dans Paris ou hors Paris ?

« – Hors Paris.

« – Bien.

« Et il a été arrêté que, non pas cette nuit, mais l’autre, la preuve me serait donnée que ce n’était pas celui que l’on allait exécuter qui était coupable, mais, tout au contraire, un homme qui est en liberté.

– Ainsi, balbutia M. Gérard, vous avez accepté cette excursion ?

– Pouvais-je faire autrement ? je vous le demande, à vous qui êtes un homme de sens. Vous savez quelle est ma mission. Prudhon a fait un tableau là-dessus : la Justice poursuivant le Crime ; vous savez quelle est ma devise, celle du philosophe de Genève : Vitam impendere vero. J’ai été obligé de dire : « J’irai. »

– Et vous irez ?

– Parbleu ! il le faut bien, je suis requis ; mais, je vous l’ai dit, je n’irai pas la nuit prochaine ; je n’irai que l’autre nuit... l’autre nuit, vous entendez ?

– Oui, répondit M. Gérard, qui entendait en effet, mais sans comprendre, et dont les dents claquaient comme des castagnettes.

– Ah ! je savais bien, fit M. Jackal, que je vous intéresserais par ce récit.

– Mais enfin, monsieur, le but de ce que vous me dites, le résultat de la confidence que vous me faites, balbutia M. Gérard avec un effort sur lui-même, quel est-il ?

– Quel est-il ? Comment ! vous ne le voyez pas ?... Je me suis dit : « M. Gérard est un philanthrope ; quand il saura qu’un pauvre diable court un danger pareil à celui que je lui expose, il va se mettre au lieu et place de ce pauvre diable, de ce malheureux meurtrier, de cet assassin infortuné ; il va ressentir ses tortures comme s’il était le coupable lui-même. » Je ne me suis pas trompé, à ce qu’il me semble, n’est-ce pas, cher monsieur Gérard ?

– Oh ! non... oh ! non !... s’écria celui-ci.

– Eh bien, ce premier résultat m’engage à continuer. Demain, à minuit, je pars donc avec cet autre philanthrope... ah ! qui ne vous ressemble pas, monsieur Gérard ; car on peut bien dire qu’il y a philanthrope et philanthrope, comme Molière disait qu’il y avait fagots et fagots ; je pars avec lui ; j’ignore de quel côté se dirigera notre course, il ne m’en a rien dit, mais, avec une perspicacité que je dois à ma longue expérience, je devine que ce sera du côté de la Cour-de-France.

– De la Cour-de-France ?

– Oui... Arrivés là, nous prenons à droite ou à gauche, à droite, probablement ; nous entrons – comment ? je n’en sais rien –, mais, enfin, nous entrons probablement dans un parc ; nous y constatons la présence d’un squelette dans un trou ; nous verbalisons et nous venons apporter le fruit de ces pénibles travaux à M. le procureur du roi, qui se trouve forcé, sur de nouveaux renseignements, de demander à M. le ministre de la justice de surseoir à l’exécution de M. Sarranti.

– De M. Sarranti ? s’écria M. Gérard.

– Ai-je dit de M. Sarranti ? Le nom m’a échappé ; j’ai, je ne sais pourquoi, éternellement le nom de ce diable d’homme à la bouche... On sursoit donc à l’exécution ; on décrète d’arrestation le véritable coupable, et une nouvelle instruction commence... Vous comprenez bien, n’est-ce pas ?

– Parfaitement, répondit M. Gérard.

– Voilà donc une situation épouvantable pour ce pauvre assassin, pour ce malheureux meurtrier, dit M. Jackal ; car, enfin, le voyez-vous, ce brave homme : il se promène au soleil du bon Dieu, les deux mains dans ses poches, libre comme l’air ; tout à coup, il voit venir des misérables gendarmes qui l’arracheront du soleil pour le mettre à l’ombre, qui lui tireront les mains de ses poches pour les enchaîner ; il va voir son innocente tranquillité détruite, sa sérénité coutumière perdue ; et cela, par ne je sais quelle banale formalité, par quelque détail minutieux ; alors il se repentira de n’avoir pas profité de la voie de salut que je lui avais ouverte.

– Mais il y en a donc une ?

– En vérité, cher monsieur Gérard, dit l’homme de police, il faut que vous ayez le crâne bien dur, le cerveau bien obtus et la mémoire bien courte.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria l’honnête M. Gérard, j’écoute pourtant de toutes mes oreilles.

– Et voilà, fit M. Jackal, ce qui prouve que le résultat n’est pas toujours en raison de la capacité. Ne vous ai-je pas dit que j’avais refusé de faire l’expédition la nuit prochaine ?

– Si fait.

– Que je l’avais remise à la nuit de demain à après-demain ?

– Vous l’avez dit.

– Eh bien ?

M. Gérard resta la bouche ouverte et attendant.

– En vérité, dit M. Jackal en haussant les épaules devant une pareille stupidité, c’est cependant l’A B C de l’art, et il faut être aussi honnête homme que vous l’êtes pour n’avoir pas déjà compris.

M. Gérard fit de la tête et des mains quelques mouvements désespérés qui, joints aux sons rauques qui sortaient de son gosier, voulaient dire : « Continuez. »

– Je sais bien que cela ne vous regarde pas, mon Dieu ! continua M. Jackal ; que vous n’avez nul intérêt à cacher le meurtre d’un autre. Mais, enfin, supposez un instant – ce qui est insupportable – qu’au lieu d’avoir été commis par un autre, le crime ait été commis par vous ; qu’au lieu d’avoir été enterré par un autre, le cadavre ait été enterré par vous. Supposez que le théâtre du drame soit une propriété qui vous ait appartenu... le château de Viry, par exemple ; supposez que vous connaissiez le massif et l’arbre à l’ombre mystérieuse desquels a été confié le cadavre ; supposez que vous sachiez que, dans la nuit de demain ou d’après-demain, une descente de justice doit être opérée dans le château de Viry et une exploration exécutée dans le parc ; voyons : que vous resterait-il à faire pendant la nuit que vous aurait ménagée un ami, pendant la nuit d’aujourd’hui à demain, par exemple ?

– Ce qui me resterait à faire ?...

– Oui...

– Pour qu’on ne trouvât point ?...

– Le cadavre, oui.

– Il me resterait à l’en...

M. Gérard essuya la sueur qui roulait en grosses gouttes sur son front.

– Voyons, achevez donc ! Il vous resterait ?...

– Il me resterait à l’en...

– À l’en ?...

– À l’enlever, à le faire disparaître.

– Allons donc !... Ah ! cher monsieur Gérard, que vous avez l’imagination paresseuse ! Vous avez besoin de l’activer par l’air des champs, par la brise de la nuit. Je vous donne donc congé pour aujourd’hui et demain. Il va faire une journée splendide ; c’est une bonne fortune pour un amant de la belle nature. Allez donc à la campagne, allez, et qui sait, si, dans les bois de Meudon ou de Vanves – les bois sont le refuge des pécheurs comme lui –, qui sait si vous ne trouverez pas ce pauvre diable d’assassin, qu’avec votre charité accoutumée vous préserverez du petit danger qu’il court ?

– Je vous comprends ! s’écria M. Gérard en baisant la main de l’homme de police. Merci !

– Fi ! dit M. Jackal en repoussant dédaigneusement l’assassin, croyez-vous donc que c’est en vue de sauver votre misérable carcasse que je fais tout cela ? Allez, allez, vous voilà prévenu ; le reste vous regarde.

M. Gérard s’élança hors du cabinet de M. Jackal.

– Pouah ! fit celui-ci en regardant la porte qui se refermait derrière lui.