CCXLI – La « Belle-Thérèse ».

 

On comprend que les événements que nous venons de raconter, grossis par la poésie bretonne, enjolivés par la blague parisienne, firent à Pierre Herbel une réputation de courage et de prudence qui le mit promptement en première ligne parmi ses compagnons, lesquels lui savaient d’autant plus gré d’être leur compagnon, que personne n’ignorait qu’il appartînt à l’une des premières familles, non seulement de Bretagne, mais encore de France.

Pendant les quelques années de paix qui suivirent la reconnaissance, par l’Angleterre, de l’indépendance américaine, Pierre Herbel, pour ne pas perdre son temps, fit, comme second et comme capitaine sur des bâtiments de commerce, un voyage dans le golfe du Mexique et deux voyages dans l’Inde, l’un à Ceylan, l’autre à Calcutta.

Il en résulta que, lorsque la guerre prit avec plus de rage que jamais, en 1794 et 1795, Pierre Herbel vint solliciter de la Convention un brevet de capitaine qui, en vertu de ses services passés, lui fut accordé sans difficulté aucune.

Il y a plus : comme Pierre Herbel était connu pour son désintéressement et par la haine toute nationale qu’il portait aux Anglais, on l’autorisa à armer sa corvette ou son brick comme il l’entendrait. Un crédit de cinq cent mille francs lui fut ouvert à cet effet, et on donna l’ordre à l’arsenal de Brest de laisser prendre au capitaine Pierre Herbel toutes les armes qu’il jugerait nécessaires à l’armement de son navire.

Il y avait alors sur les chantiers de Saint-Malo un joli brick de cinq ou six cents tonneaux que le capitaine Herbel avait suivi dans sa croissance avec un véritable intérêt et tout en se disant :

– L’homme qui aurait ce bâtiment à lui, bien à lui, avec douze hommes d’équipage en temps de paix, pour faire le commerce de la cochenille et de l’indigo, et cent cinquante hommes d’équipage en temps de guerre pour donner la chasse aux Anglais, aurait raison de ne pas regarder le roi de France comme son cousin.

Lorsque Pierre Herbel eut sa commission, son crédit de cinq cent mille francs et sa permission de s’armer en rade de Brest, il revint se promener avec plus d’assiduité que jamais autour du chantier où, comme une fleur marine, s’épanouissait la Belle-Thérèse.

Pierre Herbel avait baptisé le charmant brick du nom de la jeune fille qu’il aimait.

Le marché ne fut pas long à conclure : le capitaine acheta, au nom du gouvernement, le brick aux constructeurs, et put, par conséquent, diriger le reste de sa construction, c’est-à-dire sa mâture et son gréement.

Jamais père n’eut pour une fille unique qui va faire sa première communion les coquetteries que Pierre Herbel eut pour son brick.

Il mesura lui-même la longueur et la grosseur des mâts et des vergues ; il acheta lui-même, sur le marché de Nantes, la toile destinée à leur voilure ; il fit clouer, sous ses yeux et cheviller le cuivre destiné à lui servir de ceinture, et fit peindre sa carène d’un vert sombre, de sorte qu’à quelque distance le corps du bâtiment se trouvait confondu avec les vagues. Il fit percer douze sabords de chaque côté et deux à la poupe ; puis, lorsque tout ce travail préparatoire fut fait, il calcula le poids qu’allait ajouter au poids naturel du brick celui de son armement complet, le remplaça par un lest de poids égal, et, tout en longeant la côte de Bretagne, prenant parfois son vol comme un oiseau de mer qui essaie ses ailes, il doubla la pointe de Sillon, passa entre l’île de Batz et Roscoff, doubla le cap de Saint-Renan, et entra dans le port de Brest, traînant à sa suite trois ou quatre bâtiments anglais, comme une jeune et belle fille trois ou quatre amoureux.

En effet, c’eût été une jolie prise à faire que celle de la Belle-Thérèse ; mais la Belle-Thérèse était vierge et venait justement chercher à Brest de quoi garder sa virginité.

Il faut dire que, sous le rapport de la défense, son capitaine ne lui épargna rien. Elle reçut dans son faux pont vingt-quatre canons de douze qui regardaient sérieusement par bâbord et tribord ; et, de plus, deux canons de vingt-quatre qui furent placés à la proue, pour le cas où, ayant affaire à trop forte partie, elle serait obligée de prendre chasse, et, tout en prenant chasse, ne serait point fâchée, comme ces Parthes de terrible mémoire, de décocher sa double flèche en fuyant.

Et, cependant, quand il était nécessaire qu’on ne vît dans la Belle-Thérèse qu’un honnête navire marchand s’occupant des affaires de son commerce, nul bâtiment n’avait une allure plus virginale que la sienne.

Alors ses vingt-quatre canons de douze faisaient un pas en arrière, ses deux canons de vingt-quatre rentraient dans leur cou de bronze dans le faux pont ; le pavillon de paix flottait inoffensif à sa corne, une bande de toile de même couleur que sa carène s’étendait sur toute la ligne de ses sabords, qui devenaient alors tout simplement des appareils respiratoires.

Ses cent cinquante hommes d’équipage se couchaient dans le faux pont, et les huit ou dix marins qui suffisent à faire la manœuvre d’un brick s’étalaient paresseusement sur le pont, ou, pour jouir d’un air plus frais, montaient dans les hunes, ou même – les matelots sont si capricieux ! – s’amusaient à chevaucher sur les barres du grand ou du petit perroquet, et donnaient de là à leurs camarades des nouvelles de ce qui se passait dans les huit ou dix lieues qui formaient cet horizon circulaire qu’un navire emporte avec lui du moment où il n’a plus que l’Océan sous sa quille et le ciel sur ses mâts.

C’était sous cette pacifique allure que le brick la Belle-Thérèse filait ses six nœuds à l’heure pendant une belle matinée du mois de septembre 1798, entre l’île Bourbon et les îlots d’Amsterdam et de Saint-Paul, c’est-à-dire dans ce grand sillon maritime qui s’étend du détroit de la Sonde à Tristan-d’Acunha, et dans lequel s’engagent naturellement tous les navires qui, pour rentrer en Europe, doivent doubler le cap de Bonne-Espérance.

Peut-être nous fera-t-on observer que, six nœuds à l’heure, c’est une bien petite marche ; ce à quoi nous répondrons que la brise était douce, que le navire ne semblait pas autrement pressé, et qu’au lieu de marcher sous toutes ses voiles, il se contentait de déployer ses grands huniers, sa misaine et son grand foc.

Quant à toutes les autres voiles, comme la brigantine, le clinfoc, le petit foc, la grande voile, les petits huniers, les perroquets, les cacatois et les bonnettes, on les gardait, à ce qu’il paraît, pour une meilleure occasion.

Tout à coup, une voix, qui semblait venir du ciel, cria :

– Ho ! d’en bas, ho !

– Holà ! répondit sans quitter son jeu le contremaître, qui jouait aux cartes à l’avant avec le maître timonier, qu’y a-t-il ?

– Une voile !

– Dans quelle direction ?

– Sous le vent à nous.

– Hé ! là-bas, dit le contremaître continuant son jeu, préviens le capitaine.

– Ah ! oui, une voile ! une voile ! crièrent tous les matelots dispersés, soit sur le pont, soit sur le bastingage, soit sur les haubans.

En effet, une vague, soulevant le bâtiment qui apparaissait à l’horizon, venait de le faire visible à l’œil de tous les marins, tandis que l’œil d’un simple passager n’y eût vu que le vol d’une mouette ou d’un goéland écumant la cime des flots.

À ce cri : « Une voile ! » un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans bondit sur le pont.

– Une voile ? cria-t-il à son tour.

Les matelots assis se levèrent ; ceux qui avaient leur chapeau sur la tête mirent le chapeau à la main.

– Oui, capitaine, une voile, répondirent tout d’une voix les matelots.

– Qui est là-haut ? demanda-t-il.

– Le Parisien ! répondirent deux ou trois voix.

– Hé ! là-haut, as-tu toujours ta bonne vue, Parisien ? demanda le capitaine, ou faut-il que je te fasse monter ma lunette ?

– Bon ! dit le Parisien, inutile ; je vois d’ici l’heure au cadran des Tuileries.

– Alors tu peux nous dire quel est ce bâtiment ?

– C’est un grand brick qui doit bien avoir six ou huit dents de plus que nous et qui serre le vent pour se diriger de notre côté.

– Sous quelle voile navigue-t-il ?

– Sous ses grands perroquets, ses huniers, sa voile de misaine, son grand foc et sa brigantine.

– Nous a-t-il vus ?

– C’est probable, car il laisse tomber sa grande voile et hisse ses perroquets.

– Preuve qu’il veut nous parler, dit une voix près du capitaine.

Le capitaine se retourna pour voir qui se permettait de se mêler à une conversation aussi intéressante que l’était celle à laquelle il se livrait. Il reconnut un de ses matelots favoris, Pierre Berthaut, fils du vieux Berthaut qui, dix ans auparavant, l’avait reçu fugitif dans le port de Beaumont.

– Ah ! c’est toi, Pierre ? dit-il en riant et en lui frappant sur l’épaule.

– Eh ! oui, capitaine, c’est moi, fit le jeune homme répondant au rire par le rire, et montrant une double rangée de dents magnifiques.

– Et tu crois qu’il veut nous parler ?

– Dame ! c’est mon idée.

– Eh bien, mon garçon, va-t-en prévenir le chef de batterie que nous avons en vue une voile suspecte, afin qu’il se mette en mesure.

Pierre plongea dans une écoutille et disparut.

Le capitaine avait relevé la tête.

– Hé ! Parisien ! dit-il.

– Capitaine ?

– Quelle allure a ce bâtiment ?

– Toute militaire, capitaine, et, quoiqu’il soit impossible de voir son pavillon, je parierais pour un goddam.

– Vous entendez, camarades : y en a-t-il quelques-uns parmi vous qui aient le moindre désir de retourner faire un tour sur les pontons ?

Cinq ou six matelots qui avaient tâté de l’hospitalité anglaise répondirent d’une seule voix :

– Pas moi, pas moi ! mille tonnerres ! pas moi !

– Eh bien, nous allons voir d’abord si c’est à nous qu’il en veut, et, quand nous nous serons assurés de ses intentions, nous lui ferons connaître les nôtres. Mettez la Belle-Thérèse sous toutes ses voiles, enfants, afin que nous montrions à l’Anglais ce que savent faire les fils de Saint-Malo.

À peine le capitaine avait-il donné l’ordre, que le navire qui, comme nous l’avons dit, se trouvait simplement sous ses huniers, sa misaine et son grand foc, déroula comme un double nuage la toile de ses perroquets, puis sa grande voile, et, en même temps que sa grande voile, le clinfoc et la brigantine.

Alors, recevant la brise dans toutes ses voiles, il s’enfonça dans les vagues comme sous la main d’un vigoureux laboureur s’enfonce le soc dans la terre.

Il se fit un moment de silence pendant lequel, comme si les cent soixante hommes qui montaient le brick eussent été de marbre, on n’entendit plus d’autre souffle que celui du vent enflant les voiles et frémissant dans les cordages.

Pendant ce moment de silence, Pierre Berthaut était revenu près du capitaine.

– Est-ce fait ? demanda Herbel.

– C’est fait, capitaine.

– Mais nos sabords sont toujours couverts ?

– Vous savez bien qu’il faut votre ordre personnel pour les découvrir.

– C’est bon ; quand le moment sera venu, on le donnera. Nous allons expliquer ces dernières paroles, assez peu compréhensibles peut-être pour le lecteur.

Le capitaine Pierre Herbel, non seulement était un original, comme le prouve le choix de son état, mais encore il était d’un caractère facétieux. À la première vue, sauf quelques caprices de gréement que l’œil exercé d’un marin pouvait seul découvrir, la Belle-Thérèse offrait un aspect aussi pacifique que son nom était engageant.

Ainsi, à part ses mâtereaux un peu élancés et qui eussent pu faire croire qu’elle sortait des chantiers de New York ou de Boston, ou bien qu’au lieu d’une cargaison d’indigo ou de cochenille, elle portait ce que, dans l’argot négrier, on appelle un chargement de bois d’ébène, rien en elle ne révélait son allure cassante et son caractère hargneux.

Il y avait plus : ses canons, soigneusement rentrés dans l’entrepont, n’auraient, pour rien au monde, sans la permission du maître, regardé par les sabords. Ces sabords eux-mêmes étaient recouverts d’une large bande de toile peinte de la même couleur que la carène du bâtiment. Il est vrai qu’on moment du combat cette bande de toile s’enlevait comme une décoration de théâtre, d’un seul coup de sifflet, et laissait voir une bande d’un rouge vif dans les solutions de continuité de laquelle les canons, pressés de prendre l’air, allongeaient voluptueusement leur cou bronzé. Alors, comme le capitaine Pierre Herbel était le seul qui eût eu cette joviale idée, l’Anglais savait qu’il avait affaire à un homme qui, ne demandant pas de quartier, n’en ferait pas non plus.

C’était dans ces dispositions que lui et son équipage attendaient que le navire en vue fit part lui-même de ses dispositions. Non seulement celui-ci avait déployé toutes ses voiles, mais encore on avait vu, comme des flocons de vapeur, monter ses bonnettes ; de sorte qu’il n’y avait plus à son bord un chiffon de toile qui ne fût utilisé.

– Là ! maintenant, dit le capitaine Herbel, ne nous occupons plus de lui : je m’engage à le conduire d’ici à Saint-Malo sans qu’il gagne un pouce de terrain sur nous. Quand il nous plaira de l’attendre, il nous rejoindra.

– Mais, dirent trois ou quatre matelots plus pressés que les autres, pourquoi ne l’attendrions-nous pas tout de suite, capitaine ?

– Dame ! cela vous regarde, enfants ; si vous m’en priez bien fort, à coup sûr, je ne vous refuserai pas.

– Mort à l’Anglais, et vive la France ! cria l’équipage d’une seule voix.

– Eh bien, mes enfants, dit le capitaine Herbel, ce sera pour notre dessert. Dînons d’abord, et, vu la solennité de la circonstance, chaque homme aura sa double ration de vin et son petit verre de rhum. – Tu entends, maître cook ?

Un quart d’heure après, tout le monde était à table et mangeait d’aussi bon appétit que si, pour la plupart des convives, ce repas, comme celui de Léonidas, ne dût pas être le dernier.

Le dîner fut charmant ; il rappela au Parisien les plus joyeuses heures de son enfance, et ce fut au nom de la société et avec la permission du capitaine, qu’il pria son camarade, le matelot Pierre Berthaut, surnommé Monte-Hauban, de chanter une de ces caractéristiques chansons maritimes qu’il chantait si bien, et qui, comme le Ça ira terrestre, tenait le milieu entre la Marseillaise et la Carmagnole.

Pierre Berthaut, dit Monte-Hauban, se leva, sans se faire prier le moins du monde, et entonna, d’une voix sonore comme une trompette, cette chanson à la fois folle et terrible dont nous regrettons de ne pas savoir l’air et de ne pouvoir donner les paroles.

Disons, toutefois, pour être vrai, que, quelque plaisir qu’éprouvât l’équipage en général et le Parisien en particulier à l’audition de ce chant pittoresque, l’impatience se montra telle, que le capitaine Pierre Herbel fut obligé d’imposer silence à ses hommes pour que le virtuose pût chanter le huitième couplet.

On se rappelle que Pierre Berthaut était le favori du capitaine : le capitaine ne voulait donc pas qu’on lui fît l’impolitesse de l’interrompre.

Pierre Berthaut, grâce à cette protection, chanta non seulement son huitième, mais encore son neuvième et son dixième couplet.

C’était là que s’arrêtait la chanson.

– C’est tout, capitaine, dit le chanteur.

– Est-ce bien tout ? demanda Pierre Herbel.

– Parfaitement tout.

– C’est qu’il ne faudrait pas te gêner, s’il y en avait d’autres, dit le capitaine, nous avons le temps.

– Il n’y en a pas d’autres.

Le capitaine regarda autour de lui.

– Où est donc le Parisien ? demanda-t-il à haute voix. Hé ! Parisien !

– Ici, capitaine, à mon poste, sur les barres de perroquet.

En effet, la chanson finie, le Parisien, avec l’agilité d’un singe, avait regagné ce qu’il appelait son poste.

– Où en étions-nous de notre inspection, Parisien ? demanda le capitaine, quand nous l’avons interrompue pour faire un bon dîner, ma foi !

– Mais, capitaine, j’avais l’honneur de vous dire que le brick avait une allure toute militaire et sentait son goddam d’une lieue.

– Que vois-tu de plus ?

– Rien ; il est toujours à la même distance. Mais, si j’avais une lunette...

Le capitaine mit sa propre lunette aux mains d’un mousse, et, en lui donnant un coup de pied au derrière pour lui imprimer de l’élan :

– Va porter cela au Parisien, Casse-Noisette, dit-il.

Casse-Noisette s’élança dans les haubans.

Si le Parisien avait monté avec l’agilité d’un singe, Casse-Noisette, il faut lui rendre cette justice, montait avec la rapidité d’un écureuil. Il arriva jusqu’à la vigie et lui remit l’instrument demandé.

– Est-ce que vous me permettez de rester près de vous, monsieur le Parisien ? demanda le mousse.

– Le capitaine te l’a-t-il défendu ? demanda le Parisien.

– Non, dit l’enfant.

– Alors tout ce qui n’est pas défendu est permis ; reste.

L’enfant se mit sur le bout de la vergue comme un groom se met en croupe derrière un écuyer.

– Eh bien, demanda le capitaine, cela t’éclaircit-il la vue ?

– C’est-à-dire, capitaine, que je le vois comme si j’étais dessus.

– Une ou deux rangées de dents ?

– Une ; mais belle mâchoire, ma foi !

– Combien de dents ?

– Trente-six.

– Diable ! dix de plus que nous.

On se rappelle que la Belle-Thérèse portait vingt-quatre canons, plus deux à sa poupe, ce qui faisait vingt-six ; seulement, les deux de la poupe étaient ceux que le capitaine appelait ses surprises, attendu qu’ils étaient d’un calibre double des autres.

Aussi, quand un brick qui portait du vingt-quatre, par exemple, après avoir bien examiné la Belle-Thérèse à bâbord et à tribord, avait reconnu qu’elle ne portait que du dix-huit, le brick, plein de confiance, se mettait à sa poursuite ; la Belle-Thérèse prenait chasse, et, comme le capitaine connaissait, à une toise près, la portée d’un boulet, il laissait le brick ennemi s’avancer à belle portée de ses pièces de proue ; puis alors, tout en courant devant le vent et devant le brick, il commençait ce qu’il appelait son jeu de quilles.

Or, comme Pierre Berthaut était un excellent pointeur, c’était lui qui était tout particulièrement chargé de pointer les deux pièces de trente-six, et, comme, tandis qu’il pointait l’une, on rechargeait l’autre, le capitaine Herbel avait le plaisir de voir, du capot du gaillard d’arrière, les boulets se succéder sans interruption sur le pont, dans les voiles ou dans la membrure du bâtiment ennemi, selon qu’il lui plaisait de dire : « Plus haut, Pierre ! » ou : « Plus bas, Pierre ! »

– Vous entendez ? dit le capitaine aux marins.

– Quoi, capitaine ?

– Ce que dit le Parisien.

– Que dit-il, capitaine ?

– Il dit que l’Anglais a dix dents de plus que nous.

– Et nos deux crocs, capitaine, est-ce que vous les comptez pour rien ? dit Pierre Berthaut.

– Alors, mes enfants, vous êtes donc d’avis de ne pas nous occuper de ces dix dents-là ?

– Ni des autres, dit Pierre Berthaut ; nous nous en soucions comme de ça.

Et le marin fit claquer son pouce contre son médium.

– C’est égal ; avant tout, dit le capitaine, sachons à qui nous avons affaire.

Puis, revenant au Parisien :

– Hé ! Parisien ! dit-il, toi qui connais les bâtiments de tous ces chiens d’hérétiques comme si tu les avais tenus sur les fonts de baptême, peux-tu me dire le nom de celui-là ?

Le Parisien porta la lunette à son œil, examina le brick avec une attention qui prouvait combien son désir était grand de répondre à la confiance de son capitaine ; puis, faisant rentrer, comme s’il n’avait plus rien à voir, les trois canons de la lunette les uns dans les autres :

– Capitaine, dit-il, c’est la Calypso.

– Bravo ! fit Pierre Herbel. Eh bien, mes enfants, nous allons la consoler du départ d’Ulysse.

L’équipage, en les prenant à la lettre, ne savait pas trop ce que voulaient dire ces paroles ; mais il comprenait que c’était quelqu’une de ces plaisanteries sauvages comme avait l’habitude d’en faire Pierre Herbel au moment d’en venir aux mains.

Il accueillit donc les paroles du capitaine par un hourra de la force de celui qui, poussé sur le forum romain, fît tomber de peur un corbeau qui passait.

Un autre que ce rude marin eût hésité longtemps avant de s’attaquer à un tiers plus fort que lui ; mais la supériorité du bâtiment ennemi donnait, au contraire, au capitaine Herbel cette satisfaction que tout homme de courage éprouve quand il rencontre un adversaire digne de lui.

Aussi, dès que le hourra se fut éteint, le capitaine, regardant avec satisfaction tous ces visages bronzés, tous ces yeux flamboyants, toutes ces dents étincelantes qui l’entouraient :

– Une dernière fois, dit-il à haute voix, vous êtes bien décidés ?

– Oui ! oui ! répondit l’équipage d’une seule voix.

– Vous vous défendrez jusqu’à la mort ?

– Jusqu’à la mort ! s’écria-t-on de toutes parts.

– Et même au-delà ! cria le Parisien de son enfléchure.

– Alors, mes enfants, allons-y de tout cœur. Que l’on genope{6} le pavillon tricolore à la tête du mât, et ne perdons pas de vue ce que va faire la Calypso.

On obéit au capitaine ; la flamme de guerre se déploya comme un arc-en-ciel, et tous les regards se tournèrent vers le brick ennemi.

À peine le pavillon de France flottait-il dans les airs, qu’acceptant le défi, le pavillon anglais se déployait à son tour ; seulement, le brick anglais assura le pavillon de la Grande-Bretagne par un coup de canon.

La Belle-Thérèse conservait toujours la bande qui cachait sa batterie, et gardait l’apparence modeste et inoffensive qui convient à un simple voyageuse du commerce.

– Maintenant que nous avons vu, dit Pierre Herbel, écoutons.

L’équipage de la Belle-Thérèse écouta, et, quoique l’on fût encore à une grande distance de la Calpyso, une brise de vent apporta le bruit du tambour que l’on battait sur le brick ennemi.

– Bon ! dit Pierre Herbel, on ne les accusera pas de cacher leurs intentions. Allons, mes enfants, faisons connaître les nôtres à maître John Bull{7}, et montrons-lui que, si nous n’avons pas comme lui des dents jusqu’au fond du gosier, nous n’en sommes cependant pas tout à fait dépourvus.

À peine cet ordre était-il donné, que la bande qui recouvrait la batterie de la Belle-Thérèse disparut comme par enchantement, et la Calypso put, à son tour, compter de chaque côté des flancs de la Belle-Thérèse douze sabords, par lesquels autant de pièces de dix-huit allongeaient voluptueusement leur cou.

Puis Casse-Noisette, qui joignait les fonctions importantes de fifre à celles de mousse, se laissa glisser de hune en hune et se trouva sur le pont en même temps que le tambour, les baguettes levées, n’attendant qu’un signe du capitaine pour tirer le premier accord de son mélodieux instrument.

Le capitaine fit ce signe.

Aussitôt, le branle-bas de combat retentit sur la Belle-Thérèse ; le tambour parcourut le pont dans toute sa longueur, entra par l’écoutille de derrière, et ressortit par celle de devant, toujours accompagné de Casse-Noisette, lequel avait trouvé moyen de faire accompagnement au branle-bas avec des variations sur l’air national Bon Voyage, monsieur du Mollet !

Les premiers sons du double instrument avaient produit un effet magique. En un instant, chacun fut au poste qu’il occupait en pareille circonstance, armé des armes qui étaient les siennes. Les gabiers de combat s’élancèrent dans les hunes avec leurs carabines ; les hommes armés de mousquets se rangèrent sur les gaillards et sur les passavants ; les espingoles furent montée sur leurs chandeliers, les canons démarrés et mis en batterie ; des provisions de grenades furent faites dans tous les endroits d’où on pouvait les faire pleuvoir sur le pont ennemi ; enfin, le maître de manœuvre fit bosser toutes les écoutes, établir des serpenteaux dans la mâture et hisser à leur place les grappins d’abordage.

Voilà ce qui se passait sur le pont.

Mais, sous le pont, c’est-à-dire dans l’intérieur du bâtiment, l’activité n’était pas moins grande.

Les soutes à poudres furent ouvertes, les fanaux des puits allumés, la barre de rechange disposée, enfin, les cloisons abattues.

Un groupe de fantaisistes se forma : c’étaient les plus grands et les plus vigoureux matelots de la Belle-Thérèse. Chacun avait pris l’arme de son choix : celui-ci une hachette, celui-là un harpon, celui-là une lance.

On eût dit un groupe de géants, chacun portant un échantillon d’une arme disparue, ayant servi dans les temps titaniques, mais ne servant plus depuis les jours fabuleux d’Antée, d’Encélade et de Géryon.

Le capitaine Herbel, les mains dans ses poches et en veste de velours, comme un bon bourgeois de Saint-Malo, se promenant sur la jetée le dimanche, passa l’inspection du bâtiment, adressant à chaque groupe de petits signes de contentement et faisant largesse d’une immense carotte de tabac dont le bout sortait de sa poche comme la tête d’une couleuvre qui se dresse.

Puis, quand l’inspection fut finie :

– Mes enfants, dit-il, vous savez qu’il est probable qu’un jour ou l’autre je me marierai ?

– Non, capitaine, répondirent les marins, nous ne savions pas cela.

– Eh bien, je vous en fais part.

– Merci, capitaine, dirent les matelots. Et à quand la noce ?

– Oh ! quant à ça, je n’en sais encore rien ; mais il y a une chose que je sais.

– Laquelle, capitaine ?

– C’est que, si je me marie, je ferai, bien certainement, un garçon à madame Herbel.

– Nous l’espérons bien, dirent en riant les matelots.

– Eh bien, je vous promets, mes fils, que le second qui sautera sur le pont de la Calypso sera le parrain de ce garçon-là.

– Et le premier ? demanda le Parisien.

– Le premier, répondit le capitaine, je lui fendrai la tête d’un coup de hache ; je n’entends pas qu’où je suis, personne passe avant moi. Et cela bien entendu, mes enfants, carguez la grande voile, la brigantine et le clinfoc ; sans quoi l’Anglais ne nous approchera jamais d’assez près pour que nous puissions entamer la conversation.

– Bon ! dit le Parisien, je vois bien que le capitaine veut jouer aux quilles. À ton poste, Pierre Berthaut !

Pierre Berthaut regarda le capitaine pour voir s’il devait prendre pour un ordre l’invitation du Parisien. Herbel fit un signe de tête.

– Dites donc, capitaine ? fit Pierre Berthaut.

– Eh bien, Pierre, demanda le capitaine, qu’y a-t-il ?

– Vous n’avez rien contre Loysa, n’est-ce pas ?

– Non, mon garçon ; pourquoi cela ?

– Parce que j’espère qu’à notre retour, non seulement elle sera ma femme, mais encore la marraine de votre garçon.

– Ambitieux ! dit le capitaine.

En un clin d’œil, les voiles désignées par le capitaine furent carguées, et Pierre Berthaut, à son poste, caressait ses deux pièces de trente-six comme un pacha eût fait de ses deux sultanes.