CCLXXII – Les cabinets particuliers.

 

Le dimanche où devait avoir lieu la première séance du portrait de la petite Abeille, Pétrus attendait dans l’atelier dès huit heures du matin, quoique ses visiteuses ne dussent arriver qu’à midi.

À dix heures, il fit demander au capitaine s’il voulait déjeuner avec lui.

Mais Jean lui annonça d’un petit air discret que le capitaine n’était pas rentré depuis la veille.

Pétrus éprouva un sentiment de bien-être à l’annonce de cette absence.

Il craignait que Régina ne rencontrât le capitaine.

Si des natures comme celle de Ludovic, comme celle de Jean Robert, comme la sienne même, éprouvaient parfois de la répugnance devant cet homme, qu’en serait-il donc de l’aristocratique organisation de Régina ?

Il lui semblait maintenant qu’il aimerait autant dire qu’il était ruiné et obligé de vendre ses meubles, que d’avouer qu’il avait chance de devenir quatre fois millionnaire en héritant de son parrain.

Aussi donna-t-il l’ordre à Jean, si le susdit parrain rentrait pendant que Régina serait dans son atelier, de dire au capitaine qu’il était en séance.

Ces précautions prises, il déjeuna les yeux fixés sur la pendule.

À onze heures, il fit sa palette le plus lentement possible.

À onze heures et demie, il se mit à tracer sa composition au crayon blanc sur la toile.

À midi, une voiture s’arrêta devant la porte.

Pétrus posa sa palette sur une chaise et courut au haut de l’escalier.

Dès le premier jour, le hasard le favorisait.

Régina accompagnait seule le petite Abeille.

Nous avons dit que Régina, pour le premier jour, avait choisi un dimanche.

La marquise de la Tournelle n’avait pas cru pouvoir se dispenser d’entendre la grand-messe à sa paroisse de Saint-Germain-des-Prés.

Régina, pour cette fois, était venue seule avec Abeille.

La petite Abeille courut à son ami Pétrus avec toute sorte de démonstrations d’amitié.

Il y avait fort longtemps qu’elle ne l’avait vu.

Régina tendit la main au peintre.

Pétrus prit cette main, écarta avec les lèvres la manche du gant, et, par l’ouverture, la baisa longuement, tendrement, avec ce murmure joyeux dont le bonheur est si grand, qu’il ne saurait demeurer muet.

Puis il leur montra les préparatifs faits.

Régina adopta complètement la disposition du tableau.

Quant à Abeille, elle fut enchantée des fleurs qui l’attendaient.

La veille, pour se les procurer, Pétrus avait dépouillé les serres du Luxembourg et du Jardin des Plantes.

On entra en séance.

Faire le portrait avait été une joie.

Faire celui d’Abeille fut un enivrement !

Pour le premier, Régina avait été le modèle.

Pour le second, elle était la conseillère.

Ce titre de conseillère lui donnait le droit de s’approcher de Pétrus, de s’appuyer sur son épaule, de disparaître avec lui derrière la toile.

Et alors, dans ces moments rapides comme l’éclair, mais brûlants comme lui, les cheveux de la jeune femme effleuraient le visage de Pétrus ; ses yeux lui racontaient toutes les féeries de l’amour ; ses lèvres le caressaient de ce souffle qui, mourant, l’eût rendu à la vie, qui, vivant, le transportait au ciel.

Puis, le conseil donné, Pétrus reprenait son travail d’une main tremblante et en regardant Régina.

Mais qu’avait-il besoin de voir Abeille ? n’eût-il pas fait le portrait de la petite fille les yeux fermés ?

Puis il fallait bien dire quelque chose, non pas que les jeunes gens en comprissent la nécessité : il leur eût suffi de se regarder et de sourire éternellement ; leurs regards et leurs sourires en disaient bien plus que leurs paroles.

Cependant il fallait parler.

Alors Pétrus raconta la disparition de Rose-de-Noël, le désespoir de Ludovic, la promesse de Salvator de la retrouver, le serment étrange fait par Ludovic de l’épouser, fût-elle riche !

À son tour, Régina raconta que Carmélite s’était fait entendre chez elle à M. Sosthène de la Rochefoucault, y avait eu un succès d’enthousiasme, et avait obtenu son ordre de début à l’Opéra.

Puis Pétrus demanda des nouvelles de madame de Marande.

Madame de Marande était toujours la plus heureuse femme de la terre.

Il est vrai que M. de Marande faisait toute sorte de folies pour une nouvelle maîtresse ; mais il était en même temps si plein d’égards pour sa femme, il la laissait si parfaitement libre de ses actions, que, dans la situation de cœur et d’esprit où se trouvait madame de Marande, elle ne pouvait lui en avoir qu’une profonde reconnaissance.

Au reste, les affaires pécuniaires et politiques du banquier marchaient à merveille : il allait partir pour Londres afin de contracter pour l’Espagne un emprunt de soixante millions, et il était évident qu’au premier retour que ferait le roi vers l’opinion libérale, il serait nommé ministre.

Puis Régina demandait des nouvelles de Fragola.

Elle voyait rarement la jeune fille ; comme le fruit dont elle portait le nom se cache sous l’herbe, de même Fragola semblait se cacher dans son bonheur. Pour la voir, il fallait que Régina allât la trouver chez elle. Mais aussi, quand elle y allait, elle en revenait le cœur tranquille et le visage souriant, comme une ondine qui vient de se mirer dans un lac, comme un ange qui vient de se mirer dans le ciel.

Pétrus, par Salvator, en avait de fréquentes nouvelles.

Il n’était donc pas étonnant que ce fût Régina qui s’informât de Fragola à Pétrus.

On comprend avec quelle rapidité passait le temps dans cette douce occupation.

Peindre un ravissant visage d’enfant, regarder un ravissant visage de jeune femme, échanger avec l’enfant des sourires, avec la jeune femme des regards, des paroles, presque des baisers !

La pendule, en sonnant, attira l’attention de Régina.

– Quatre heure ! s’écria-t-elle.

Les jeunes gens se regardèrent.

À peine leur semblait-il qu’ils fussent l’un près de l’autre depuis vingt minutes.

Il fallut se séparer.

Mais il y avait séance pour le surlendemain, et, dans la soirée du lundi au mardi, c’est-à-dire du lendemain au surlendemain, Régina croyait pouvoir donner à Pétrus une heure dans la serre du boulevard des Invalides.

Régina sortit avec la petite Abeille.

Pétrus les regarda, penché sur l’escalier, jusqu’à ce qu’elles eussent disparu sous la grande porte.

Puis il courut à la fenêtre pour les voir encore une fois au moment où elles montaient en voiture.

Enfin il suivit la voiture des yeux tant qu’il put la voir.

Alors il referma la porte et la croisée de l’atelier, comme s’il eût craint que le parfum de la visite charmante ne s’évaporât.

Il toucha tous les objets qu’avait touchés Régina, et, retrouvant son mouchoir de batiste garni de point de Bruxelles, son mouchoir qu’elle avait laissé par oubli ou à dessein peut-être, il le prit à deux mains et y plongea son visage pour en respirer le parfum.

Il était tout entier absorbé dans ce doux rêve, lorsque le capitaine entra brusquement et avec de grands éclats de joie.

Il avait enfin trouvé dans la nouvelle Athènes une maison qui lui convenait.

Le lendemain du surlendemain, on en passait l’acte de vente chez le notaire, et, la semaine suivante, on pendait la crémaillère.

Pétrus fit au capitaine ses compliments bien sincères.

– Ah ! garçon, dit le marin, il paraît que tu es content de me voir déménager ?

– Moi ? dit Pétrus. Tout au contraire, et la preuve, c’est que vous pouvez conserver votre appartement en garni chez moi, à titre de maison de campagne.

– Ma foi, je ne dis pas non, fit le capitaine ; mais à condition que je te paierai loyer et que je fixerai moi-même le prix de ce loyer.

L’arrangement fut accepté de part et d’autre.

Les trois amis avaient rendez-vous ensemble pour dîner.

Jean Robert et Ludovic arrivèrent à cinq heures.

Ludovic était fort triste ; on n’avait aucune nouvelle positive de Rose-de-Noël ; Salvator n’avait reparu chez lui qu’à de rares et rapides instants pour donner de ses nouvelles à Fragola, qui ne l’attendait que le lendemain au soir ou le surlendemain au matin.

Pour distraire Ludovic, à la peine duquel le capitaine paraissait prendre le plus vif intérêt, il fut résolu que l’on irait dîner chez Legriel, à Saint-Cloud.

Ludovic et Pétrus iraient dans le coupé ; Jean Robert et le capitaine à cheval.

À six heures, on se mit en route ; à sept heures moins un quart, les quatre compagnons étaient installés dans un cabinet chez Legriel.

Il y avait nombreuse et joyeuse compagnie dans le restaurant ; le cabinet attenant au leur, surtout, laissait déborder les paroles bruyantes et les rires étincelants.

D’abord les nouveaux venus n’y firent point attention.

Ils avaient faim, et le bruit des cuillers et des assiettes couvrait presque le bruit des voix et des rires.

Mais bientôt Ludovic écouta plus attentivement.

C’était, par conséquent, le plus triste et le moins distrait des trois.

Il sourit faiblement.

– Bon ! dit-il, voilà une voix, je pourrais même dire voilà deux voix que je connais !

– Est-ce que ce serait la voix de la charmante Rose-de-Noël ? demanda le capitaine.

– Non, par malheur, répondit Ludovic avec un soupir ; c’est une voix plus joyeuse, mais moins pure.

– Et quelle voix est-ce donc ? demanda Pétrus.

Un éclat de rire qui parcourut tous les tons de la gamme fit irruption d’un cabinet dans l’autre.

Il est vrai que tous ces cabinets qui, en cas de grande réunion, étaient destinés à former une seule chambre, n’étaient séparés que par des panneaux couverts de papier collé sur toile.

– Dans tous les cas, le rire est franc, dit Jean Robert ; j’en répondrais.

– Oh ! tu peux en répondre, cher ami ; car les deux femmes qui sont dans le cabinet voisin, c’est la princesse de Vanves et la comtesse du Battoir.

– Chante-Lilas ? dirent ensemble les voix des deux amis.

– Chante-Lilas elle-même. Écoutez plutôt.

– Messieurs, dit Jean Robert, qui paraissait légèrement embarrassé, nous est-il bien permis d’écouter ce qui se dit dans la chambre voisine ?

– Pardieu ! dit Pétrus, du moment où on le dit assez haut pour que nous l’entendions, c’est que ceux qui parlent n’ont pas de secrets.

– Parfaitement jugé, mon filleul, dit Pierre Berthaut, et j’ai là-dessus une théorie exactement semblable à la tienne. Seulement, avec la voix des deux femmes, j’ai cru entendre une voix d’homme.

– Vous n’êtes pas sans savoir, mon cher capitaine, dit Jean Robert, que toute voix a son écho ; seulement, en général, l’écho de la voix d’une femme est une voix d’homme, tandis que l’écho de la voix d’un homme est une voix de femme.

– Puisque tu es si habile à reconnaître les voix, dit Pétrus à Ludovic, sais-tu quelle est celle de l’homme ?

– Il me semble, dit Ludovic, que je pourrais nommer le cavalier sans plus me tromper que quand j’ai nommé les femmes, et vous-mêmes, si vous vouliez bien écouter, je crois que vous ne conserveriez pas plus de doute que moi.

Les jeunes gens écoutèrent.

– Laisse-moi te donner le démenti le plus poli qu’il soit possible de faire, princesse, dit la voix.

– Mais quand je te jure que c’est la vérité pure, la vérité du bon Dieu !

– Que m’importe que ce soit la vérité, si la vérité est invraisemblable ! Dis-moi un mensonge croyable, et je te croirai.

– Demande plutôt à Pâquerette, et tu verras.

– Oh ! la bonne caution ! Sophie Arnould qui répond de madame du Barry ! la comtesse du Battoir qui répond de la princesse de Vanves ! Pâquerette, de Chante-Lilas !

– Vous entendez ? dit Ludovic.

– Nous tirons donc toujours des pétards, monsieur Camille ? dit Chante-Lilas.

– Plus que jamais, princesse ! et, cette fois-ci, j’ai une raison : c’est en l’honneur de votre hôtel de la rue de la Bruyère, de vos quatre chevaux alezan brûlé et de vos deux jockeys cerise, le tout donné gratuitement.

– Ne m’en parle pas, je crois qu’il cherche des rosières et que son intention est de me faire couronner.

– Mais non, il te réserve peut-être pour le mariage.

– Imbécile ! puisqu’il est marié.

– Fi ! princesse ! vivre avec un homme marié ! c’est bien immoral.

– Bon ! qu’est-ce que vous êtes donc, vous ?

– Oh ! moi, je le suis si peu ! et puis je ne vis pas avec toi.

– Non, vous dînez avec moi, voilà tout. Oh ! monsieur Camille, vous eussiez mieux fait d’épouser la pauvre Carmélite, ou plutôt de lui écrire à temps que vous ne l’aimiez plus ; elle aurait épousé M. Colomban et ne serait pas vêtue de deuil comme elle est aujourd’hui.

Et Chante-Lilas poussa un profond soupir.

– Et qui diable voulais-tu qui se doutât de cela ? répondit l’insoucieux Créole ; on fait la cour à une femme, on est son amant, on n’est pas obligé de l’épouser pour cela.

– Les monstres ! fit la comtesse du Battoir.

– Je n’avais pas pris Carmélite de force, continua le jeune homme, pas plus que toi, Chante-Lilas ; voyons, sois franche, t’ai-je prise de force ?

– Oh ! monsieur Camille, ne nous comparez pas l’une à l’autre : mademoiselle Carmélite est une honnête fille.

– Eh bien, et toi donc ?

– Oh ! moi, je ne suis qu’une bonne fille.

– Oui, tu as raison, une bonne, une excellente fille.

– Et encore, si je n’étais pas tombée de mon âne et si je n’étais pas restée évanouie sur le gazon, ça ne se serait point passé comme cela.

– Et avec ton banquier ?

– Mais, avec mon banquier, puisque ça ne s’est pas passé du tout.

– Allons ! tu y tiens... Tu sais que Salomon dit qu’il y a trois choses en ce monde qui ne laissent pas de traces : le passage de l’oiseau dans l’air, le passage du serpent sur la pierre, et... le...

– Je sais, interrompit Chante-Lilas, qu’avec tout votre esprit vous êtes un sot, monsieur Camille de Rozan, et que j’aime deux fois mieux mon banquier, quoiqu’il m’ait donné cent mille francs, que vous qui ne m’avez rien donné du tout.

– Comment ! je ne t’ai rien donné du tout, ingrate ?... Et mon cœur, pour quoi donc le comptes-tu ?

– Oh ! votre cœur, dit Chante-Lilas en se levant et en repoussant sa chaise, c’est comme le poulet de carton que j’ai vu servir l’autre jour au théâtre de la Porte-Saint-Martin : on le sert à toutes les représentations et personne ne l’entame jamais. Voyons, demandez si ma voiture est prête.

Camille sonna.

Le garçon accourut.

– L’addition d’abord, fit le Créole, et ensuite demandez si la voiture de madame la princesse est prête.

– Elle attend à la porte.

– Me reconduis-tu à Paris, princesse ?

– Pourquoi pas ?

– Et bon banquier ?

– Mon banquier me donne toute liberté ; d’ailleurs, à cette heure-ci, il doit être en route pour l’Angleterre.

– Alors tu profiteras de cela pour me montrer ton hôtel de la rue de la Bruyère.

– Avec plaisir.

– Eh bien, comtesse du Battoir, dit Camille, j’espère que voilà une chance qui doit te donner bon espoir.

– Ah ! ouiche ! fit Pâquerette, est-ce qu’il y a deux Marande au monde !

– Comment ! s’écrièrent ensemble Pétrus et Ludovic, c’est M. de Marande qui fait ces folies-là pour la princesse de Vanves ! Est-ce vrai, Jean Robert ?

– Ma foi ! dit Jean Robert en riant, je ne voulais pas vous le nommer ; mais, puisque Pâquerette en a fait l’indiscrétion, je dois dire que j’ai entendu raconter la chose par quelqu’un qui doit être parfaitement informé.

En ce moment, la princesse de Vanves, en toilette ébouriffante, passa devant la fenêtre du cabinet, donnant le bras à Camille de Rozan et suivie par Pâquerette, le chemin n’étant point assez large pour donner passage à la fois aux robes bouffantes des deux femmes.