CCLIV – Rue Laffitte.

 

Suivons chacun de nos héros ; ce sera peut-être le moyen de faire faire à notre histoire quelques pas en avant.

Selon l’ordre hiérarchique, nous commencerons par Jean Robert.

Il y a loin de la rue de l’Ouest à la rue Laffitte ; aussi Jean Robert prit-il, rue de Vaugirard, un cabriolet qu’il rencontra s’en retournant à vide à la barrière du Maine ; puis il traversa tout Paris, à peu près. Vers la fin de 1827, Paris finissait à la Nouvelle-Athènes, et la Nouvelle-Athènes commençait rue Saint-Lazare.

Au tiers de la rue, Jean Robert fit arrêter le cocher.

Le cocher lui avait inutilement demandé le numéro.

– Je vous arrêterai, avait répondu Jean Robert.

Le quart après minuit sonnait à l’église Notre-Dame-de-Lorette, que l’on venait d’achever.

Jean Robert paya son cocher en poète satisfait et en amoureux content ; puis il se glissa contre les murailles, enveloppé dans son manteau. – À cette époque, les jeunes gens, comme ces portraits-frontispices de Byron, de Chateaubriand et de M. d’Arlincourt, portaient encore des manteaux.

Arrivé au numéro 24, Jean Robert s’arrêta. La rue était déserte ; il tira, près de la sonnette visible, un petit bouton presque invisible et attendit. Le concierge ne tira point le cordon, mais vint ouvrir lui-même.

– Nathalie ? dit à demi-voix Jean Robert en glissant une pièce d’or dans la main de l’aristocrate concierge pour l’indemniser de son dérangement nocturne.

Le concierge fit un signe d’intelligence, rentra avec Jean Robert dans la loge, et ouvrir une porte qui donnait sur un escalier de service.

Jean Robert s’y élança.

Le concierge ferma la porte derrière lui.

Puis, regardant la pièce d’or :

– Peste ! dit-il, mademoiselle Nathalie m’a l’air d’avoir fait là une bonne affaire ; cela ne m’étonne plus qu’elle soit si élégante !

Quant à Jean Robert, il monta l’escalier avec une rapidité indiquant à la fois sa connaissance des localités et son désir d’arriver au troisième étage, qui semblait être le but de son excursion nocturne.

Cela était d’autant plus probable, qu’une figure, à moitié perdue dans l’obscurité, paraissait attendre son arrivée.

– C’est toi, Nathalie ? dit le jeune homme.

– Oui, monsieur, répondit une soubrette dont la tenue irréprochable justifiait pleinement ce que venait d’en dire le concierge.

– Ta maîtresse ?

– Elle est prévenue.

– Pourra-t-elle me recevoir ?

– Je l’espère.

– Informe-toi, Nathalie, informe-toi.

– Monsieur veut-il, en attendant, entrer dans le pigeonnier ? demanda en souriant la moderne Marton.

– Où tu voudras, Nathalie ; où tu voudras, mon enfant, pourvu que, où je rentrerai, je ne reste pas longtemps seul.

– Oh ! quant à cela, soyez tranquille, vous pouvez vous vanter qu’on vous aime.

– Vrai, Nathalie, on m’aime ?

– Dame ! vous le méritez bien aussi.

– Flatteuse !

– Un homme dont on parle dans les journaux !

– Eh bien, mais est-ce qu’on ne parle aussi de M. de Marande dans les journaux ?

– Oui ; mais, lui, ce n’est pas la même chose.

– Bon !

– Ce n’est pas un poète.

– Non ; mais, en revanche, c’est un banquier. Ah ! Nathalie, entre un banquier et un poète, crois-moi, il y a peu de femmes qui choisiraient le poète...

– Cependant, ma maîtresse...

– Ta maîtresse, Nathalie, n’est point une femme, c’est un ange.

– Et moi, que suis-je ?

– Une abominable bavarde qui me fait perdre tout mon temps.

– Entrez, dit la soubrette ; on va tâcher de rattraper le temps perdu.

Et elle poussa Jean Robert dans ce que le jeune homme appelait le pigeonnier.

C’était une charmante petite pièce toute tendue en perse, ainsi que le cabinet de toilette qui y attenait ; les sofas, les coussins, les rideaux, le lit, tout était en perse. Une veilleuse suspendue au plafond dans une lampe de verre de Bohême rose éclairait cette petite tente, qui semblait celle que les sylphes et les ondins dressent pour la reine des fées, lorsque celle-ci voyage dans ses États.

Et, en effet, lorsque madame de Marande ne pouvait pas recevoir Jean Robert chez elle, c’était là qu’elle venait passer une heure avec lui ; elle avait fait arranger cette petite pièce elle-même et à son goût, dans ce but et à cette intention.

Seulement, comme elle était située sous les tuiles, la jeune femme, ainsi que Jean Robert, l’appelait le pigeonnier.

Et la petite pièce méritait son titre, non seulement parce qu’elle était située au troisième étage, mais aussi parce qu’on s’y aimait tendrement.

Tout le monde, excepté madame de Marande, Jean Robert, Nathalie et le tapissier qui l’avait arrangée, ignorait l’existence de cette coque de papillon.

C’était là qu’étaient renfermés, cachés dans cette cachette, tous ces mille souvenirs qui font la richesse des amours réels : les boucles de cheveux coupées, les rubans tombés des cheveux et portés sur le cœur, les bouquets de violette de Parme fanés, et jusqu’aux cailloux veinés ramassés sur les plages marines où les deux amants s’étaient rencontrés pour la première fois et avaient erré ensemble ; c’était là qu’étaient enfermées – bien le plus précieux de tous ! – ces lettres à l’aide desquelles, depuis le premier jour où ils s’étaient dit qu’ils s’aimaient, ils pouvaient remonter le cours de leur vie flot par flot, arbre par arbre, fleur par fleur ; ces lettres, qui sont presque toujours une catastrophe dans les amours, et que, néanmoins, l’on ne peut pas s’empêcher de s’écrire, et que, néanmoins, l’on n’a pas le courage de brûler ; et, cependant, on pourrait les brûler et en garder les cendres ; mais les cendres, c’est l’image de la mort et l’emblème du néant.

Il y avait là, sur la cheminée, le petit portefeuille où tous deux avaient écrit une même date, celle du 7 mars ; il y avait, aux deux côtés de la glace de cette cheminée, deux petits tableaux de fleurs peints par madame de Marande, du temps où elle était encore jeune fille ; il y avait – relique étrange à laquelle, avec la superstition des poètes, Jean Robert avait la foi la plus complète –, il y avait, suspendu à la glace de la cheminée, le chapelet d’ivoire avec lequel Lydie avait fait sa première communion ; il y avait tout ce qui, dans une chambre destinée non seulement à la réunion et au bonheur, mais aussi à l’attente et à la rêverie, il y avait tout ce qui peut faire supporter l’attente, tout ce qui peut doubler le bonheur.

Au reste, il va sans dire que ce n’était jamais que Jean Robert qui attendait.

D’abord, il s’était complètement refusé à user de cette chambre, empruntée à l’hôtel de Marande. Il avait, avec un sentiment de délicatesse partant de certaines âmes d’élite, exprimé cette répugnance à Lydie.

Mais Lydie lui avait répondu :

– Rapportez-vous-en à moi, mon ami, et ne cherchez point à être plus délicat que je ne suis délicate moi-même ; ce que je vous propose, croyez-moi, je puis vous le proposer, c’est mon droit.

Et Jean Robert avait voulu se faire donner des explications sur ce droit ; mais Lydie l’avait arrêté tout court.

– Rapportez-vous-en à ma susceptibilité, avait-elle dit, mais ne m’en demandez pas davantage ; car vous me demandez de vous révéler un secret qui n’est pas le mien.

Et Jean Robert, qui, au bout du compte, était amoureux comme un fou, avait fermé les yeux et s’était laissé conduire par la main dans le petit pigeonnier de la rue Laffitte.

C’était là qu’il avait passé les plus douces heures de sa vie.

Là, nous l’avons dit, tout était doux, même l’attente.

Cette nuit comme les autres, il était dans cette disposition d’esprit et de cœur, pleine de charme et de tendresse, attendant la délicieuse créature qu’il adorait. Il baisait avec la religion du cœur le chapelet d’ivoire qui avait reposé sur le cou de Lydie enfant, quand il entendit le frôlement d’un peignoir et le pas de quelqu’un qui approchait.

Il reconnut ces deux bruits, et, sans lever ses lèvres du chapelet, il se contenta de se tourner à demi vers la porte. Le baiser, commencé sur l’ivoire, s’acheva sur le front frissonnant de la jeune femme.

– Me suis-je fait attendre ? demanda-t-elle en souriant.

– Le temps que se serait fait attendre un oiseau, dit Jean Robert ; mais, vous le savez, la douleur, chère Lydie, se mesure, non point par sa durée, mais par son intensité.

– Et le bonheur ?

– Oh ! le bonheur ne se mesure pas, lui.

– Voilà donc pourquoi il dure moins longtemps que la douleur ? Allons, venez, monsieur le poète ! on a des compliments à vous faire.

– Eh bien, mais... demanda Jean Robert, qui éprouvait pour descendre chez madame de Marande, la même répugnance qu’il avait éprouvée d’abord à monter au pigeonnier – pourquoi pas ici ?

– Parce que j’ai voulu que, pour vous, la journée finît comme elle avait commencé : entre vos deux adorations, les fleurs et les parfums.

– Ô ma belle Lydie ! dit le jeune homme en regardant amoureusement la jeune femme, n’êtes-vous donc pas un parfum et une fleur ? et, pour trouver mes deux adorations, comme vous dites, ai-je donc besoin d’aller autre part qu’où vous êtes ?

– Vous avez besoin de m’obéir en tout point ; or, ce soir, j’ai décidé que ce serait chez moi qu’on vous couronnerait de lauriers ; poète, venez-donc, ou pas de couronne.

Jean Robert dégagea doucement sa main de la main de la belle magicienne, et il s’en alla à la fenêtre, dont il tira doucement le rideau.

– Mais, dit-il, M. de Marande est chez lui ?

– Est-il chez lui ? demanda insoucieusement Lydie.

– Parfaitement, dit Jean Robert.

– Ah ! fit la jeune femme.

– Eh bien ?

– Eh bien, je vous attends... Ah ! vous ne venez pas comme un oiseau, vous, et il ne suffit pas de vous faire signe.

– Lydie, parfois, je vous jure que vous m’effrayez.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne vous comprends plus.

– Oui, n’est-ce pas ? et que vous vous dites : « Mais, en vérité, cette petite madame de Marande est donc ?... »

– N’achevez pas, Lydie ; je sais que vous êtes non seulement une adorable femme, mais encore un cœur honnête, une âme délicate.

– Seulement, vous doutez... Monsieur Jean Robert, voulez-vous, oui ou non, me suivre dans mon appartement ? C’est mon droit de vous y conduire.

– Et votre droit est un secret qui ne vous appartient pas ?

– Non.

– Heureusement que, comme tout secret, il est permis de le deviner !

– Pourvu que je ne vous y aide en aucune façon, ma conscience est en repos. Cherchez...

– Je crois que j’ai trouvé, Lydie.

– Bah ! fit la jeune femme en ouvrant ses grands yeux, où il y avait encore plus de doute que d’étonnement.

– Oui.

– Eh bien, voyons.

– Si j’ai rencontré juste, me direz-vous : « C’est cela ? »

– Allez toujours.

– Eh bien, j’ai croisé hier votre mari dans l’allée qui conduit à la Muette.

– À cheval ou en calèche ?

– À cheval.

– Seul ?

– Dois-je vous répondre franchement ?

– Oh ! faites, cher ; je ne suis pas jalouse.

Et madame de Marande jeta hors de ses lèvres cette affirmation avec tant de franchise, qu’il était facile de voir qu’elle disait toute la vérité.

– Eh bien, non, il n’était pas seul : il servait de cavalier à une charmante amazone.

– Ah ! vraiment ?

– Est-ce que je vous apprends quelque chose de nouveau ?

– Non ; mais je ne vois pas venir le secret dans tout cela.

– Eh bien, alors, j’ai pensé que, puisque M. de Marande ne se faisait pas scrupule d’aller au bois avec une autre que sa femme, de là le droit que vous vous croyez.

– Je ne vous ai pas dit que je me croyais un droit, je vous ai dit que je l’avais.

– Je n’ai donc pas deviné ?

– Non.

– Maintenant, Lydie, laissez-moi vous faire une question.

– Faites.

– Y répondrez-vous ?

– C’est selon.

– Comment se fait-il que M. de Marande, ayant pour femme une adorable créature comme vous, au lieu d’être l’amant de toutes les femmes...

– Eh bien ?

– Ne soit pas le mari de la sienne ?

– Voilà justement le secret que je ne puis pas vous dire, cher poète.

– Pourquoi ?

– Je vous le répète, parce que ce n’est point mon secret.

– Mais le secret de qui est-ce donc ?

– C’est le secret de M. de Marande... Venez !

Et Jean Robert, ne trouvant plus d’objections à faire, se laissa guider par sa belle Ariane à travers les détours du labyrinthe de l’hôtel de la rue Laffitte.

– Allons, murmura-t-il en la suivant, il paraît que, dans ce labyrinthe-là, au moins, il n’y a pas de Minotaure !