Le nom du frère du général Herbel, du père de Pétrus, est déjà plus d’une fois revenu dans ce récit ; mais le nombre de nos personnages est si grand, et nos faits sont si nombreux et si profondément enchevêtrés les uns dans les autres, que, pour plus de carté, nous préférons – au lieu de poser, selon les règles de l’art dramatique, nos personnages dès les premières scènes –, nous préférons, afin de ne pas compliquer l’intrigue, peindre le physique et le moral de ces personnages au moment même où ils apparaissent au lecteur pour prendre une part active à notre action.
Comme on le voit, le père de Pétrus vient d’enfoncer la porte de l’atelier de son fils et de faire apparition dans notre livre. Or, ce nouveau venu va jouer, et a déjà joué même, dans l’existence de son fils, un rôle assez important pour que, dans l’intérêt des scènes qui vont suivre, nous nous croyions obligé de dire quelques mots sur ses antécédents, que lui reprochait si amèrement son frère.
Que notre lecteur se rassure : ce n’est point un nouveau roman que nous entreprenons, et nous serons aussi bref que possible.
Christian-Pierre Herbel, vicomte de Courtenay, frère cadet du général, était né, comme lui, dans la patrie de Duguay-Trouin et de Surcouf ; il était né en 1770 à Saint-Malo, l’aire de tous ces aigles de mer qu’on désigne sous le nom générique de corsaires et qui ont été, sinon l’effroi, du moins le fléau des Anglais pendant six siècles, c’est-à-dire depuis Philippe Auguste jusqu’à la Restauration.
J’ignore s’il existe une histoire de la ville de Saint-Malo ; mais je sais que nulle ville maritime ne pourrait se vanter à meilleur droit qu’elle d’avoir mis au monde de plus loyaux enfants, d’avoir donné à la France de plus intrépides marins. Entre Duguay-Trouin et Surcouf, nous pouvons placer Christian le corsaire ou – si nous voulons, au lieu de son surnom de guerre, lui donner son nom de famille – Pierre Herbel, vicomte de Courtenay.
Pour le faire connaître, il nous suffira d’éclairer d’un rayon quelques-uns des premiers jours de sa jeunesse.
Dès 1786, c’est-à-dire âgé de seize ans à peine, Pierre Herbel faisait partie de l’équipage d’un corsaire sur lequel il s’était, deux ans auparavant, engagé comme volontaire.
Après avoir capturé six navires anglais dans une seule campagne, ce corsaire, armé à Saint-Malo, fut pris à son tour. Le navire capturé fut conduit dans la rade de Portsmouth, et l’équipage réparti sur les pontons.
Le jeune Herbel fut, avec cinq de ses compagnons, envoyé sur le ponton le Roi-Jacques. Il y resta un an, toujours avec ses cinq compagnons. On avait fabriqué dans l’entrepont une espèce de cabine infecte qui servait de prison aux six prisonniers ; ce cachot était aéré et éclairé en même temps par un sabord d’un pied de large et de six pouces de haut. C’était par cette ouverture que les malheureux voyaient le ciel.
Un soir, Herbel dit à ses compagnons, en baissant la voix :
– Est-ce que vous ne vous ennuyez pas ici ?
– Fastidieusement ! répondit un Parisien qui, de temps en temps, jetait un peu de gaieté dans la bande.
– Que risqueriez-vous bien pour vous en aller ? continua le jeune homme.
– Un bras, dit l’un.
– Une jambe, dit l’autre.
– Un œil, dit un troisième.
– Et toi, le Parisien ?
– La tête.
– À la bonne heure ! tu ne marchandes pas, et tu es mon homme.
– Comment, je suis ton homme ?
– Oui.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que je me sauve cette nuit, et que, comme tu mets le même enjeu que moi, nous nous sauverons ensemble.
– Ah ! voyons, pas de bêtises, dit le Parisien.
– Explique-toi, dirent les autres.
– Ce sera bientôt fait... J’ai assez de cette eau chaude qu’ils appellent du thé, de cette vache enragée qu’ils appellent du bœuf, de ce brouillard qu’ils appellent de l’air, de cette lune qu’ils appellent le soleil, de ce fromage à la crème qu’ils appellent la lune, et je pars.
– Comment pars-tu ?
– Vous n’avez pas besoin de le savoir, puisqu’il n’y a que le Parisien qui vienne avec moi.
– Et pourquoi cela, n’y a-t-il que le Parisien qui vienne avec toi ?
– Parce que je ne veux pas de gens qui marchandent quand il s’agit de la France.
– Eh ! morbleu ! nous ne marchandons pas.
– Alors, c’est autre chose. Vous êtes décidés, s’il le faut, à laisser votre vie dans l’entreprise que nous allons tenter ?
– Avons-nous une chance pour nous ?
– Nous en avons une.
– Et contre nous ?
– Neuf.
– Nous en sommes, alors ?
– En ce cas, tout va bien.
– Qu’avons-nous à faire ?
– Rien.
– Cependant...
– Vous avez à me regarder et à vous taire, voilà tout.
– C’est bien facile, dit le Parisien.
– Pas tant que tu crois, dit Herbel ; en attendant, silence !
Herbel, alors, détacha sa cravate de son cou et fit signe à son voisin de l’imiter ; puis tous les autres imitèrent le voisin.
– Bien ! dit Herbel.
Et, prenant les cravates les unes après les autres, il les noua bout à bout ; puis, quand elles furent nouées, il en passa l’extrémité par le sabord et la laissa pendre vers la mer comme il eût fait d’une ligne ; puis il la tira à lui.
L’extrémité n’était pas mouillée.
– Diable ! fit-il. Qui est-ce qui ne tient pas à sa chemise ?
Un des prisonniers ôta sa chemise et en déchira une bande. Herbel ajouta la bande aux cravates, noua un caillou à l’extrémité pour remplacer le plomb de sonde, et répéta la même opération. La ligne revint mouillée. Elle était donc assez longue pour atteindre la mer.
– Tout va bien, dit Herbel.
Et il rejeta la ligne.
La nuit était sombre, et il était impossible qu’on vît dans l’obscurité cette ligne qui pendait aux flancs du navire.
Les autres le regardaient faire avec inquiétude et le voulaient interroger ; mais lui leur répondait par un signe qui voulait dire : « Silence ! »
Une heure à peu près s’écoula.
On entendit le clocher de Portsmouth qui sonnait minuit.
Les prisonniers comptaient les coups avec anxiété.
– La douzaine y est, dit le Parisien.
– Minuit ! dirent les autres.
– C’est tard, n’est-ce pas ? demanda une voix.
– Il n’y a pas de temps de perdu, répondit Herbel. Silence !
Et tout rentra dans l’immobilité.
Au bout de quelques minutes, son visage s’éclaira.
– Ça mord, dit-il.
– Bon ! dit le Parisien ; rends la main.
Herbel agita doucement la ligne, comme il eût fait d’un cordon de sonnette.
– Ça mord-il toujours ? demanda le Parisien.
– Il est pris ! dit Herbel.
Et il tira doucement la ligne à lui, tandis que les prisonniers se dressaient sur la pointe du pied pour voir ce qu’il allait amener.
Il amena une petite lame d’acier fine comme un ressort de montre, aiguë comme une mâchoire de brochet.
– Je connais ce poisson-là, dit le Parisien : cela s’appelle une scie.
– Et tu sais à quelle sauce il se met, n’est-ce pas ? répondit Herbel.
– Parfaitement !
– Alors nous te laissons faire.
Herbel détacha la scie, et, cinq minutes après, l’instrument mordait sans bruit sur la carène du Roi-Jacques prolongeant le sabord de manière à en agrandir l’ouverture, au point qu’un homme pût y passer.
Pendant ce temps, le Parisien, dont l’esprit délié nouait aussi facilement les uns aux autres les fils d’une action que Pierre Herbel les deux bouts d’une cravate, le Parisien racontait tout bas aux autres comment Pierre Herbel s’était procuré l’instrument à l’aide duquel il opérait.
Trois jours auparavant, une amputation avait été pratiquée à bord du Roi-Jacques par un chirurgien français établi à Portsmouth. Quelques mots avaient été échangés entre Pierre Herbel et le chirurgien. Sans doute, Pierre Herbel avait demandé à son compatriote de lui procurer une scie ; le chirurgien la lui avait promise, et il avait tenu parole.
Lorsque le Parisien eut fini les suppositions, Pierre Herbel fit signe de la tête que tout ce qu’il avait supposé était la vérité. Un des côtés du sabord était scié, on passa à l’autre. Une heure sonna.
– Bon ! fit Pierre Herbel, nous avons encore cinq heures de nuit.
Et il se remit à la besogne avec une ardeur de bon augure pour le succès de l’entreprise.