CCXXXVIII Une évasion.

 

Au bout d’une heure, le travail était terminé, et le morceau de bois scié ne tenait plus qu’à un fil ; le moindre effort devait suffire pour le détacher.

Lorsqu’on en fut là, Pierre Herbel s’arrêta.

– Attention ! dit-il ; que chacun fasse un paquet de son pantalon et de sa chemise et le fixe sur ses épaules avec ses bretelles, à peu près comme un fantassin fixe son sac. Quant à la veste, nous nous en priverons, vu la couleur et la marque.

Les vestes des prisonniers étaient jaunes et marquées d’un T et d’un O. On obéit en silence.

– Maintenant, continua-t-il, voici six petits bâtons de différentes grandeurs ; celui qui amènera le plus grand se mettra à l’eau le premier, et ainsi de suite.

On tira au sort. Pierre Herbel devait sortir le premier et le Parisien le dernier.

– Nous y sommes, dirent les six matelots.

– D’abord, un serment.

– Lequel ?

– Il est possible que la sentinelle tire sur nous.

– C’est même probable, répondit le Parisien.

– Si personne n’est touché, tant mieux ; mais si quelqu’un est touché...

– Tant pis pour celui qui sera touché ! dit le Parisien ; mon père, qui était cuisinier, disait toujours que l’on ne faisait pas d’omelette sans casser des œufs.

– Ce n’est pas assez ; nous allons nous donner notre parole que celui qui sera touché ne poussera pas un cri, se séparera à l’instant de ses camarades, nagera à droite ou à gauche, et, quand il sera repris, donnera de faux renseignements.

– Foi de Français ! répondirent les cinq prisonniers en étendant la main.

– Eh bien, alors, à la garde de Dieu !

Pierre Herbel fit un effort, attira à lui la pièce de bois, qui, en cédant, donna une ouverture à travers laquelle pouvait passer le corps d’un homme. Puis, à l’aide de deux traits de scie tirés verticalement à trois lignes l’un de l’autre, il creusa une espèce de mortaise dans laquelle il passa l’extrémité de la corde, composée des cravates et des manches de chemise qui devaient servir à descendre les hommes jusqu’à la mer ; fit un nœud à l’extrémité de cette corde, de manière à ce que le nœud, ne pouvant passer par l’ouverture, présentât la résistance nécessaire au soutien du corps d’un homme ; ensuite passa à son cou une gourde de rhum, suspendue à un cordonnet ; puis, enfin, se fit lier autour du poignet gauche son couteau tout ouvert, et, ces préparatifs achevés, prenant la corde, se laissa glisser jusqu’à la mer, où il disparut pour ne reparaître qu’au-delà du cercle de lumière projeté par la lanterne qui brûlait sur la galerie extérieure où se promenait la sentinelle.

Enfant de l’Océan, Pierre Herbel, élevé au milieu des vagues comme un oiseau de tempête, était excellent nageur ; aussi traversa-t-il sans effort et en plongeant les quinze ou vingt brasses sur lesquelles s’étendait le rayon lumineux, puis il reparut dans l’obscurité. Seulement, au lieu de poursuivre son chemin, il s’arrêta et attendit ses compagnons.

Au bout d’un instant, la vague s’ouvrit à quelques pas de lui, et la tête d’un second prisonnier apparut à la surface de la mer ; puis celle d’un troisième, puis celle d’un quatrième.

Tout à coup une lumière éclaira la vague, une détonation retentit : la sentinelle venait de faire feu.

On n’entendit pas un cri, mais personne ne reparut ; seulement, presque immédiatement, le bruit d’un corps tombant à l’eau se fit entendre, et, au bout de trois secondes, la mer, s’ouvrant, laissa voir la figure fine et railleuse du Parisien.

– En avant ! dit-il, il n’y a pas de temps à perdre : c’est le numéro 5 qui en tient.

– Suivez-moi, dit Pierre Herbel, et tâchons de ne pas nous séparer.

À ces mots, les cinq fugitifs, conduits par Pierre Herbel, se dirigèrent, autant que la chose était possible, vers la pleine mer.

Derrière eux, à bord du ponton, se faisait un grand vacarme. Le coup de fusil de la sentinelle avait donné l’alarme ; cinq ou six coups de fusil furent tirés au hasard ; les fugitifs entendirent siffler les balles, mais aucun d’eux ne fut atteint.

Une barque fut mise à la mer avec la promptitude qui constitue cette sorte de manœuvre ; quatre rameurs s’y précipitèrent ; quatre soldats et un sergent descendirent après eux, fusils chargés, baïonnette au bout du fusil, et la barque se mit à la poursuite des fugitifs.

– Éparpillez-vous, si vous voulez, dit Herbel, et au petit bonheur !

– Bon ! répondit le Parisien, ce sera notre dernière ressource.

La barque bondissait sur les flots. Un marin, placé à l’avant, portait une torche qui jetait une lumière à distinguer un bar d’une dorade. Elle s’avançait droit à la poursuite des fugitifs.

Tout à coup, à la gauche de la barque, on entendit un cri. On eût dit la plainte d’un esprit de la mer. Les rameurs serrèrent, la barque s’arrêta.

– À l’aide ! au secours ! je me noie ! cria une voix avec l’accent de l’angoisse.

La barque tourna sur bâbord, et, changeant de direction, se dirigea du côté d’où venait la voix.

– Nous sommes sauvés, dit Herbel ; le brave Mathieu, se voyant blessé, a pris à gauche et les attire à lui.

– Vive le numéro 5 ! dit le Parisien ; une fois à terre, je promets de boire un fameux coup à sa santé.

– Plus un mot et avançons, dit Herbel ; chacun de nous va avoir besoin de toute son haleine, ne la prodiguons donc pas.

On continua d’avancer, Herbel faisant tête de colonne.

Après dix minutes de silence pendant lesquelles on pouvait estimer avoir fait un quart de mille :

– Ne vous semble-t-il pas, dit Herbel, que la mer devient plus difficile ? Est-ce que je me fatigue, ou aurions-nous dérivé à droite ?

– À gauche ! à gauche ! dit le Parisien ; nous sommes dans la vase.

– Qui m’aide ? dit un des nageurs. Je me sens pris.

– Donne-moi la main, camarade, dit Herbel ; que ceux qui peuvent nager encore nous tirent à eux.

Herbel se sentit pris par le poignet : une secousse violente le fit dériver à gauche ; il entraîna avec lui le prisonnier envasé.

– Oh ! par ma foi, dit celui-ci, se retrouvant dans une eau un peu plus liquide, voilà qui va mieux. Mourir noyé, bon : c’est la mort d’un marin ; mais mourir dans la vase, c’est la mort d’un récureur d’égout.

On doubla un petit cap ; on aperçut une lumière.

– La prison de Forton ! dit Herbel, nageons de ce côté ; les îlots de vase sont à l’ouest ; par ici, nous avons deux lieues de mer, mais nous avons fait parfois de plus longues promenades que cela, et il ne s’agissait pas de notre vie.

En ce moment, une fusée, suivie d’un coup de canon, sortit du ponton le Roi-Jacques.

Ce double signal annonçait une évasion.

Cinq minutes après, une autre fusée et un coup de canon partirent de la forteresse de Forton. Puis deux ou trois barques, ayant chacune une torche à la proue, s’élancèrent à la mer.

– À droite ! à droite ! dit Pierre Herbel, ou elles arriveront à temps pour nous barrer le passage.

– Mais les îlots de vase ? demanda une voix.

– Nous les avons dépassés, répliqua Herbel.

On nagea silencieusement pendant cinq minutes en appuyant à droite. Le silence était si grand, que l’on entendait la respiration d’un des nageurs qui s’embarrassait.

– Eh ! fit le Parisien, s’il y a un veau marin parmi nous, qu’il le dise.

– C’est moi qui me fatigue, dit le numéro 3 ; je sens la respiration qui me manque.

– Fais la planche ! dit Herbel, je te pousserai.

Le fugitif se retourna sur le dos et prit un instant de repos dans cette position ; mais bientôt il se retourna.

– Es-tu défatigué ? demanda le Parisien.

– Non ; mais cette eau est glacée, et je gèle.

– Le fait est, dit le Parisien, qu’elle n’a pas trente-cinq degrés de chaleur.

– Attends, dit Herbel en nageant d’une seule main et en présentant sa gourde au numéro 3.

– Il me sera impossible, dit celui-ci, de me soutenir sur l’eau et de boire.

Le Parisien lui passa la main sous l’aisselle.

– Allons, bois, dit-il, on te soutiendra pendant ce temps.

Le numéro 3 saisit la gourde et avala une ou deux gorgées.

– Ah ! dit-il, voilà qui me sauve la vie.

Et il tendit la gourde à Herbel.

– Et le Parisien, il n’aura donc rien pour sa peine ?

– Bois vite, dit Herbel ; nous perdons du temps.

– On ne perd jamais de temps quand on boit, dit le Parisien.

Et, à son tour, il avala une ou deux gorgées de la liqueur alcoolique.

– Qui en veut ? dit-il en élevant la gourde au-dessus de l’eau.

Les deux autres fugitifs étendirent la main, et chacun à son tour puisa de nouvelles forces au réservoir de feu. La gourde revint à Herbel, qui la repassa à son cou.

– Eh bien, tu ne bois pas ? lui demanda le Parisien.

– J’ai encore de la chaleur et des forces, dit Herbel, et je garde ce qui reste dans cette bouteille pour un plus fatigué que moi.

– Ô grand pélican blanc, dit le Parisien, je t’admire, mais ne t’imite pas.

– Silence ! dit le numéro 4, j’entends parler devant nous.

– Et parler bas breton, Dieu me damne ! dit le numéro 3.

– Comment peut-il y avoir des Bretons dans le port de Portsmouth ?

– Silence ! dit Herbel, et approchons le plus possible du point noir que nous avons devant nous et qui m’a tout l’air d’un sloop.

Il ne se trompait pas, la voix venait de là.

– Silence donc !

On fit silence, et l’on reconnut un bruit d’avirons qui battaient la mer.

– Prenons garde à la barque ! dit tout bas un des fugitifs.

– Elle n’a pas de lumière : elle ne nous verra pas.

En effet, elle passa à dix brasses des fugitifs sans les apercevoir ; seulement, elle continuait un échange de paroles avec le sloop.

– Fais bonne garde, Pitcaërn, disait une voix, et, dans deux heures, nous revenons avec de la monnaie.

– Soyez tranquille, dit une voix venant du bord et qui était, sans doute, celle de Pitcaërn, bonne garde sera faite.

– Mais, jour de Dieu ! dit le numéro 3, comment se fait-il qu’il y ait des compatriotes dans le port de Portsmouth ?

– Je t’expliquerai cela tout à l’heure, dit Herbel ; en attendant, nous sommes sauvés.

– Tâche que ce soit bientôt, dit le numéro 3 ; car je ne me sens plus, tant j’ai froid.

– Ni moi non plus, dit le numéro 4.

– Soyez tranquilles, dit Herbel ; tenez-vous ici, si vous pouvez, sans reculer ni avancer, et laissez-moi faire. Et, fendant la vague comme un dauphin, il s’avança dans la direction du sloop.

Les quatre fugitifs se rapprochèrent autant qu’ils purent les uns des autres, et regardèrent de tous leurs yeux, et écoutèrent de toutes leurs oreilles, afin d’être prêts à l’événement quel qu’il fût.