Le reste de l’histoire du capitaine Herbel est facile à comprendre et court à raconter.
Comme tout ce qui avait pris part au retour de 1815, Pierre Herbel fut persécuté.
Si on ne le fusilla pas ainsi que Ney et Labédoyère, c’est qu’il n’avait point prêté serment aux Bourbons, et que l’on n’eût su, en vérité, sur quoi asseoir le procès. Mais les actions de canaux que lui avait données l’empereur, en échange de son numéraire, perdirent toute leur valeur ; les délégations de bois ne furent pas reconnues ; la Belle-Thérèse fut saisie comme bâtiment contrebandier et confisquée ; enfin, le banquier chez lequel était le reste de la fortune du capitaine, se trouvant ruiné par les événements politiques, fut forcé de déposer son bilan et donna dix pour cent.
De toute cette immense fortune, Herbel ne parvint à sauver qu’une cinquantaine de mille francs et une petite ferme.
Pierre Berthaut avait été plus heureux ou plus habile que lui : instruit par les réactions de 1814, il n’avait pas voulu attendre celles de 1815 ; il était parti avec sa corvette, sur laquelle il avait réuni tout ce qu’il possédait.
Mais qu’était-il devenu, lui et son équipage ? Nul ne le savait, et jamais on n’avait eu de ses nouvelles. On présumait que, dans quelque tempête, le navire avait sombré corps et biens ; et comme, au bout du compte, si cela s’était passé ainsi, Pierre Berthaut était mort de la mort d’un marin, Thérèse avait prié pour lui, Pierre Herbel lui avait fait dire des messes, l’un et l’autre en avaient parlé à son filleul comme d’un cœur d’or et comme d’un second père pour lui s’il revenait jamais ; puis, de même que le fleuve troublé un instant par le torrent qui s’y jette ou l’avalanche qui y tombe, les choses de la vie avaient repris leur cours, et, au bout de trois ans, quand on parlait de Pierre Berthaut, Herbel disait avec un soupir : « Pauvre Pierre ! » Thérèse essuyait une larme et murmurait une prière, et l’enfant disait : « C’était mon parrain, n’est-ce pas, papa ? J’aime bien mon parrain ! »
Et tout était dit.
Au surplus, Pierre Herbel avait supporté en philosophe sa ruine personnelle. Réduit à sa quote-part de la fortune paternelle, il n’eût pas eu plus qu’il n’avait, s’il eût eu autant.
Au retour de son frère en France, il fit proposer à celui-ci de vendre sa ferme et de partager le reste de sa fortune avec lui.
Le général Herbel refusa, en traitant son frère de pirate ; puis, à son tour, il reçut une immense part dans le milliard d’indemnité aux émigrés, n’offrit point à Pierre de partager avec lui – ce que Pierre n’eût point accepté, quand même il le lui eût offert –, et chaque frère continua d’aimer l’autre à sa façon, c’est-à-dire le capitaine avec tout son cœur, le général avec une portion de son esprit.
Quant à l’enfant, on sait déjà à peu près comment il fut élevé.
Il grandissait.
On l’envoya à Paris ; il fut placé dans un des meilleurs collèges de la capitale. Le père et la mère, prenant tous les jours sur leur petite fortune pour élever l’enfant, quittèrent Saint-Malo par économie et allèrent vivre dans leur ferme avec douze ou quatorze cents francs de revenu ; l’éducation de Pétrus absorbait le reste.
En 1820, le capitaine Herbel – qui n’avait que cinquante ans à cette époque et qui se mourait d’ennui à voir pousser l’herbe autour de sa ferme –, le capitaine Herbel annonça un matin à sa femme qu’un armateur du Havre lui faisait des propositions pour un voyage aux Indes occidentales.
Il était décidé à partir et à prendre une part dans l’entreprise, pour tâcher de doubler la fortune de Pierre.
La part que prit le capitaine fut trente mille francs.
Mais les jours de bonheur étaient passés ! Assailli par une effroyable tempête dans le golfe du Mexique, son trois-mâts fut jeté sur les Alacrans, bancs de rochers bien autrement terribles que l’antique Scylla ; le bâtiment s’engloutit ; le capitaine et les plus vigoureux nageurs de l’équipage gagnèrent les aiguilles de corail qui sortaient de l’eau, s’y cramponnèrent, et, au bout de trois jours, furent recueillis, mourant de faim et brisés de fatigue, par un navire espagnol.
Herbel n’avait plus qu’à revenir à la maison ; aussi, le capitaine espagnol, qui faisait voile pour la Havane, le conduisit-il dans ce port, où il le mit à bord d’un bâtiment prêt à retourner en France.
Notre ancien corsaire revenait en effet, mais si triste, mais la tête si courbée, que nul ne pouvait croire que le naufrage de son bâtiment accablât à ce point un homme qui avait épuisé toutes les vicissitudes de la bonne et de la mauvaise fortune.
Non, ce n’était point cela, et ce que c’était, il n’osait pas le dire.
Pendant la dernière nuit qu’il avait passée cramponné à ce roc, les forces brisées, l’estomac vide, la tête effarée par l’effroyable bruit de la mer brisant autour de lui sur les récifs, Herbel avait eu ce qu’un esprit incrédule eût appelé le délire, ce qu’un esprit crédule eût appelé une vision.
Vers minuit – le capitaine, mieux que personne, savait lire dans cette grande horloge qu’on appelle le ciel –, vers minuit, la lune s’était voilée, et, par conséquent, l’atmosphère s’était obscurcie ; puis il avait semblé au vieux marin qu’un bruit avait passé au-dessus de sa tête comme un battement d’ailes et qu’une voix avait dit aux flots : « Calmez-vous ! »
C’était la voix des esprits de la mer.
Alors, comme dans la fantasmagorie on voit venir de loin une figure qui, imperceptible d’abord, va toujours grandissant jusqu’à ce qu’elle atteigne sa taille naturelle, le capitaine avait vu venir à lui, marchant, ou plutôt glissant sur les vagues, une figure de femme voilée qui s’était arrêtée devant lui. Le frisson avait passé par tout son corps : dans cette femme, toute voilée qu’elle était, le capitaine avait parfaitement reconnu Thérèse.
D’ailleurs, s’il lui fût resté le moindre doute, ce doute eût bientôt disparu.
Arrivée à lui, la femme leva son voile.
Le capitaine voulut jeter un cri et adresser la parole à l’ombre ; mais celle-ci mit le bout de son doigt sur ses lèvres pâles, comme pour lui commander le silence, et murmura d’une voix si faible, que le capitaine comprit que ce n’était pas la voix d’un être vivant :
– Reviens vite, Pierre ! je t’attends pour mourir.
Puis, comme si la figure, après avoir parlé, eût tout à coup perdu le pouvoir magique qui la soutenait sur les flots, elle s’enfonça lentement, ayant d’abord de l’eau jusqu’aux chevilles, puis jusqu’aux genoux, puis jusqu’à la ceinture, puis jusqu’au cou ; puis, enfin, la tête à son tour s’enfonça comme le reste, et la vision disparut... Les flots aplanis se soulevèrent de nouveau, l’embrun retomba en pluie pénétrante sur le corps glacé du capitaine, tout rentra dans l’ordre accoutumé.
Herbel alors interrogea ses compagnons ; mais ses compagnons, tout à leurs souffrances, tout à leurs dangers, n’avaient rien vu de ce qui venait de se passer – ou plutôt ce qui venait de se passer s’était passé pour le capitaine tout seul.
Au reste, on eût dit que cette apparition lui avait rendu toutes ses forces. Il lui semblait qu’il ne pouvait plus mourir avant de revoir Thérèse, puisque Thérèse l’attendait pour mourir elle-même.
Nous avons dit que, le lendemain, les naufragés avaient été découverts par un navire espagnol et recueillis par lui ; mais nous avons dit aussi combien, à mesure qu’ils se rapprochaient des côtes de France, la vision devenait, non plus aux yeux, mais au souvenir du capitaine, plus distincte, plus précise, plus réelle.
Il aborda enfin à Saint-Malo, d’où il était absent depuis vingt-huit mois. La première figure amie qu’il rencontra sur le port se détourna de lui. Il courut à celui qui semblait le vouloir fuir.
– Thérèse est donc bien malade ? demanda le capitaine.
– Ah ! dit la personne en se retournant, vous savez cela ?
– Oui, répondit Herbel ; mais, enfin, elle est donc bien malade ?
– Écoutez, vous êtes un homme, n’est-ce pas ?
Le capitaine pâlit.
– Eh bien, hier, on la disait morte.
– C’est impossible ! s’écria Herbel.
– Comment ! impossible ? fit celui qui lui donnait ces renseignements.
– Oui, elle m’a dit qu’elle m’attendrait pour mourir.
L’interlocuteur du capitaine crut qu’il était devenu fou ; mais il n’eut pas le temps de le questionner sur ce nouveau malheur ; car Pierre, ayant aperçu un autre de ses amis qui passait à cheval, allant à la promenade, courut à lui, le pria de lui prêter son cheval ; ce qui celui-ci fit à l’instant même, effrayé qu’il fut de sa pâleur et de l’altération de ses traits ; de sorte que le capitaine, sautant en selle, partit au galop, et, au bout de vingt minutes, ouvrit la porte de la chambre à coucher de sa femme.
La pauvre Thérèse était soulevée sur son lit et semblait attendre. Pétrus, debout et tout haletant, se tenait à son chevet. Depuis une heure, il croyait que sa mère avait le délire ; l’œil fixe, elle avait constamment regardé du côté de Saint-Malo et avait successivement dit :
– Voilà ton père qui débarque... voilà ton père qui demande de nos nouvelles... voilà ton père qui monte à cheval... voilà ton père qui arrive.
Et, en effet, comme la mourante disait ces mots, on entendit le galop d’un cheval, la porte s’ouvrit, le capitaine parut. Ces deux cœurs, si tendrement unis, ces deux corps que la mort même hésitait à séparer, n’avaient rien à se dire, qu’à se fondre l’un dans l’autre dans un dernier embrassement.
L’embrassement fut long et douloureux, et, quand le capitaine desserra ses bras, Thérèse était morte.
L’enfant prit sur le cœur paternel la place de la mère.
Puis la tombe réclama le cadavre. Paris réclama l’enfant, et le capitaine resta seul.
À partir de ce moment, Pierre Herbel vécut triste et solitaire dans sa ferme, avec les souvenirs de son passé de gloire, d’aventures, de souffrances, de bonheur.
De tout ce passé, il ne lui restait que Pétrus ; aussi Pétrus pouvait-il lui demander tout ce qu’il voulait, à l’instant même Pétrus recevait ce qu’il avait demandé.
Pétrus, enfant gâté dans toute la force du terme ; Pétrus, en qui vivait à la fois, pour le capitaine Herbel, le fils et la mère ; Pétrus n’avait jamais fait bien régulièrement le compte de sa petite fortune.
Pendant trois ans, d’ailleurs – de 1824 à 1827 –, il n’avait rien eu à demander à son père : le travail, secondant un nom qui commençait à se faire jour, avait abondamment fourni à tous ses besoins.
Mais, tout à coup, l’horizon du jeune homme s’était agrandi de tout son amour pour la belle et aristocratique Régina ; ses besoins avaient doublé, triplé ; tout au contraire, et en sens inverse, le travail avait faibli.
D’abord, Pétrus avait eu honte de donner des leçons, et il y avait renoncé ; puis il lui avait paru humiliant d’exposer ses peintures aux vitres des marchands de tableaux : les amateurs pouvaient bien venir chez lui, les marchands de tableaux pouvaient bien se déranger.
Au lieu que les rentrées se fissent, les dépenses étaient devenues formidables.
On a vu un échantillon de la façon dont vivait Pétrus, avec voiture, cheval de trait et cheval de main, domestique en livrée, fleurs rares, volière, atelier plein de meubles de Flandre, de potiches de Chine, de verres de Bohême.
Pétrus n’avait pas oublié la source où il puisait autrefois, il y était revenu. La source était abondante : c’était le cœur d’un père.
Trois fois, Pétrus, depuis six mois, avait demandé des sommes croissantes : deux mille francs la première, cinq mille la seconde, dix mille la troisième. Il avait toujours reçu ce qu’il avait demandé.
Enfin, le remords au cœur, la rougeur au front, mais vaincu par cet irrésistible amour qui le pliait sous lui, il s’était adressé une quatrième fois à son père.
Cette fois, la réponse s’était fait un peu attendre ; cela tenait à ce que, après avoir écrit au général Herbel la lettre qui avait motivé la scène dont nous avons essayé de rendre compte, le capitaine apportait la réponse lui-même.
On se souvient de la leçon que le général venait de donner à son neveu, au moment où le capitaine Pierre Herbel enfonçait la porte, après avoir jeté le domestique du haut en bas de l’escalier.
C’est donc de ce moment que nous allons reprendre notre récit, après une interruption dont la longueur n’a pour excuse que le désir que nous avons eu de donner au lecteur une idée de ce digne et excellent homme, qui nous serait apparu sous un tout autre aspect que son aspect réel, si nous l’avions laissé éclairé seulement par la lumière des substantifs que le général Herbel substituait à son nom, et des épithètes dont il ne manquait jamais d’enjoliver ces substantifs.
Mais, si prolixe que nous ayons été, voilà que nous nous apercevons d’une chose : c’est que, tout en traçant le portrait du capitaine Pierre Herbel, nous avons complètement négligé son portrait physique.
Hâtons-nous de réparer cet oubli.