CCXXXI – Ce que M. Jackal offre à M. Gérard au lieu de la croix de la Légion d’honneur
M. Gérard poussa un soupir et se rassit, ou plutôt se laissa retomber sur sa chaise ; son œil, redevenu vitreux, continuait cependant d’interroger M. Jackal.
– Maintenant, fit celui-ci répondant d’un petit signe à l’interrogation muette de M. Gérard, en échange de votre salut que j’assure, je vous demanderai, à titre, non pas de réciprocité, mais d’amical return, comme disent les Anglais, un petit service. J’ai beaucoup d’affaires en ce moment, et il me serait impossible de vous faire visite autant de fois que je le voudrais...
– Mais, interrompit timidement M. Gérard, j’aurai donc l’honneur de vous revoir ?
– Que voulez-vous, mon cher monsieur Gérard ! j’éprouve pour vous, je ne sais pourquoi, une véritable tendresse : les sympathies ne s’expliquent pas. Or, ne pouvant pas venir, je vous le répète, autant de fois que je le désirerais, il faut absolument que je vous prie de m’honorer, au moins deux fois par semaine, de votre visite. Cela, je l’espère, ne vous sera pas trop désagréable, cher monsieur ?
– Mais à quel endroit aurai-je l’honneur de vous rendre ces visites, monsieur ? demanda avec une certaine hésitation M. Gérard.
– À mon bureau, si vous le voulez bien.
– Et votre bureau est situé ?...
– À la préfecture de police.
M. Gérard, à ce mot préfecture de police, renversa la tête en arrière, et, comme s’il eût mal entendu, il répéta :
– À la préfecture de police ?...
– Sans doute, rue de Jérusalem... En quoi cela vous étonne-t-il ?
– À la préfecture de police ! répéta M. Gérard à voix basse et d’un air inquiet.
– Ah ! que vous avez l’entendement dur, monsieur Gérard !
– Non, non, je comprends ; vous voulez être sûr que je ne quitte point la France.
– Oh ! ce n’est pas cela ! vous vous figurez bien que j’ai l’œil sur vous, et que, si l’idée vous prenait de quitter la France, je trouverais bien moyen de vous en empêcher.
– Mais si je vous donne ma parole d’honneur...
– Ce serait une garantie, en effet ; mais je tiens à vous voir, c’est mon idée. Que diable ! cher monsieur Gérard, je fais assez pour vous : faites, à votre tour, quelque chose pour moi.
– J’irai, monsieur, répondit l’honnête philanthrope en baissant la tête.
– Il nous reste à convenir des jours et des heures.
– Oui, répondit machinalement M. Gérard, il nous reste à convenir de cela.
– Eh bien, pour les jours, que diriez-vous, par exemple, du mercredi, jour de Mercure, et du vendredi, jour de Vénus ? Ces deux jours seraient-ils de votre goût ?
M. Gérard fit de la tête un signe affirmatif.
– Les heures, maintenant... Que diriez-vous de sept heures du matin ?
– Sept heures du matin ?... Il me semble que c’est de bien bonne heure.
– Bon ! cher monsieur Gérard, n’avez-vous donc point vu un drame fort en vogue et qui est admirablement joué par Frédérick, que l’on intitule l’Auberge des Adrets, et dans lequel on chante une romance qui se termine par ce refrain :
Quand on fut toujours vertueux,
On aime à voir lever l’aurore.
Or, nous entrons en été, l’aurore se lève à trois heures du matin, je ne crois pas être indiscret en vous donnant rendez-vous à sept...
– À sept heures du matin, soit ! répondit M. Gérard.
– Très bien, très bien, fit M. Jackal. Passons maintenant à l’emploi de vos autres jours, cher monsieur Gérard.
– Quel emploi ? demanda M. Gérard.
– Je vais vous le dire.
M. Gérard étouffa un soupir. Il se sentait pris comme la souris dans les pattes du chat, comme l’homme dans les griffes du tigre.
– Vous êtes encore très solide, monsieur Gérard.
– Hum ! fit l’honnête homme d’un air qui voulait dire : cosi-cosi{1} !
– Avec votre tempérament sec, vous devez aimer la promenade ?
– C’est vrai, monsieur, je l’aime.
– Voyez-vous ! et je suis certain que vous vous promèneriez quatre ou cinq heures par jour, et cela, sans vous fatiguer le moins du monde.
– C’est beaucoup !
– Habitude à prendre, cher monsieur... Peut-être cela vous fatiguerait-il les premiers jours ; mais, ensuite, vous ne pourriez plus vous en passer.
– C’est possible, dit M. Gérard, qui ne voyait aucunement où M. Jackal en voulait venir.
– C’est sûr !
– Soit.
– Eh bien, il faudrait vous promener, monsieur Gérard.
– Mais je me promène, monsieur Jackal.
– Oui, oui, dans votre jardin, dans les bois de Sèvres, de Bellevue, de Ville d’Avray... Promenades inutiles, monsieur Gérard, puisqu’elles ne tournent point au bien de vos semblables ou au profit du gouvernement.
– Vraiment ! répondit M. Gérard pour répondre quelque chose.
– Il ne faut plus perdre votre temps ainsi, cher monsieur Gérard ; moi, je vous indiquerai le but de vos promenades.
– Ah !
– Oui, et je tâcherai de les varier le plus possible.
– Mais à quoi bon ces promenades ?
– À quoi bon ? Mais à votre santé, d’abord ; la promenade est un exercice salutaire.
– Ne puis-je prendre cet exercice autour de ma maison ?
– Autour de votre maison ?... Mais vous devez connaître ces alentours à en être las. Depuis six ou sept ans, vous avez battu tous les sentiers de ce pays-ci ; vous devez être blasé sur Vanves et ses environs ; il faut absolument, entendez-vous ? il faut rompre la monotonie de ces promenades aux champs ; ce sont les rues de Paris que je désire vous voir fréquenter.
– En vérité, dit M. Gérard, je vous jure que je ne comprends pas.
– Eh bien, je vais m’expliquer aussi clairement que possible.
– J’écoute, monsieur.
– Cher monsieur Gérard, êtes-vous un fidèle sujet du roi ?
– Grand Dieu ! je vénère Sa Majesté.
– Seriez-vous disposé à la servir avez zèle en réparation de vos faiblesses, lâchons le mot, de vos erreurs ?
– Et de quelle façon pourrais-je servir le roi, moi, monsieur ?
– Voici : le roi est entouré d’ennemis de toute sorte, monsieur Gérard.
– Hélas !...
– Et le pauvre homme ne peut les combattre à lui tout seul. Il charge donc ses plus fidèles sujets de le défendre, de combattre pour lui, de terrasser les méchants. Or, en langue royaliste, monsieur Gérard, on appelle les méchants, les Moabites, les Amalécites, tous ceux qui tiennent d’une façon et pour une cause quelconque au parti dont ce misérable Sarranti est le représentant ; puis encore ceux qui, n’aimant point assez le roi, aimeraient trop M. le duc d’Orléans ; enfin, ceux qui, laissant l’un et l’autre, auraient comme quelque souvenance de cette misérable révolution de 1789, de laquelle vous n’ignorez point, cher monsieur Gérard, que datent tous les malheurs de la France. Voilà les méchants, monsieur Gérard, voilà les ennemis du roi, voilà les hydres que je vous offre de combattre ; c’est une noble tâche, n’est-ce pas ?
– Je vous avoue, monsieur, dit l’honnête Gérard du geste de l’homme qui jette sa langue aux chiens, je vous avoue que je ne comprends absolument rien à la tâche que vous me proposez d’accomplir.
– C’est cependant bien simple, vous allez voir.
– Voyons !
Et M. Gérard redoubla d’attention et d’anxiété.
– Vous vous promenez, par exemple, poursuivit M. Jackal, au Palais-Royal ou aux Tuileries, sous les marronniers si c’est aux Tuileries, sous les tilleuls si c’est au Palais-Royal. Deux messieurs passent, ils causent de Rossini ou de Mozart : cette conversation ne vous intéressant pas, vous les laissez passer ; deux autres viennent derrière ceux-ci, causant chevaux, peinture ou danse : les chevaux, la peinture, la danse n’étant pas ce que vous aimez, vous laissez aller ces messieurs ; deux autres suivent, ils causent christianisme, mahométisme, bouddhisme ou panthéisme ; les discussions philosophiques, n’étant que des pièges tendus par les uns à la crédulité des autres, vous laissez philosopher les personnages, et c’est vous, des trois, qui êtes le véritable philosophe. Mais je suppose que deux individus, à leur tour, viennent à passer, causant république, orléanisme ou bonapartisme ; je suppose également qu’ils assignent un terme à la royauté ; oh ! alors, cher monsieur Gérard, comme la royauté est de votre goût, que vous haïssez la république, l’empire, la branche cadette ; que vous vous intéressez, avant toute chose, au maintien du gouvernement et à la gloire de Sa Majesté, alors vous écoutez attentivement, religieusement, de façon à ne pas perdre une seule parole, et, si vous trouvez moyen de vous mêler à la conversation, tout est pour le mieux !
– Mais, dit M. Gérard avec effort – car il commençait à comprendre –, si je me mêle à la conversation, ce sera pour contredire des opinions que je déteste.
– Oh ! nous n’y sommes plus, cher monsieur Gérard.
– Comment cela ?
– Tout au contraire, vous y applaudirez de vos deux mains, vous ferez chorus avec ceux qui le professent, vous tâcherez même de vous attirer leur sympathie ; cela vous sera bien facile, vous n’avez qu’à vous nommer – M. Gérard, l’honnête homme ! qui diable se défierait de vous ? – et, une fois que vous aurez noué amitié avec eux, eh bien, vous me préviendrez de cette bonne fortune, j’aurai grande joie à faire leur connaissance. Les amis de nos amis ne sont-ils pas nos amis ? Me comprenez-vous, maintenant ? Dites !
– Oui, répondit sourdement M. Gérard.
– Ah !... Eh bien, alors, ce premier point éclairci, vous devinez que ce n’est là qu’un des mille buts de votre promenade ; je vous indiquerai peu à peu les autres, et, avant un an, foi de Jackal, je veux que vous soyez un des plus fidèles, un des plus dévoués, un des plus adroits. et, par conséquent, un des plus utiles serviteurs du roi.
– Ainsi, murmura M. Gérard, dont le visage devint livide, ce que vous m’offrez, monsieur, c’est tout simplement d’être votre espion ?
– Puisque vous avez lâché le mot, monsieur Gérard, je ne vous dédirai pas.
– Espion !... répéta M. Gérard.
– Que diable trouvez-vous donc de blessant dans cette profession ? Est-ce que je ne suis pas, moi qui vous parle, le premier des espions de Sa Majesté ?
– Vous ? murmura M. Gérard.
– Eh bien, oui, moi ! Croyez-vous que je ne me croie pas aussi honnête homme, par exemple, qu’un particulier – je ne fais d’allusion blessante à personne, cher monsieur Gérard –, qu’un particulier qui, je suppose, aurait assassiné ses neveux pour s’approprier leur fortune et qui, les ayant assassinés, laisserait couper le cou à un innocent pour sauver le sien ?
Ces mots furent dits par M. Jackal avec un tel accent de raillerie, que M. Gérard courba la tête en murmurant si bas, qu’il fallut, pour l’entendre, toute la finesse d’oreille dont était doué M. Jackal :
– Je ferai tout ce que vous voudrez !
– En ce cas, voilà qui va bien, dit M. Jackal.
Puis, prenant son chapeau, qu’il avait posé près de lui à terre, et se levant :
– À propos, il va sans dire, continua-t-il, autant pour vous que pour moi, cher monsieur Gérard, que le secret de votre dévouement demeure entre nous. Voilà pourquoi je vous offre de venir me trouver de si bon matin ; à cette heure-là, vous êtes à peu près sûr de ne trouver chez moi personne de votre connaissance. Nul n’aura donc le droit – et c’est votre intérêt autant que le nôtre – de vous saluer de ce nom d’espion qui vous a fait monter le vert-de-gris au visage.
Maintenant, si d’ici à six mois je suis content de vous, une fois, bien entendu, que nous serons débarrassés de M. Sarranti, eh bien, je demanderai pour vous à Sa Majesté le droit de porter le bout du ruban rouge, puisque vous en avez une si furieuse envie, grand enfant que vous êtes !
Et, ayant dit ces mots, M. Jackal se dirigea vers la porte. M. Gérard le suivit.
– Ne vous dérangez pas, dit M. Jackal, je vois, à la sueur qui coule de votre front, que vous avez très chaud, et il ne faut pas vous risquer dans un courant d’air. Je serais désespéré qu’à la veille d’entrer en fonctions, vous fussiez pris d’une fluxion de poitrine ou d’une pleurésie. Restez donc dans votre fauteuil et reposez-vous de vos émotions ; seulement, soyez à Paris – justement, c’est après-demain mercredi –, soyez à Paris après-demain ; je donnerai des ordres pour qu’on ne vous fasse pas attendre.
– Mais... insista M. Gérard.
– Comment, mais ? fit M. Jackal. Je croyais toutes choses convenues.
– C’est pour en revenir à l’abbé Dominique, monsieur.
– À l’abbé Dominique ? Eh bien, il sera ici dans une quinzaine de jours, dans trois semaines au plus tard... Bon ! qu’avez-vous donc ?
Et M. Jackal fut obligé de soutenir M. Gérard près de s’évanouir.
– J’ai, balbutia M. Gérard, j’ai que, s’il revient...
– Puisque je vous dis que le pape ne lui permettra pas de révéler votre secret.
– Mais, s’il le révèle sans permission, monsieur ? dit M. Gérard en joignant les mains.
L’homme de police regarda M. Gérard avec un profond mépris.
– Monsieur, lui dit-il, ne m’avez-vous pas dit que l’abbé Dominique avait fait un serment ?
– Sans doute.
– Lequel ?
– Il a fait le serment de ne point user de ce papier qu’il possède, que je ne sois mort.
– Eh bien, monsieur Gérard, dit le chef de police, si l’abbé Dominique vous a fait ce serment-là, comme c’est un véritable honnête homme, lui, il le tiendra ; seulement...
– Seulement quoi ?
– Seulement, ne vous laissez pas mourir ; car, vous mort, comme l’abbé Dominique se trouvera délié de sa promesse, je ne réponds plus de rien.
– Et d’ici là ?...
– Dormez sur les deux oreilles, monsieur Gérard, puisque vous pouvez dormir.
Ces paroles dites avec un accent qui fit frissonner l’honnête Gérard, M. Jackal remonta dans sa voiture, murmurant à part lui :
– Par ma foi, il faut convenir que cet homme est un grandissime misérable, et si j’avais jamais eu confiance dans la justice humaine, j’en rabattrais diablement à cette heure !
Puis, avec un soupir :
– Pauvre diable d’abbé ! ajouta-t-il, c’est lui qui est véritablement à plaindre. Quant au père, c’est un vieux monomane ; il ne m’intéresse pas le moins du monde et peut devenir ce qu’il voudra.
– Où va monsieur ? demanda le laquais après avoir refermé la portière.
– À l’hôtel !
– Monsieur ne préfère pas telle ou telle barrière et ne désire pas passer par une rue plutôt que par l’autre ?
– Si fait ! vous rentrerez par la barrière Vaugirard et vous passerez par la rue aux Fers. – Il fait un soleil superbe ; il faut que je m’assure si ce lazzarone de Salvator est à ses crochets. Je ne sais pourquoi je me figure que ce drôle-là nous donnera du fil à retordre dans l’affaire Sarranti. – Allez !
Et la voiture partit au triple galop.