CCLXXVIII – Le stellio-notaire.
Il en est des notaires comme des poulets, avec cette différence que l’on mange les uns et que l’on est mangé par les autres. Il y a donc de bons et de mauvais notaires, comme il y a de bons et de mauvais poulets.
M. Baratteau appartenait à cette dernière catégorie : c’était un mauvais notaire dans toute l’acception du mot, et d’autant plus mauvais, qu’il jouissait, dans tout le faubourg Saint-Germain, d’une réputation d’intégrité égale au moins à celle dont jouissait, à Vanves, l’honnête M. Gérard.
Il était question, pour le récompenser de cette probité proverbiale, d’en faire un maire, un député, un conseiller d’État ou quelque chose d’approchant.
M. Lorédan de Valgeneuse protégeait fort maître Baratteau. Il avait usé de tout son crédit près du ministre de l’intérieur pour le faire nommer chevalier de la Légion d’Honneur ; on sait que le crédit de M. Lorédan de Valgeneuse était grand ; aussi avait-il obtenu la croix demandée ; l’honnête notaire venait donc d’être décoré, au grand scandale de ses clercs, qui, sachant vaguement qu’il avait hypothéqué un immeuble dont il n’était point parfaitement certain d’être propriétaire, l’accusaient tout bas d’être coupable du crime de stellionat et appelaient ironiquement entre eux leur digne patron le stellio-notaire.
L’accusation n’était point parfaitement juste ; le stellionat consiste, en termes de jurisprudence, à vendre deux fois à deux acquéreurs différents une même chose qui vous appartient. Maître Baratteau, si bien instruite que se crût la chronique scandaleuse, ne s’était pas précisément rendu coupable de ce délit ; il avait hypothéqué une chose qui ne lui appartenait pas ; ajoutons que, lorsqu’il avait commis cette peccadille, il était maître clerc et non pas notaire ; qu’il ne l’avait commise que pour acheter son étude ; que, l’étude achetée sur la dot de sa femme, il avait remboursé la dette et fait disparaître, par bonnes et valables quittances, le délit primitif. Cette qualification de stellio-notaire, que les clercs de maître Baratteau donnaient à leur patron, était donc doublement défectueuse. Mais il faut pardonner quelque chose à de jeunes praticiens égarés par la vue d’un ruban rouge comme le sont les taureaux d’un cirque par la capa écarlate du torero.
C’était chez ce douteux personnage – après ce que nous venons de dire, l’épithète ne paraîtra peut-être pas exagérée –, c’était, répétons-nous, chez ce douteux personnage que se rendait Salvator.
Il arriva au moment où maître Baratteau reconduisait un vieux chevalier de Saint-Louis, devant lequel il s’inclinait de la plus humble façon.
En apercevant Salvator à la place où il venait de saluer, avec tant d’humilité, son noble client, maître Baratteau jeta sur le commissionnaire un regard dédaigneux qui équivalait à cette question : « Quel est ce manant ? »
Puis, comme Salvator faisait semblant de ne point comprendre la dédaigneuse et muette interrogation, maître Baratteau la reproduisit tout haut en s’adressant à l’un de ses clercs, avec cette variante et en passant devant Salvator sans le saluer :
– Que veut cet homme ?
– Je désire vous parler, monsieur, répondit le commissionnaire.
– Vous êtes chargé de me remettre une lettre ?
– Non, monsieur, je viens vous parler pour moi-même.
– Pour vous-même ?
– Oui.
– Vous avez une affaire à conclure à mon étude ?
– J’ai à causer avec vous.
– Dites à mon maître clerc ce que vous avez à me dire, mon ami ; ce sera la même chose.
– Je ne puis le dire qu’à vous.
– Alors repassez un autre jour ; aujourd’hui, je n’ai pas de temps.
– Je vous demande pardon, monsieur, mais c’est aujourd’hui, et non pas un autre jour, qu’il faut que je vous parle de cette affaire.
– À moi-même ?
– À vous-même.
Le ton de fermeté grave avec lequel Salvator avait prononcé les quelques paroles que nous venons de rapporter n’avait point laissé que d’impressionner maître Baratteau.
Il se retourna donc assez étonné, et, comme prenant son parti, mais sans faire entrer Salvator dans son cabinet :
– Eh bien, voyons, que me voulez-vous ? dit-il. Contez-moi votre affaire en deux mots.
– Impossible, dit Salvator : mon affaire n’est point de celles qui se disent entre deux portes.
– Vous serez bref, au moins ?
– J’ai besoin d’un bon quart d’heure d’entretien avec vous, et encore je ne sais pas si, au bout d’un quart d’heure, vous serez décidé à faire ce que je désire.
– Mais alors, mon ami, si la chose que vous désirez est si difficile...
– Elle est difficile, mais faisable.
– Ah çà ! mais vous êtes pressant !... Savez-vous qu’un homme comme moi n’a pas de temps à perdre ?
– C’est vrai ; mais je vous promets d’avance que vous ne regretterez point le temps perdu avec moi ; je viens de la part de M. de Valgeneuse.
– Vous ? demanda le notaire étonné en regardant Salvator d’une façon qui signifiait : « Quel rapport ce commissionnaire peut-il avoir avec un homme comme M. de Valgeneuse ? »
– Moi, répondit Salvator.
– Entrez donc dans mon cabinet, dit maître Baratteau vaincu par la persistance de Salvator, quoique je ne comprenne pas quel rapport peut exister entre M. de Valgeneuse et vous.
– Vous allez le comprendre, dit Salvator en suivant maître Baratteau dans son cabinet et en fermant derrière lui la porte qui séparait le cabinet de l’étude.
Au bruit que fit Salvator, le notaire se retourna.
– Pourquoi fermez-vous cette porte ? demanda-t-il.
– Pour que vos clercs n’entendent pas ce que j’ai à vous dire, répondit Salvator.
– C’est donc bien mystérieux ?
– Vous en jugerez vous-même.
– Hum ! fit maître Baratteau en regardant le commissionnaire avec une certaine inquiétude et en allant s’asseoir à son bureau comme un artilleur se place derrière un retranchement.
Puis, après un instant d’investigation sans résultat :
– Parlez, dit le notaire.
Salvator regarda autour de lui, vit une chaise, la traîna vers le bureau, et s’assit.
– Vous vous asseyez ? demanda le notaire étonné.
– Ne vous ai-je pas prévenu que j’en avais pour un bon quart d’heure ?
– Mais je ne vous avais pas dit de vous asseoir.
– Je le sais bien ; seulement, j’ai présumé que c’était un oubli.
– Pourquoi avez-vous présumé cela ?
– Parce que voici le fauteuil où était assise la personne qui m’a précédé.
– Mais cette personne était M. le comte de Noireterre, chevalier de Saint-Louis.
– C’est possible ; mais, comme il y a dans le code : « Tous les Français sont égaux devant la loi », que je suis Français comme M. le comte de Noireterre, et même peut-être meilleur Français que lui, je m’assieds comme il s’est assis ; seulement, comme j’ai trente-quatre ans, tandis qu’il en a soixante-dix, je m’assieds sur une chaise au lieu de m’asseoir sur un fauteuil.
Le visage du notaire manifestait un étonnement progressif.
Enfin, comme se parlant à lui-même :
– Allons, dit-il, c’est quelque pari. Parlez, jeune homme.
– Justement ! j’ai parié, avec un de mes amis, que vous auriez la complaisance de me prêter pour vingt-quatre heures une somme dont j’ai besoin.
– Ah ! nous y voilà, dit maître Baratteau avec cet insolent ricanement qui échappe aux gens d’affaires lorsqu’on leur communique certaines propositions qui leur paraissent insolites.
– Oui, nous y voilà, dit Salvator, et c’est votre faute si nous n’y sommes pas arrivés plus tôt, convenez-en ; moi, je ne demandais qu’à parler.
– Je comprends cela.
– J’ai donc fait ce pari...
– Et vous avez eu tort.
– Que vous me prêteriez la somme dont mon ami avait besoin.
– Mon cher, je n’ai pas d’argent disponible en ce moment-ci.
– Oh ! vous savez, quand les notaires n’en ont pas, ils en font.
– Et, quand j’en ai, je ne prête que sur immeubles et par première hypothèque. Avez-vous des immeubles non grevés ?
– Moi, en ce moment du moins, je n’ai pas un pouce de terre.
– Eh bien, alors, que diable venez-vous faire ici ?
– Je viens de vous le dire.
– Mon ami, dit maître Baratteau en appelant à son aide toute la majesté qu’il était capable de déployer, terminons cette plaisanterie, je vous prie ; mes clients sont des gens prudents et sensés qui ne prêtent pas leur argent au premier venu.
– Mais aussi n’était-ce point l’argent d’un de vos clients que je venais vous demander, répondit Salvator sans paraître le moins du monde intimidé de la dignité qu’on déployait devant lui.
– C’était le mien peut-être ? demanda le notaire.
– Sans doute.
– Mon bonhomme, vous êtes fou.
– Pourquoi cela ?
– Il est défendu aux notaires de spéculer avec leur propre fortune.
– Bon ! dit Salvator, il y a tant de choses qu’il est défendu de faire, et que cependant les notaires font.
– Ah çà ! mon drôle, fit maître Baratteau en se levant et en marchant vers la sonnette.
– D’abord, je ne suis pas un drôle, fit Salvator en étendant le bras et en lui barrant le passage ; puis, comme je n’ai pas encore dit tout ce que j’avais à vous dire, ayez la bonté de reprendre votre place et de continuer à m’écouter.
Maître Baratteau regarda le commissionnaire avec un œil flamboyant ; mais il y avait, dans tout l’ensemble de celui-ci, dans sa pose, dans sa physionomie, dans son regard, un tel aspect de force et de droit, un tel semblant, enfin, de lion au repos, que le notaire se rassit.
Mais, en se rasseyant, un sourire crispa ses lèvres ; il était évident qu’il préparait un coup qu’il allait être difficile à son adversaire de parer.
– En effet, continua-t-il, vous ne m’avez pas dit comment vous venez de la part de M. Lorédan de Valgeneuse.
– Votre mémoire vous fait défaut, digne maître Baratteau, répondit Salvator ; je ne vous ai point dit que je venais de la part de M. Lorédan de Valgeneuse.
– Ah ! par exemple !
– Je vous ai dit que je venais de la part de M. de Valgeneuse tout court.
– C’est la même chose, il me semble.
– Oui, excepté que c’est tout le contraire.
– Expliquez-vous, car je commence à me lasser.
– J’ai l’honneur de vous répéter, monsieur, que, si je n’en ai pas déjà fini avec vous, c’est votre faute.
– Alors finissons.
– Je ne demande pas mieux. Malgré l’excellente mémoire dont vous me paraissez doué, monsieur, continua Salvator, vous me paraissez avoir oublié qu’il existe deux Valgeneuse.
– Comment, deux Valgeneuse ? répondit le notaire en tressaillant.
– Sans doute, l’un qui s’appelle Lorédan de Valgeneuse, et l’autre Conrad de Valgeneuse.
– Et vous venez de la part ?...
– Je viens de la part de celui qui s’appelle Conrad.
– Bon ! vous l’avez donc connu autrefois ?
– Je l’ai connu toujours.
– Mais je veux dire avant sa mort ?
– Êtes-vous bien sûr qu’il soit mort ?
À cette question, bien simple cependant, M. Baratteau bondit sur son siège.
– Comment ! si j’en suis sûr ? s’écria le notaire.
– Oui, je vous le demande, répondit tranquillement le jeune homme.
– Certainement que j’en suis sûr !
– Regardez-moi bien.
– Que je vous regarde ?
– Oui.
– Pour quoi faire ?
– Dame, je vous dis : « Je crois que M. Conrad de Valgeneuse vit » ; vous me répondez : « Je suis sûr que M. Conrad de Valgeneuse est mort » ; alors je vous dis : « Regardez-moi bien. » Peut-être l’examen tranchera-t-il la question ?
– Mais comment cet examen trancherait-il la question ? demanda le notaire.
– Par la raison infiniment simple que c’est moi qui suis M. Conrad de Valgeneuse.
– Vous ! s’écria M. Baratteau, dont les joues se couvrirent d’une pâleur livide.
– Moi, répondit Salvator avec le même flegme.
– C’est une imposture ! balbutia le notaire ; M. Conrad de Valgeneuse est mort.
– M. Conrad de Valgeneuse est devant vous.
Pendant cette courte discussion, les yeux hagards de maître Baratteau s’étaient fixés sur le jeune homme, et sans doute avaient, en faisant appel aux souvenirs du notaire, en effet, établi une irrécusable identité ; car celui-ci, cessant tout à coup de nier d’une manière absolue, passa à une autre forme de dialogue.
– Mais, enfin, dit-il, quand ce serait vous ?
– Ah ! dit Salvator, convenez que ce serait déjà quelque chose.
– Qu’y gagneriez-vous ?
– J’y gagnerais de vivre, d’abord, et puis ensuite de vous prouver que je ne mentais pas en vous disant que je venais de la part de M. de Valgeneuse, puisque M. de Valgeneuse c’est moi-même ; enfin j’y gagnerais et j’y gagne déjà d’être écouté par vous avec une politesse plus grande et une attention plus soutenue.
– Mais enfin, monsieur Conrad...
– Conrad de Valgeneuse, insista Salvator.
Le notaire sembla dire : « Puisque vous le voulez », et reprit :
– Mais enfin, monsieur Conrad de Valgeneuse, vous savez mieux que personne ce qui s’est passé à la mort de monsieur votre père.
– Mieux que personne, en effet, répondit le jeune homme d’un ton qui fit passer un frisson dans les veines du notaire.
Celui-ci résolut néanmoins de payer d’audace, et, avec un sourire narquois :
– Et cependant pas mieux que moi, dit M. Baratteau.
– Pas mieux, mais aussi bien.
Il se fit un moment de silence, pendant lequel Salvator fixa sur le magistrat un de ces regards avec lesquels le serpent fascine l’oiseau.
Mais, de même que l’oiseau ne tombe pas sans lutte dans la gueule du serpent, M. Baratteau essaya de lutter.
– Enfin, demanda-t-il, que voulez-vous ?
– D’abord, êtes-vous bien convaincu de mon identité ? demanda Salvator.
– Autant qu’on peut être convaincu de la présence d’un homme à l’enterrement duquel on a été, dit le notaire espérant rentrer dans le doute.
– C’est-à-dire, reprit Salvator, que vous avez été à l’enterrement d’un corps que j’avais acheté à l’amphithéâtre et fait passer pour mon cadavre, par des motifs que je n’ai aucun besoin de vous expliquer.
Ce fut le dernier coup ; le notaire n’essaya plus de discuter.
– En effet, dit-il, tâchant de se remettre de son trouble et n’étant point fâché que Salvator lui donnât une espèce de répit, en effet, plus je vous regarde, plus je me souviens de votre figure ; mais j’avoue que je ne vous eusse pas reconnu à première vue, d’abord parce que je vous croyais véritablement mort, ensuite parce que vous êtes beaucoup changé.
– On change tant en six ans ! dit Salvator avec une sorte de mélancolie.
– Comment ! il y a déjà six années ? C’est effrayant comme le temps passe ! fit le notaire, engageant, faute de mieux, la conversation dans des lieux communs.
Et, tout en parlant, maître Baratteau étudiait avec inquiétude le costume du jeune homme ; mais, après s’être bien assuré que c’était un costume de commissionnaire auquel rien ne manquait, pas même la médaille, le calme rentra peu à peu dans son esprit, et il crut voir parfaitement clair dans la demande que Salvator risquait près de lui. En effet, de son examen, il conclut naturellement que, quoique le costume fût assez propre, celui qui le portait était dans la misère et venait, comme il le lui avait dit, du reste, lui faire un petit emprunt ; dans ce cas, maître Baratteau était un homme qui se respectait, et il s’était déjà répété à lui-même que, si Salvator était bien gentil, il ne serait pas dit que le notaire de la famille Valgeneuse avait laissé le fils du marquis de Valgeneuse, tout bâtard qu’était ce fils, mourir de faim, faute de quelques louis.
Ainsi rassuré, et amené par son assurance à la bonne disposition, maître Baratteau s’enfonça dans son fauteuil, croisa la jambe droite sur la jambe gauche, prit un des dossiers éparpillés sur son bureau, et commença de le parcourir, comptant mettre à profit le temps que le jeune homme embarrassé emploierait à lui exposer sa demande.
Salvator le laissa faire sans dire un mot ; mais, si le notaire eût levé les yeux sur lui en ce moment, il eût été véritablement effrayé en voyant l’expression de mépris dont était empreint le visage du jeune homme.
Mais le notaire ne leva point les yeux ; il parcourait ou faisait semblant de parcourir une feuille de papier timbré griffonnée du haut en bas, et ce fut les yeux fixés sur le papier qu’il lui dit, avec un accent de compassion toute chrétienne :
– Et vous vous êtes fait commissionnaire, mon pauvre garçon ?
– Eh ! mon Dieu, oui, répondit Salvator en souriant malgré lui.
– Gagnez-vous votre vie, au moins ? continua le notaire sans tourner la tête.
– Mais, continua Salvator en admirant l’aplomb de maître Baratteau, mais oui, je ne me plains pas.
– Et combien cela peut-il rapporter par jour, de faire des commissions ?
– Cinq à six francs ; vous comprenez, il y a les bons et les mauvais jours.
– Oh ! oh ! fit le notaire, mais c’est un bon métier, alors ! mais, avec cinq francs par jour, on peut encore, pour peu que l’on soit économe, mettre quatre ou cinq cents francs de côté par an.
– Croyez-vous ? demanda Salvator en continuant à étudier le notaire, à la manière dont le chat étudie la souris qu’il tient entre ses griffes.
– Mais oui, mais oui, continua maître Baratteau. Tenez, par exemple, moi qui vous parle, étant maître clerc dans cette même étude, j’ai économisé deux mille francs sur mes appointements, qui étaient de quinze cents francs ; ce fut le commencement de ma petite pelote... Oh ! l’économie, mon cher, l’économie ! il n’y a pas de bonheur possible sans économie... J’ai été jeune aussi ; j’ai fait mes farces comme les autres, mon Dieu ; mais jamais je n’ai écorné mon budget, jamais le plus petit emprunt, jamais la moindre dette ; c’est avec des principes semblables qu’on s’assure une retraite pour ses vieux jours. Qui sait ! peut-être, vous aussi, serez-vous un jour millionnaire.
– Qui sait ! fit Salvator.
– Oui ; mais, en attendant, nous sommes gêné, hein ? Nous avons fait nos petites fredaines, et, nous trouvant à sec, nous nous sommes souvenu de ce brave maître Baratteau, et nous nous sommes dit : « C’est un bon garçon qui ne nous laissera point dans l’embarras. »
– Ma foi, monsieur, dit Salvator, je dois avouer que vous lisez dans ma pensée comme avec une loupe.
– Hélas ! fit sentencieusement le notaire, nous sommes malheureusement habitués à sonder les misères humaines : ce qui m’arrive avec vous m’arrive tous les jours avec cinquante pauvres diables qui, tous, commencent leur antienne sur le même ton, et que je mets à la porte au commencement de leur antienne.
– Oui, dit Salvator, j’ai bien vu, en entrant, que c’était là votre habitude.
– Que voulez-vous ! s’il fallait assister tous ceux qui demandent, eût-on la caisse de Rothschild, on n’y suffirait pas. Mais vous, mon garçon, se hâta d’ajouter maître Baratteau, vous n’êtes pas tout le monde : vous êtes le fils naturel de mon ancien client, le marquis de Valgeneuse ; aussi, pour peu que vous soyez raisonnable, je ne demande pas mieux que de vous rendre service. Combien vous faut-il au juste ? Voyons ! continua le notaire en amenant à lui, au fur et à mesure qu’il se renversait en arrière, le tiroir de son bureau, où il mettait son argent.
– Il me faut cinq cent mille francs, dit Salvator.
Le notaire poussa un cri d’effroi et faillit tomber à la renverse.
– Mais vous êtes fou, mon garçon ! cria-t-il en repoussant le tiroir dans sa gaine et en mettant la clef dans sa poche.
– Je ne suis pas plus fou que je ne suis mort, dit le jeune homme ; il me faut cinq cent mille francs, et il me les faut dans les vingt-quatre heures.
Maître Baratteau tourna un œil hagard sur Salvator ; il s’attendait à le voir menaçant, un poignard ou un pistolet à la main.
Salvator était fort tranquillement assis sur sa chaise, et sa physionomie manifestait la plus complète expression de bienveillance et de tranquillité.
– Oh ! oh ! fit le notaire, bien certainement que vous avez perdu l’esprit, jeune homme.
Mais Salvator continua comme s’il n’eût pas entendu :
– J’ai besoin, d’ici à demain neuf heures du matin, de cinq cent mille francs. Avez-vous entendu ?
Le notaire secoua désespérément la tête, comme un homme qui dirait : « Pauvre garçon, il n’y a plus de ressource ! »
– Vous avez entendu ? répéta Salvator.
– Ah çà ! voyons, mon garçon, dit maître Baratteau, qui ne comprenait pas bien nettement, sinon le but de Salvator, du moins ses moyens d’y arriver, mais qui flairait vaguement un grand danger caché sous le flegme du jeune homme ; voyons, comment peut-il vous être passé par l’esprit que, même en souvenir de votre père, pour lequel j’avais, il est vrai, une grande amitié et une profonde vénération, un malheureux notaire comme moi pourrait vous prêter une pareille somme !
– C’est vrai, répliqua Salvator, je me suis servi d’un mot impropre, j’aurais dû dire une restitution ; mais qu’à cela ne tienne, je rectifie ma demande : je viens donc réclamer de vous cinq cent mille francs d’abord, à titre de restitution.
– De restitution ?... répéta d’une voix tremblante maître Baratteau, qui commençait à comprendre pourquoi le marquis de Valgeneuse avait fermé la porte derrière lui.
– Oui, monsieur, à titre de restitution, répéta pour la troisième fois et sévèrement Salvator.
– Mais que voulez-vous donc dire ? demanda, d’une voix éteinte, en scandant chaque mot, le notaire, dont le front ruisselait de sueur.
– Écoutez bien, dit Salvator.
– J’écoute, répondit le notaire.
– Le marquis de Valgeneuse, mon père, répondit Salvator, vous fit venir, il y a tantôt sept ans...
– Sept ans ! répéta machinalement le notaire.
– Dame, c’était le 11 juin 1821... Comptez.
Le notaire ne répondit point et ne parut faire aucun calcul. Il attendait.
– C’était, continua Salvator, pour vous remettre un testament par lequel, en m’adoptant pour son fils, le marquis me reconnaissait pour son unique héritier.
– C’est faux ! s’écria le notaire, qui verdissait à vue d’œil.
– J’ai lu ce testament, continua Salvator sans paraître avoir entendu le démenti de maître Baratteau. Il en a été fait deux copies, toutes deux de la main de mon père : une de ces copies vous a été remise ; l’autre a disparu. Je viens vous demander communication de ce testament.
– C’est faux, c’est entièrement faux ! hurla le notaire en frissonnant de tous ses membres. J’ai entendu, en effet, monsieur votre père parler d’un projet de testament ; mais, vous le savez, votre père est mort d’une façon si subite, qu’il est possible que le testament ait été fait sans m’avoir pour cela été remis.
– Vous en jureriez ? demanda Salvator.
– J’en donne ma parole d’honneur ! s’écria le notaire en levant la main, comme s’il eût eu devant lui le crucifix de la cour d’assises, j’en jure devant Dieu !
– Eh bien, si vous en jurez devant Dieu, monsieur Baratteau, dit Salvator sans paraître ému le moins du monde, vous êtes le plus infâme coquin que j’aie jamais vu.
– Monsieur Conrad ! vociféra le notaire en se levant, comme s’il eût voulu sauter sur Salvator. Mais celui-ci lui prit le bras et le fit rasseoir sur son fauteuil comme il eût fait d’un enfant.
À ce moment, maître Baratteau comprit tout à fait pourquoi Salvator avait fermé la porte derrière lui.
– Une dernière fois, dit d’une voix grave Salvator, je vous somme de me donner communication du testament de mon père.
– Il n’existe pas, je vous dis qu’il n’existe pas ! s’écria le notaire en trépignant comme un enfant.
– Soit, monsieur Baratteau, dit Salvator ; j’admets, pour un instant, mais pour un instant seulement, que vous n’ayez pas eu connaissance de cette pièce.
Le notaire respira.