CCLXXXII – Où mademoiselle Fifine rend, sans le vouloir, un grand service à Salvator.

 

Le lendemain de ces événements, vers six heures du matin, Salvator franchissait le seuil de la porte basse de la maison qu’habitaient, rue de la Bourbe, Jean Taureau et sa rousse compagne, mademoiselle Fifine.

Bien avant d’arriver au quatrième étage, où était l’appartement du charpentier, Salvator entendit la mélopée singulière qu’il avait déjà, on s’en souvient, entendue bon nombre de fois, mais particulièrement le jour où il était venu prier Barthélemy Lelong de l’accompagner au château de Viry.

Mademoiselle Fifine vomissait contre le charpentier le répertoire de ses imprécations les plus aiguës ; le géant grommelait, comme Polyphème surprenant Acis et Galatée.

Et cependant, ainsi qu’on le verra, cette fois il ne s’agissait point d’amour.

Salvator frappa rudement à la porte.

Mademoiselle Fifine, les cheveux épars, les yeux hors de la tête, les épaules hors de la robe, mademoiselle Fifine, débraillée, haletante, rouge de colère, ouvrit la porte.

– Ah çà ! je ne puis donc venir une seule fois ici sans être témoin de vos disputes ? dit Salvator en regardant sévèrement la maîtresse du charpentier.

– C’est lui qu’a tort, dit la grande fille.

– C’est elle qu’est une gueuse ! s’écria Jean Taureau en bondissant sur mademoiselle Fifine et en levant le poing au-dessus de sa tête pour l’assommer.

– Allons, allons, dit Salvator moitié riant, moitié sévère, il est encore trop bon matin pour battre une femme, Jean Taureau ; on n’a pas l’excuse d’être ivre.

– Pour cette fois, monsieur Salvator, rugit le charpentier, je ne puis pas vous obéir ; il y a une heure que le bras me démange, il faut définitivement que je la casse.

Jean Taureau était effrayant à voir ; sa respiration faisait le bruit d’un soufflet de forge ; ses lèvres tremblaient, pâles et serrées ; ses yeux étaient hagards, injectés de sang, et jetaient des flammes.

Mademoiselle Fifine, qui, depuis longtemps déjà, avait l’habitude de voir le géant en fureur, sentit tout son sang se glacer dans ses veines ; elle vit que c’en était fait d’elle si le commissionnaire n’intervenait pas énergiquement et promptement surtout ; elle s’élança donc vers lui, l’entoura de ses deux longs bras, et, le regardant d’un œil plein de terreur, elle lui dit :

– Sauvez-moi ; au nom du ciel, monsieur Salvator, sauvez-moi !

Salvator se dégagea de cette étreinte avec un geste de visible dégoût. Et, faisant passer derrière lui la grande fille, puis s’avançant vers Jean Taureau et lui saisissant vigoureusement les deux mains :

– Eh bien, demanda-t-il, qu’y a-t-il encore ?

– Il y a, répondit l’hercule, que le regard de Salvator semblait fasciner, il y a que c’est une misérable, une infâme créature digne du bagne et de l’échafaud ; aussi est-ce pour lui épargner l’affront de la place de Grève, que je veux l’exterminer ici.

– Mais que t’a-t-elle donc fait ? demanda Salvator.

– D’abord, c’est une coureuse ; elle a fait je ne sais quelle nouvelle connaissance dans le quartier, de sorte qu’on ne peut plus l’avoir à la maison.

– Quant à cela, mon pauvre Barthélemy, c’est de l’histoire ancienne, et, si elle ne t’a rien fait de plus nouveau, tu devrais y être habitué.

– Oh ! que si, elle m’a fait quelque chose de plus nouveau, dit le charpentier grinçant des dents.

– Que t’a-t-elle fait ? Voyons, parle !

– Elle m’a volé ! hurla Jean Taureau.

– Comment, elle t’a volé ? demanda le jeune homme.

– Oui, monsieur Salvator.

– Que t’a-t-elle volé ?

– Tout l’argent d’hier.

– L’argent de ta journée ?

– L’argent de ma nuit, les cinq cent mille francs de là-bas.

– Les cinq cent mille francs ! s’écria Salvator en se retournant pour interroger mademoiselle Fifine, qu’il croyait toujours derrière lui.

– Elle les a sur elle, et je voulais les lui reprendre lorsque vous êtes arrivé ; voilà la cause de notre querelle ! cria Jean Taureau, tandis que Salvator se retournait.

Mais alors, tous deux jetèrent un cri en même temps ; car tous deux, en même temps, s’aperçurent de la disparition de mademoiselle Fifine.

Il n’y avait pas une minute à perdre. Aussi, sans échanger une seule parole, les deux hommes se précipitèrent sur l’escalier. Jean Taureau tomba, plutôt qu’il n’arriva, sur la dernière marche.

– Cours à droite, dit Salvator ; moi, je cours à gauche. Jean Taureau se dirigea à toutes jambes du côté de l’esplanade de l’Observatoire.

Salvator, en deux sauts, se trouva au bout de la rue de la Bourbe, dominant à la fois de trois côtés : le chantier des Capucins à droite, devant lui la rue Saint-Jacques, et, derrière lui, le faubourg.

Il regarda aussi loin que son œil put voir ; mais, à cette heure matinale, la rue était déserte et les boutiques se trouvaient encore fermées ; mademoiselle Fifine s’était sauvée avec une rapidité prodigieuse, ou elle s’était réfugiée dans quelque maison voisine.

Que faire ? où aller ?

Salvator en était là de ses recherches, quand une laitière installée au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue de la Bourbe, devant la boutique d’un marchand de vin, lui cria :

– Monsieur Salvator !

Salvator, s’entendant appeler, se retourna.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il.

– Vous ne me reconnaissez pas, mon cher monsieur Salvator ? demanda la laitière.

– Non, répondit celui-ci en continuant de regarder un peu de côté et d’autre.

– Je suis Maguelonne, de la rue aux Fers, dit la laitière ; le commerce des fleurs n’allait plus, je me suis mise à vendre du lait.

– Je vous reconnais maintenant, dit Salvator ; mais, pour le moment, je n’ai pas le temps de pousser plus loin la reconnaissance. Avez-vous vu passer une grande fille blonde ?

– Courant comme une dératée, oui.

– Quand cela ?

– À l’instant.

– Quel chemin a-t-elle pris ?

– La rue Saint-Jacques.

– Merci ! dit Salvator en prenant son élan dans la direction indiquée.

– Monsieur Salvator ! monsieur Salvator ! cria la laitière en se levant et en courant vers lui.

– Attendez un moment, cria la laitière ; que lui voulez-vous ?

– Je veux la rattraper.

– Et où allez-vous pour cela ?

– Tout droit devant moi.

– Vous n’avez pas loin à aller, alors.

– Vous savez donc où elle est entrée ? demanda Salvator.

– Oui, répondit la laitière.

– Alors dites-vite ! où cela ?

– Là où elle va tous les jours sans que son homme le sache, dit la laitière en désignant du doigt, sous les numéros 297 et 299 de la rue, un corps de bâtiment appelé, dans le quartier, le Petit-Bicêtre.

– Vous en êtes sûre ?

– Oui.

– Vous la connaissez donc ?

– C’est une de mes pratiques.

– Et que va-t-elle faire là ?

– Ne demandez point cela à une honnête fille, monsieur Salvator.

– Mais, enfin, elle va chez quelqu’un.

– Oui, chez un homme de police.

– Que vous nommez ?

– Jambassier, Jubassier...

– Gibassier ! s’écria Salvator.

– C’est justement cela, répondit la laitière.

– Ah ! par ma foi, c’est providentiel, murmura Salvator ; je cherchais justement son adresse, et c’est mademoiselle Fifine qui me la donne. Ah ! monsieur Jackal, que vous avez bien raison de dire : Cherchez la femme ! Merci, Maguelonne ; votre mère va bien ?

– Oui, monsieur Salvator, merci, et elle vous est bien reconnaissante de l’avoir fait recevoir aux Incurables, la pauvre bonne femme.

– C’est bien ! c’est bien ! s’écria Salvator.

Et il se dirigea vers le Petit-Bicêtre.

Il faut avoir vécu dans le quartier Saint-Jacques et l’avoir exploré en tous sens, pour connaître le dédale obscur, nauséabond, infecte, squalide{27}, que l’on appelait alors le Petit-Bicêtre. C’était quelque chose comme les sombres et humides caves de Lille, superposées les unes au-dessus des autres.

Salvator connaissait l’endroit pour l’avoir visité plus d’une fois dans ses investigations philanthropiques ; il lui fut donc facile de se diriger dans ce labyrinthe.

Il s’engagea tout d’abord dans le corps de bâtiment de gauche et monta rapidement les cinq étages.

Arrivé au cinquième, c’est-à-dire sous les toits, il aperçut sept ou huit portes percées sur un sale corridor.

Il colla son oreille à chacune des portes et écouta.

N’entendant aucun bruit, il allait descendre au quatrième, quand, par une ouverture de l’escalier, dont la fenêtre avait été brisée dans des temps déjà reculés et n’avait point été réparée, il aperçut, sur le palier du cinquième étage de l’escalier de droite, la silhouette de mademoiselle Fifine.

Il descendit précipitamment les cinq étages, et, regrimpant à pas de loup l’autre escalier, il arriva si doucement à la dernière marche, que mademoiselle Fifine, qui frappait à coups redoublés avec une impatience croissante, ne l’entendit pas.

Tout en frappant, elle criait :

– Mais ouvrez donc ! c’est moi, Giba, c’est moi.

Mais Gibassier n’ouvrait pas, quelque charme qu’il y eût pour lui à entendre italianiser son nom.

Rentré chez lui à quatre heures du matin, sans doute rêvait-il encore au danger auquel, par le secours de son bon génie, il venait d’échapper, et se réjouissait-il, en songe, d’être sorti sain et sauf d’un péril aussi imminent qu’inattendu.

Il entendit frapper à sa porte.

Mais Gibassier crut qu’il rêvait encore, convaincu que nul ne l’aimait assez tendrement pour lui faire visite à cette heure matinale, sinon le cauchemar en personne ; aussi se retourna-t-il résolument du côté du mur, bien décidé à se rendormir malgré le bruit et en murmurant :

– Frappez ! frappez !

Mais ce n’était point là le compte de mademoiselle Fifine. Elle continua, en conséquence, à frapper à coups redoublés en appelant le forçant des noms les plus doux.

Elle était au milieu de ses tendres invocations, quand elle sentit une main qui se posait doucement, quoique avec autorité, sur son épaule.

Elle se retourna et vit Salvator.

Elle comprit tout et ouvrit la bouche pour appeler à l’aide.

– Silence, misérable ! lui dit Salvator, à moins que tu n’aimes mieux que je te fasse arrêter et conduire en prison à l’instant même.

– Arrêter, et comme quoi ?

– Comme voleuse, d’abord.

– Je ne suis pas une voleuse, entendez-vous ! je suis une honnête fille ! hurla la drôlesse.

– Non seulement tu es une voleuse et tu as sur toi cinq cent mille francs qui m’appartiennent, mais encore... Il lui dit quelques mots tout bas. La grande fille devint affreusement pâle.

– Ce n’est pas moi, dit-elle, qui l’ai tué ; c’est la maîtresse de Croc-en-Jambe ; c’est Bébé la Rousse.

– C’est-à-dire que tu tenais la lampe, tandis qu’elle l’assommait à coups de chenet ; c’est une chose, au reste, que vous éclaircirez ensemble quand vous serez dans le même cabanon. Et maintenant, est-ce toi qui crieras, ou est-ce moi ?

La grande fille poussa un gémissement.

– Allons, dépêchons, dit Salvator, je suis pressé.

Toute frémissante de colère, mademoiselle Fifine passa sa main sous son fichu et tira de sa poitrine une poignée de billets de banque.

Salvator compta, il y avait six liasses.

– Bien ! dit-il ; encore quatre liasses comme celles-ci et tout sera dit.

Par bonheur pour Salvator, et peut-être bien aussi pour elle-même, car Salvator n’était pas homme à se laisser prendre à l’improviste, mademoiselle Fifine n’avait aucune arme sur elle.

– Voyons, voyons, les quatre dernières liasses, dit Salvator.

Fifine, en grinçant les dents, fourra une seconde fois sa main dans sa poitrine et en tira deux liasses.

– Encore deux, dit Salvator.

La grande fille fouilla une troisième fois et tira une liasse.

– Allons, encore une, la dernière ! fit le jeune homme frappant du pied d’impatience.

– C’est tout, dit-elle.

– Il y avait dix liasses, fit Salvator. Voyons, vite la dernière, j’attends.

– S’il y en a une dixième, dit résolument mademoiselle Fifine, je l’aurai perdue en route.

– Mademoiselle Joséphine Dumont, dit Salvator, prenez garde ! vous jouez là un mauvais jeu.

La grande fille tressaillit en s’entendant nommer de son nom de famille. Elle fit semblant de chercher encore une fois dans sa poitrine.

– Quand je vous jure qu’elle n’y est pas ! dit-elle.

– Allons, vous mentez, fit Salvator.

– Dame, dit-elle impudemment, fouillez vous-même.

– J’aimerais mieux perdre les cinquante mille francs que de me risquer à toucher la peau d’une vipère comme toi, répondit le jeune homme avec une expression d’indicible dégoût ; mais marche devant, et, au prochain corps de garde, on te fouillera.

Et il la poussa du coude vers l’escalier, comme s’il eût craint de la pousser avec la main.

– Oh ! s’écria-t-elle, tenez, reprenez-le donc, votre argent, et damnez-vous avec !

Prenant alors dans sa poitrine la dernière liasse, elle la jeta avec rage sur le palier.

– C’est bien, dit Salvator. Et maintenant, va-t-en demander pardon à Barthélemy, et n’oublie pas qu’à la première plainte qu’il me fait de toi, je te remets entre les mains de la justice.

Mademoiselle Fifine descendit l’escalier en montrant le poing à Salvator.

Celui-ci la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle eût disparu dans les détours sombres du gigantesque colimaçon ; puis, lorsqu’il l’eut perdue de vue, il se baissa, ramassa la liasse, en sépara dix billets qu’il mit dans son portefeuille, tandis qu’il fourrait dans sa poche les neuf liasses intactes et la liasse écornée.