CCLXXXI – Où il est prouvé que le bien mal acquis ne profite pas.

 

La chose s’était passée si rapidement, que l’aventurier n’était point tombé : il avait été littéralement précipité.

Aussi ne se rendit-il aucunement compte de l’accident ; il sentit seulement qu’une force irrésistible lui saisissait les mains, les lui ramenait derrière le dos, les réunissait dans une espèce d’écrou qui se fermait sur lui, à peu près de la même façon que l’ingénieux engin de fer, inventé par lui, s’était fermé sur les boutons de la porte de la rue Plumet.

Puis, cette précaution prise, et le comte Ercolano *** devenu aussi inoffensif qu’un enfant, celui-ci se sentit soulever de terre, et, de la position horizontale qu’il occupait, replacé dans sa position verticale, c’est-à-dire sur ses pieds, position naturelle à l’homme, à qui la nature a donné l’os sublime{26} destiné à regarder le ciel.

Ce ne fut point le ciel, nous devons le dire, que regarda le comte Ercolano, replacé dans cette position : il essaya de voir celui à qui il avait affaire, et qui venait d’une façon si brusque, nous pouvons même dire d’une si brutale façon, de lui donner la mesure de sa force.

Mais il ne vit absolument rien : l’homme, si c’en était un, s’effaçait complètement derrière lui.

Seulement, comme une des mains de cet homme suffisait à contenir les deux siennes, il sentit l’autre main qui, de la façon la plus indiscrète, s’égarait sur lui.

Cette main s’arrêta à sa ceinture, prit un des pistolets qui y étaient passés et le jeta par-dessus la muraille.

Puis elle en fit ainsi du second.

Puis elle envoya le poignard rejoindre les deux pistolets.

Puis, s’étant assurée que ces deux pistolets et ce poignard étaient les seules armes que le comte Ercolano portât sur lui, elle remonta de la ceinture à sa gorge, qu’elle enveloppa de la même façon que l’autre main enveloppait les deux poignets, et se mit à serrer la gorge à peu près comme aurait pu le faire un écrou vissé par un mouvement égal et continu.

Au fur et à mesure que l’écrou de la gorge se serrait, l’écrou des mains se desserrait, de sorte que, peu à peu, le comte Ercolano retrouva l’usage de ses mains, mais perdit celui de la voix.

Peut-être se demandera-t-on comment cet aérolithe humain, qui mettait le comte Ercolano dans une si embarrassante position, avait pu échapper aux regards investigateurs d’un homme si bien habitué à explorer le terrain sur lequel il exerçait. À ceci, nous répondrons qu’en véritable matérialiste qu’il était, le comte Ercolano s’était occupé de la terre, mais avait complètement négligé le ciel. Or, comme on l’a vu, l’aérolithe était tombé du ciel, ou tout au moins des branches touffues et du feuillage épais d’un des marronniers qui ombrageaient la porte du jardin de Régina.

Maintenant, si nos lecteurs désirent savoir quel était cet aérolithe inopiné, qui, d’une façon si désagréable pour notre aventurier, venait de tomber sur ses épaules, et dont la main emboîtait si exactement son cou, nous leur dirons ce dont ils se doutent déjà peut-être, c’est que cet aérolithe n’était autre que le souffre-douleurs de mademoiselle Fifine, c’est-à-dire notre vieille connaissance, le rude charpentier Barthélemy Lelong, dit Jean Taureau.

En effet, en sortant la veille à dix heures du soir de chez Pétrus, qu’il avait rassuré en lui montrant les cinq cents billets de mille francs, Salvator était entré chez le charpentier, qui, en l’apercevant, avait immédiatement offert, selon son habitude, de lui consacrer deux ou trois journées et même au besoin une semaine de son travail.

– Je ne te demande qu’une de tes soirées, avait répondu Salvator.

Puis, l’ayant informé qu’il avait besoin de son bras, sans lui donner aucune autre explication, il lui avait indiqué pour le lendemain, neuf heures du soir, un rendez-vous sur le boulevard des Invalides.

Là, après lui avoir désigné un épais marronnier qui se trouvait à l’un des côtés de la grille de l’hôtel, il lui avait dit :

– Tu vas monter dans cet arbre ; tu y resteras sans bouger, sans faire le moindre bruit, aussi caché que tu pourras, jusqu’à minuit. À minuit, ou peut-être même plus tôt, tu verras un homme se promener devant cette grille ; tu l’observeras attentivement et tu ne bougeras point, quoi qu’il fasse. À minuit, de l’autre côté de la grille, viendra une dame qui causera d’affaires avec cet homme, et qui, en échange de dix lettres, lui remettra dix liasses de billets de mille francs ; tu la laisseras faire. Arrivé à la dixième liasse, cette dame lui dira ces mots : Nous sommes quittes. À peine ces trois mots seront-ils prononcés, que tu tomberas sur cet homme et que tu le prendras à la gorge, la lui serrant jusqu’à ce qu’il t’ait rendu les billets. Pour le reste, tu agiras selon l’événement ; assomme-le un peu si tu veux ; mais ne l’assomme tout à fait que si tu ne peux pas faire autrement.

On voit que Jean Taureau avait déjà ponctuellement exécuté une partie des ordres de Salvator ; voyons maintenant comment il exécuta le reste.

Nous avons laissé Jean Taureau serrant la gorge du comte Ercolano à lui étouffer la voix ; mais, comme, pendant l’explication que nous venons de donner à nos lecteurs, il a continué de la lui serrer, il la lui serre maintenant à lui faire tirer la langue.

– Là, dit Jean Taureau après avoir commencé prudemment par désarmer son adversaire, maintenant causons.

Le comte Ercolano fit entendre un son étouffé.

– Tu y consens ? Très bien ! dit Barthélemy, qui interprétait à sa façon le grognement du comte ; alors, maintenant, continua-t-il d’une voix de basse sinistre, tu vas me rendre tout ce que vient de te donner cette jeune dame.

L’aventurier tressaillit comme s’il eût entendu la trompette du jugement dernier, et, cette fois, il ne répondit point à Jean Taureau, même par un grognement.

Étouffait-il, ou refusait-il ?

Il étouffait déjà, mais il refusait encore.

Jean Taureau renouvela sa demande en le serrant un peu plus fort.

Le comte Ercolano, libre de ses mains, essaya de saisir à son tour son adversaire au collet.

– À bas les pattes ! dit Jean Taureau. Et, du bout des doigts, il donna sur le poignet du comte une claque qui faillit le lui disloquer. Puis Jean Taureau serra l’écrou d’un tour, et le comte Ercolano tira la langue d’un pouce de plus.

Peut-être le lecteur demandera-t-il pourquoi Jean Taureau, au lieu d’exiger du comte Ercolano une chose aussi pénible et aussi contraire aux habitudes de celui-ci, que de lui rendre ce qu’il avait pris, ne le lui reprenait pas tout simplement dans sa poche ; ce qui n’était pas plus difficile que de lui prendre ses pistolets et son poignard à sa ceinture et de les jeter par-dessus la muraille.

En ce cas, nous répondrons que Salvator avait dit : « Tu lui serreras la gorge jusqu’à ce qu’il t’ait rendu les billets », et que Jean Taureau, fidèle observateur de la consigne, ne voulait pas prendre, mais attendait qu’on lui rendît, et serrait de plus en plus la gorge du comte Ercolano pour l’amener de lui-même à ce dénouement.

– Ah çà ! tu ne veux donc pas répondre ? dit Jean Taureau, qui, ne se rendant pas compte de l’impossibilité où était le maître chanteur d’articuler un seul son, s’imaginait que c’était pure mauvaise volonté de sa part, et, pour le contraindre à répondre, serrait d’un cran de plus la gorge de l’escroc.

Malgré cette pression, et surtout à cause de cette pression, celui-ci répondait moins que jamais. Seulement, il faisait de ses deux bras des gestes désespérés qui indiquèrent à Jean Taureau qu’il y avait peut-être moins de mauvaise volonté qu’il ne le croyait dans le silence du comte Ercolano.

Il lui fit faire demi-tour, afin de pouvoir lire sur son visage ce que refusait de lui dire la voix.

Le visage était violacé ; les yeux sanglants sortaient de leur orbite ; la langue pendait, par un coin de la bouche, jusque sur la cravate.

Jean Taureau comprit la situation.

– Faut-il qu’un homme soit entêté ! dit-il.

Et il serra un cran de plus.

À cette fois, mille lueurs funèbres passèrent devant les yeux de l’aventurier ; tant qu’il n’avait été qu’oppressé, il avait résisté assez courageusement ; mais, en sentant l’air extérieur, déjà effroyablement raréfié, lui manquer tout à fait, il porta vivement sa main à sa poche et laissa tomber, plutôt qu’il ne jeta, sur le sol neuf des dix liasses de billets.

Jean Taureau desserra les doigts, sans lâcher cependant le cou de l’aventurier, qui respira bruyamment.

Mais, en même temps que l’air pur de la nuit rentrait dans les poumons du comte Ercolano, une espérance rentrait dans son cœur.

En fouillant dans la large poche où il avait engouffré les billets, le comte Ercolano avait senti, au fond de cette poche, un couteau, couteau ordinaire, qu’il eût méprisé dans toute autre circonstance, mais qui, dans celle-ci, devenait sa dague de miséricorde.

Voici pourquoi il n’avait jeté sur le sol que neuf liasses au lieu de dix :

En fouillant dans sa poche pour y chercher la dixième liasse, il comptait bien ouvrir son couteau, et, une fois le couteau ouvert, rétablir l’équilibre entre ses forces et celles de son adversaire.

Jean Taureau, sans lâcher tout à fait le comte Ercolano, compta les liasses de billets éparses, et, n’en voyant que neuf, il réclama la dixième.

– Laisse-moi au moins fouiller dans ma poche, objecta l’escroc d’une voix étranglée.

– C’est trop juste, dit Jean Taureau, fouille !

– Lâchez-moi, alors.

– Quand j’aurai mon compte, répondit Jean Taureau, je te lâcherai.

– Eh ! tenez, le voilà, votre compte, dit l’escroc en jetant la dixième liasse de billets près des neuf premières, mais en ouvrant en même temps son couteau dans les sombres profondeurs de sa poche.

Jean Taureau n’avait qu’une parole : il avait dit à son adversaire qu’il le lâcherait quand il aurait son compte ; il avait son compte, il le lâcha.

Alors le comte Ercolano rêva que, dans le mouvement que le charpentier allait faire, en se retournant et en se baissant pour ramasser les billets qui étaient à trois pas de lui, il allait d’un bond sauter sur le colosse et le percer, ou du moins le trouer, de son couteau ; mais ce fut une espérance folle, un rêve insensé ; car Jean Taureau, sans avoir précisément inventé la poudre, qui devait sembler un mode de destruction luxueux à un homme si heureusement doué, Jean Taureau avait flairé le méchant dessein de l’aventurier et ne regardait ses billets que d’un œil.

Il va sans dire que, regardant le comte Ercolano de l’autre, il vit briller dans sa main la lame du couteau assez à temps pour allonger de son côté une main large comme un battoir de blanchisseuse, main dans laquelle vint imprudemment s’emboîter le poignet de l’aventurier.

En un instant, par la simple pression des muscles de l’avant-bras, le couteau échappa de la main du comte Ercolano, en même temps que le susdit comte Ercolano pliait sur ses jarrets et tombait à la renverse.

Jean Taureau appuya son genou sur la poitrine du vaincu, laquelle fit entendre un sourd craquement, accompagné d’un râle étranglé ; et, comme il l’avait adroitement fait tomber à la portée des billets, il mit les liasses les unes après les autres dans sa poche.

Il était absorbé dans cette occupation, quand il crut s’apercevoir que, tout en râlant, son ennemi étendait la main dans la direction du couteau.

Jean Taureau vit qu’il fallait en finir, et, d’un coup de point qui eût assommé l’animal son homonyme, il cloua pour ainsi dire la tête du maître chanteur sur le sol, en lui disant avec une sorte d’impatience qui n’eût été que comique si elle n’eût pas été suivie d’un si rude effet :

– Mais nous ne voulons donc pas rester tranquille ? Cette fois, soit qu’il le voulût, soit qu’il ne le voulût pas, l’aventurier resta tranquille.

Il était profondément évanoui.

Jean Taureau compta ses liasses de billets ; il y en avait bien dix.

Il se leva donc aussitôt et attendit que M. le comte Ercolano se levât à son tour.

Au bout de cinq minutes, il s’aperçut qu’il attendait vainement.

Le comte ne donnait pas signe de vie.

Jean Taureau leva son chapeau – c’était un homme très poli que Jean Taureau, sous son apparence grossière – et il salua respectueusement l’aventurier.

Celui-ci, soit qu’il fût moins poli que le charpentier, soit qu’il fût incapable de lui rendre son salut pour cause d’évanouissement, ne bougea pas même le petit doigt.

Jean Taureau le regarda une dernière fois ; et, voyant qu’il persistait dans son immobilité, il jeta sa main gauche en l’air avec un geste qui semblait dire : « Ma foi, tant pis ! c’est toi qui l’as voulu, mon bonhomme. »

Puis il s’éloigna lentement, les deux mains dans ses poches, du pas calme et régulier d’un homme convaincu d’avoir accompli son devoir.

Pour l’aventurier, il ne revint à lui que bien longtemps après le retour de Jean Taureau chez lui, c’est-à-dire à cette heure matinale où la rosée descend du ciel sur la terre.

Cette rosée, si efficace sur les plantes et les fleurs, est, à ce qu’il paraît, non moins efficace sur le genre animal que sur le genre végétal ; car ses premières larmes commençaient à peine à tomber, que le comte Ercolano éternua en homme qui prend un rhume de cerveau.

Cinq minutes après, il s’agita, souleva, puis laissa retomber sa tête, la souleva encore, et, enfin, après trois ou quatre tentatives inutiles, parvint à reprendre son centre de gravité.

Pendant un instant, il resta assis et immobile en homme qui essaie de recueillir ses idées ; après quoi, il fouilla dans ses poches et poussa un juron épouvantable.

Il était évident que la mémoire lui revenait.

En lui revenant, cette mémoire lui montrait un abîme.

Cet abîme, c’était, béante et vide, la poche qui avait un instant renfermé cinq cent mille francs, c’est-à-dire vingt mille livres de rente.

Mais, comme c’était un grand philosophe que le comte Ercolano, il réfléchit immédiatement que, si énorme que fût la perte qu’il venait de faire, elle avait failli être plus grande encore, puisqu’il s’en était manqué de fort peu qu’avec ses cinq cent mille livres, il ne perdît une chose bien autrement précieuse, c’est-à-dire la vie.

Or, la vie lui restait, un peu écornée, c’est vrai, mais encore robuste.

Ce fut ce dont il s’assura tout d’abord en humant l’air avec ravissement et en respirant coup sur coup comme un homme privé depuis longtemps des jouissances attachées à cet exercice ; après quoi, il fit jouer son cou dans sa cravate, comme ferait certainement un homme pendu qui aurait cassé sa corde ; enfin, s’essuyant le front avec la manche de sa lévite, il se leva chancelant, regarda tout autour de lui d’un air hébété, toussa avec une contraction douloureuse des muscles de la poitrine, secoua la tête comme pour dire qu’il serait longtemps à se remettre de l’assaut qu’il venait de soutenir, enfonça son chapeau sur son front, et, sans regarder, comme il avait fait en arrivant, ni en avant ni en arrière, ni à droite ni à gauche, il s’enfuit à toutes jambes, remerciant le ciel de lui avoir conservé une existence dont il pouvait faire encore un si bon usage pour son bonheur particulier et pour celui de son prochain.

Et, maintenant, nous croirions faire injure à la perspicacité de nos lecteurs, si nous doutions un instant qu’ils eussent reconnu dans l’amateur de peinture qui s’était introduit chez Pétrus, sous le titre de son parrain et sous le nom du capitaine Berthaud Monte-Hauban, dans le comte Ercolano ***, dans le maître chanteur, l’aventurier, l’escroc que Jean Taureau venait d’assommer à moitié, notre vieille connaissance, l’homme qui, à la grande joie de Pétrus, se promenait, le mardi gras de cette année, sur l’esplanade de l’Observatoire, le nez revêtu d’un fourreau de carton de trois ou quatre pouces de longueur, le nommé Gibassier, enfin, lequel, grâce à la position de confiance qu’il occupait près de M. Jackal, croyait pouvoir, de temps à autre, tenter certaines entreprises lucratives mais hasardeuses.