CCLX – Où M. Jackal déplore que Salvator soit honnête homme.

 

Tous deux arrivèrent ainsi jusqu’au perron du château.

Le château était parfaitement sombre ; pas une fenêtre n’était éclairée ; il était évident qu’il était désert.

– Arrêtons-nous un instant ici, cher monsieur Jackal, dit Salvator ; je vais vous raconter comment la chose s’est passée.

– Selon vos conjectures ?

– Selon mes certitudes. Nous avons devant nous l’étang où l’on a noyé le petit garçon, et, derrière nous, le caveau où l’on a égorgé la petite fille. Commençons par le caveau.

– Oui ; mais, pour commencer par le caveau, il faut entrer dans la maison.

– Que cela ne vous inquiète pas : la dernière fois que j’y suis venu, pensant que j’y reviendrais un jour ou l’autre, j’ai pris la clef de la porte. Entrons.

Roland voulut suivre les deux hommes.

– Tout beau, Brésil ! dit Salvator ; restons là jusqu’à ce que le maître nous appelle.

Brésil s’assit sur son derrière et attendit. Salvator entra le premier.

M. Jackal le suivit. Salvator referma la porte derrière eux.

– Vous voyez dans les ténèbres comme les chats et les lynx, n’est-ce pas, monsieur Jackal ? demanda Salvator.

– Grâce à mes lunettes, dit M. Jackal en les relevant jusqu’au sommet du front ; oui, cher monsieur Salvator... j’y vois assez, du moins, pour qu’il ne m’arrive pas d’accident.

– Eh bien, alors, suivez-moi.

Salvator prit le corridor à gauche.

M. Jackal continua de le suivre.

Le corridor, en descendant une douzaine de marches, conduisait, on se le rappelle, à la cuisine, et la cuisine au cellier, où s’était passée la scène terrible que nous avons racontée.

Salvator traversa la cuisine sans s’arrêter ; mais, arrivé au cellier :

– C’est ici, dit-il.

– Quoi, ici ? demanda M. Jackal.

– C’est ici que madame Gérard a été étranglée.

– Ah ! c’est ici ?

– Oui. – N’est-ce pas, Brésil, que c’est ici ? dit Salvator en élevant la voix.

On entendit comme une trombe qui se précipitait ; et, passant à travers un carreau de la fenêtre, le chien tomba en grondant aux pieds de son maître et de M. Jackal.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda l’homme de police en se reculant.

– C’est Brésil qui vous montre comment la chose s’est passée.

– Oh ! oh ! fit M. Jackal, est-ce que ce serait, par hasard, Brésil qui aurait étranglé la pauvre madame Gérard ?

– Lui-même.

– Mais, alors, Brésil est un misérable assassin qui mérite une boulette.

– Brésil est un honnête chien qui mérite le prix Montyon.

– Expliquez-vous.

– Brésil a étranglé madame Gérard parce qu’elle était en train d’assassiner la petite Léonie ; il adorait l’enfant, il l’a entendue crier, il est venu. – N’est-ce pas, Brésil ?

Brésil fit entendre un hurlement lugubre et prolongé.

– Maintenant, continua Salvator, si vous doutez que ce soit ici, allumez une bougie et regardez les dalles.

Comme si c’était la chose la plus simple que d’avoir sur soi un briquet, des allumettes et une bougie, M. Jackal tira de la poche de sa redingote un briquet phosphorique et un rat de cave.

Cinq secondes après, le rat de cave était allumé et jetait une lueur qui fit clignoter les paupières de M. Jackal.

On eût dit que, pareilles aux oiseaux de nuit, c’étaient les ténèbres qui étaient son jour.

– Baissez-vous, dit Salvator.

M. Jackal se baissa. Une légère teinte rougeâtre colorait la dalle.

Salvator lui indiqua du doigt la teinte.

On eût pu nier que cette tache, tant elle était peu apparente, fût une tache de sang ; mais M. Jackal, sans doute, la reconnut pour telle, car il ne contesta point.

– Eh bien, dit-il, que prouve ce sang ? Il peut être aussi bien le sang de madame Gérard que celui de la petite Léonie.

– Celui-ci, dit Salvator, est, en effet, le sang de madame Gérard.

– Comment le reconnaissez-vous ?

Salvator appela Brésil.

– Brésil ! dit-il, chaud ! là ! chaud !

Et il montrait au chien la trace du sang.

Le chien approcha son nez de la dalle ; mais il releva les lèvres en grondant et essaya de mordre la pierre.

– Vous le voyez ! dit Salvator.

– Je vois que votre chien est enragé ; voilà ce que je vois.

– Attendez !... Maintenant, je vais vous montrer le sang de la petite Léonie.

M. Jackal regardait Salvator avec un profond étonnement.

Salvator prit le rat de cave des mains de M. Jackal, et, passant dans la pièce qui suivait le bûcher, et montrant sur les dalles, dans la direction de la porte qui conduisait au jardin, d’autres taches rougeâtres :

– Tenez, dit-il, voici le sang de la petite fille. – N’est-ce pas, Brésil ?

Cette fois, Brésil approcha doucement ses lèvres de la dalle, comme s’il eût voulu la baiser. Il poussa un hurlement douloureux et effleura la dalle du bout de la langue.

– Vous le voyez ! dit Salvator, la petite fille n’était point égorgée tout à fait : tandis que Brésil étranglait Orsola, elle se sauvait du côté du jardin.

– Hum ! hum ! fit M. Jackal ; après ?

– Eh bien, voilà pour la petite fille. À présent, nous allons nous occuper du petit garçon.

Et, éteignant le rat de cave, il le rendit à M. Jackal. Puis tous deux passèrent au jardin.

– Là, dit Salvator, nous sommes à la seconde partie du drame. Voici l’étang où M. Gérard noyait le petit Victor, tandis que madame Gérard assassinait la petite fille.

En quatre pas, on fut au bord de l’étang.

– Voyons, Brésil, reprit Salvator, dis-nous un peu comment tu as tiré de l’eau le cadavre de ton jeune maître.

Brésil, comme s’il eût parfaitement compris ce qu’on attendait de lui, ne se le fit point dire à deux fois : il s’élança dans l’eau, nagea jusqu’au tiers du lac à peu près, plongea, reparut, puis s’en alla se coucher, avec un lugubre hurlement, sur le gazon.

– Voilà un chien, dit M. Jackal, qui eût bien certainement battu Munito aux échecs.

– Attendez, attendez, répliqua Salvator.

– J’attends, fit M. Jackal.

Salvator conduisit M. Jackal au pied d’un massif d’arbres.

Là, il invita M. Jackal à rallumer son rat de cave.

M. Jackal obéit.

– Tenez, fit Salvator en montrant à l’homme de police une cicatrice profondément creusée dans le tronc d’un des arbres formant le massif, regardez, et dites-moi ce que c’est que cela !

– Il me semble que c’est un trou de balle, dit M. Jackal.

– Et moi, j’en suis sûr, dit Salvator.

Prenant alors un couteau mince et effilé, qui tenait à la fois du couteau, du poignard et du scalpel, il creusa la blessure de l’arbre et fit tomber une parcelle de plomb.

– Vous voyez ! la balle y est encore, dit-il.

– Je ne dis pas non, fit M. Jackal ; mais que prouve une balle dans le tronc d’un arbre ? Il faudrait voir par où elle a passé avant d’arriver là.

Salvator appela Brésil.

Brésil accourut.

Salvator prit le doigt de M. Jackal et l’appuya alternativement sur le flanc droit et sur le flanc gauche de Brésil.

– Ne sentez-vous pas ? demanda-t-il.

– En effet, je sens.

– Quoi ?

– Quelque chose comme deux cicatrices.

– Eh bien, dit Salvator, vous demandiez par où avait passé la balle : vous le savez, maintenant.

M. Jackal regarda Salvator avec une admiration croissante.

– Maintenant, venez ! dit Salvator.

– Où allons-nous ? demanda M. Jackal.

– Où Horace dit qu’il faut se hâter d’arriver, au dénouement : Ad eventum festina.

– Ah ! cher monsieur Salvator, s’écria M. Jackal, quel malheur que vous soyez honnête homme !

Et il suivit Salvator.