CCLVI – Rue d’Ulm. Paul et Virginie.

 

Alors Ludovic traversa la rue et alla s’appuyer à la maison en face ; de là, il se mit à regarder les fenêtres de Rose-de-Noël, qui s’illuminaient à travers leurs petits rideaux blancs.

Depuis le moment où l’amour était si tardivement entré dans son cœur, Ludovic avait passé tous les jours à rêver à Rose-de-Noël et une partie de ses nuits à veiller sous les fenêtres de l’enfant, comme Pétrus à se promener devant la porte de Régina.

Cette nuit-là était une belle nuit d’été ; l’atmosphère était de ce bleu transparent et limpide que le ciel de Naples verse sur le golfe de Baïa. À défaut de la lune absente, les étoiles répandaient leurs lumières à la fois les plus vives et les plus douces. On se fût cru dans un de ces paysages des Tropiques où, comme dit Chateaubriand, l’obscurité est non pas la nuit, mais l’absence du jour.

Ludovic, les yeux fixés sur les fenêtres de Rose-de-Noël, le cœur en proie aux plus douces émotions, savourait, tout en rêvant, les douceurs ineffables de cette nuit.

Il n’avait pas dit à Rose qu’il viendrait, il n’y avait pas de rendez-vous pris entre lui et la chère enfant ; mais, comme elle savait qu’il était bien rare que, vers minuit ou une heure du matin, le jeune homme ne fût point là, lui s’attendait bien que, aussitôt montée chez elle, elle ouvrirait sa fenêtre. Ce qui le confirma davantage encore dans cette opinion, c’est que les fenêtres, à peine éclairées un instant par le reflet de la lumière, s’éteignirent tout à coup. Rose-de-Noël venait d’enfermer la bougie dans un petit cabinet ; puis la fenêtre s’ouvrit doucement, et, tout en posant son rosier sur l’appui de cette même fenêtre, Rose-de-Noël promena son regard dans la rue.

Ses yeux, encore pleins de lumière, hésitèrent un instant à reconnaître Ludovic dans l’ombre qui se dessinait sous la porte de la maison en face.

Mais Ludovic avait tout vu, lui, et sa voix, traversant l’espace, alla faire tressaillir l’enfant jusqu’au fond du cœur.

– Rose ! avait dit la voix.

– Ludovic ! répondit Rose.

Car quel autre que Ludovic pouvait appeler Rose avec une voix si douce, que cette voix semblait un soupir de la nuit ?

Ludovic ne fit qu’un bond, et, de ce bond, il traversa la rue.

Devant la maison de la Brocante, était une de ces hautes bornes que l’on ne retrouve plus maintenant qu’aux angles des vieilles maisons du Marais. Ludovic sauta bien plus qu’il ne monta sur la borne. Parvenu sur le sommet, en étendant la main, il put saisir et presser les deux mains de Rose-de-Noël. Il les pressa longtemps ainsi sans rien dire, ne murmurant rien autre chose que ces deux mots :

– Rose ! chère Rose !

Quant à Rose, elle ne murmurait pas même le nom du jeune homme ; elle le regardait, et sa poitrine, haletant doucement, respirait la vie et le bonheur.

En effet, qu’avaient-ils besoin d’échanger des paroles inutiles, ces deux enfants, aussi savants l’un que l’autre pour sentir, aussi ignorants l’un que l’autre pour exprimer ? Tout leur cœur était passé dans la tendre étreinte. Leur voix n’eût pas ajouté un mot de plus à ce concert où les regards sont des chansons.

Ludovic conserva les mains de Rose dans les siennes, sans que Rose songeât même à les retirer. Il la contemplait dans cette douce extase où est plongé l’enfant ou l’aveugle apercevant pour la première fois la lumière. Enfin, rompant le silence :

– Ah ! Rose ! chère Rose ! dit-il.

– Ami, répondit Rose.

Et de quel ton dit-elle ce simple mot ami ? avec quelle adorable intonation ? C’est ce que nous ne saurions rendre. Mais ce seul mot fit délicieusement tressaillir Ludovic.

– Oh ! oui, votre ami, Rose, dit-il ; l’ami le plus tendre, le plus dévoué et le plus respectueux aussi... Ton ami, ton frère, ma douce sœur !

Comme il venait de prononcer ces paroles, il entendit un bruit de pas ; ce bruit, quoiqu’on tentât évidemment de l’amortir, retentissait dans la rue déserte comme sur le pavé sonore d’une cathédrale.

– Quelqu’un ! dit-il.

Et il sauta à bas de sa borne.

Puis, traversant rapidement la rue, il alla s’effacer à l’angle formé par le rue d’Ulm et la rue des Postes.

De loin, alors, il aperçut deux ombres.

Pendant ce temps, Rose-de-Noël refermait sa fenêtre, mais restait bien certainement debout derrière le rideau.

Les deux ombres s’approchèrent : c’étaient deux hommes qui semblaient chercher une maison.

Arrivés devant celle de la Brocante, ils s’arrêtèrent, regardèrent le rez-de-chaussée, puis l’entresol, puis la borne sur laquelle était monté, un instant auparavant, Ludovic.

– Que veulent ces deux hommes ? se demanda Ludovic en traversant la rue et en se glissant le long de la muraille pour se rapprocher le plus possible.

Il marchait doucement et se tenait si bien caché, que les deux inconnus ne l’aperçurent pas, et qu’il put entendre l’un qui disait à l’autre :

– C’est bien ici.

– Hein ! qu’est-ce que cela veut dire ? pensa Ludovic en ouvrant sa trousse et en tirant son scalpel le plus acéré, afin d’avoir une arme en cas d’événement.

Mais sans doute les deux hommes avaient vu tout ce qu’ils avaient à voir, avaient dit tout ce qu’ils avaient à dire ; car, faisant volte-face, ils coupèrent à leur tour la rue diagonalement et s’éloignèrent par la rue des Postes.

– Oh ! oh ! murmura Ludovic, Rose-de-Noël courrait-elle, en effet, quelque danger, ainsi que le présageait la Brocante ?

Rose, comme nous l’avons dit, s’était retirée et avait poussé la fenêtre ; mais, comme nous l’avons dit encore, elle était restée debout derrière le rideau : à travers un coin de la vitre, elle vit les deux hommes s’éloigner par la rue des Postes.

Les deux hommes disparus, elle rouvrit la fenêtre et se montra de nouveau. Ludovic remonta sur sa borne et reprit les deux mains de la jeune fille.

– Qu’était-ce donc, ami ? demanda-t-elle.

– Rien, Rosette chérie, répondit Ludovic. Sans doute deux passants attardés qui regagnaient leur domicile.

– J’ai eu peur, dit Rose.

– Moi aussi, murmura Ludovic.

– Toi aussi ? dit la jeune fille ; toi ! tu as eu peur ? C’est bon pour moi d’avoir peur, car la Brocante m’avait effrayée...

Ludovic fit un signe de tête qui voulait dire : « Pardieu ! je le sais bien. »

– Il faut te dire, bon ami, continua Rose, que j’étais en train de lire le livre que tu m’as donné, tu sais, Paul et Virginie. Oh ! que c’est joli ! si joli, que je ne pensais pas à monter me coucher.

– Chère petite Rose !

– Oui, c’est vrai, je savais pourtant que tu devais venir. Eh bien, je ne remontais pas... Que disais-je donc ?

– Tu disais, mon enfant, que la Brocante t’avait effrayée.

– Ah ! oui, c’est juste ; mais te voilà, je n’ai plus peur.

– Tu disais encore que Paul et Virginie t’amusait tellement, que tu ne pensais pas à remonter.

– Non ; imagine-toi qu’il me semblait que je faisais un rêve et que ce rêve s’ouvrait sur une époque de ma vie que j’avais oubliée. Dis donc, Ludovic, toi qui sais tant de choses, est-ce que c’est vrai que l’on a déjà vécu avant de venir au monde ?

– Oh ! pauvre enfant, tu effleures là avec tes jolis petits doigts le grand secret que les hommes regardent à la loupe depuis six mille ans.

– Alors, tu n’en sais rien ? répondit Rose d’un air triste.

– Hélas ! non ; mais pourquoi me fais-tu cette question, Rosette ?

– Attends, je vais te le dire : c’est qu’en lisant la description du pays qu’habitaient Paul et Virginie, de ces grands bois, de ces cascades fraîches, de ces eaux limpides, de ce ciel azuré, il me semblait que, dans ma première vie, dont je ne me souviens que depuis que j’ai lu Paul et Virginie, il me semblait que j’avais habité un pays pareil au leur, avec des arbres à larges feuilles, avec des fruits gros comme ma tête, avec des forêts immenses, avec un soleil d’or, avec une mer couleur du ciel. Tiens, cependant, par exemple, la mer, je ne l’ai jamais vue ; eh bien, quand je ferme les yeux, il me semble que je suis suspendue à un hamac comme celui de Paul, et qu’une femme, noire comme Domingo, me berce en me chantant une chanson... Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! il me semble qu’il ne s’en faut de rien que je me rappelle les paroles de cette chanson. Attends ! attends !...

Et Rose-de-Noël ferma les yeux, faisant un effort pour fouiller au plus profond de sa mémoire. Mais Ludovic lui serra la main en souriant.

– Ne te fatigue pas, petite sœur, dit-il ; ce serait inutile, et, comme tu le disais, c’est un rêve : tu ne saurais te souvenir, enfant, d’une chose que tu n’as ni vue ni entendue.

– Il est possible que ce soit un rêve, dit tristement Rose-de-Noël ; mais, en tout cas, ami, j’ai vu en rêve un bien beau pays.

Et elle tomba dans une douce et profonde rêverie. Ludovic la laissait rêver ; car, à travers l’obscurité, il voyait rayonner son sourire au-dessus de sa tête. Mais, comme cette rêverie durait cependant trop longtemps, à son avis :

– Ainsi, la Brocante t’avait effrayée, pauvre enfant ? dit-il.

– Oui, murmura Rose en hochant la tête de haut en bas, sans néanmoins être entièrement à ce que lui disait Ludovic.

Celui-ci lisait dans la pensée de l’enfant comme dans un livre. Elle songeait au beau pays des tropiques.

– La Brocante est une sotte, reprit Ludovic, une sotte que je tancerai moi-même.

– Vous ? demanda Rose-de-Noël avec étonnement.

– Ou que je ferai tancer par Salvator, reprit le jeune homme avec un peu d’embarras ; car il a son franc parler chez vous, n’est-ce pas, Salvator ?

La question acheva de tirer complètement l’enfant de sa rêverie.

– Oh ! plus que son franc parler, ami, dit-elle ; autorité entière et absolue ; tout ce qui est chez nous est à lui.

– Tout ?

– Oui, tout, les choses et les gens.

– Vous ne vous comptez ni parmi les choses ni parmi les gens, j’espère, Rose-de-Noël ? demanda Ludovic.

– Pardonnez-moi, mon ami, répondit l’enfant.

– Comment ! dit Ludovic en riant, tu appartiens à Salvator, ma chère petite Rose ?

– Sans doute.

– À quel titre ?

– N’appartient-on pas aux gens qu’on aime ?

– Vous aimez Salvator ?

– Plus que tout le monde.

– Vous !... s’écria Ludovic avec une sorte d’étonnement qui s’exprima par un soupir.

Et, en effet, ce mot aimer, dans la bouche de la jeune fille et s’adressant à un autre que lui, serrait douloureusement le cœur de Ludovic.

– Ainsi, vous aimez Salvator plus que tout au monde ? insista-t-il, voyant que Rose-de-Noël ne lui répondait pas.

– Plus que tout au monde ! répéta l’enfant.

– Rose ! dit tristement Ludovic.

– Eh bien, qu’as-tu donc, ami ?

– Tu demandes ce que j’ai, Rose ?... s’écria le jeune homme près d’éclater en sanglots.

– Sans doute.

– Tu ne comprends donc pas ?

– Non, en vérité.

– Ne me disiez-vous pas, Rose, que vous aimiez Salvator plus que tout au monde ?

– Oui, je le disais ; oui, je le répète ; en quoi cela peut-il vous causer du chagrin ?

– L’aimer plus que tout au monde, n’est-ce pas m’aimer moins que lui, Rose ?

– Vous ! moins que lui !... toi ! Que dis-tu donc là, mon Ludovic ?... Mais j’aime Salvator comme un frère, comme un père... tandis que toi...

– Tandis que moi, Rose ?... continua le jeune homme tout frissonnant de plaisir.

– Tandis que vous, ami, je vous aime... comme...

– Comme ?... Voyons, dis, Rose ; comment m’aimes-tu ?

– Comme...

– Achève !

– Comme Virginie aimait Paul.

Ludovic jeta un cri de joie.

– Oh ! chère enfant ! encore ! encore ! Dis-moi la différence qu’il y a entre l’amour que tu as pour moi et tous les autres amours ! dis-moi ce que tu ferais pour Salvator ! dis-moi ce que tu ferais pour moi !

– Eh bien, écoutez, Ludovic : par exemple, si M. Salvator mourait, oh ! je serais bien triste ! je serais bien malheureuse ! je ne m’en consolerais jamais !... tandis que, si vous mouriez, vous... tandis que, si tu mourais, toi, reprit la jeune fille avec passion, tandis que, si tu mourais, toi, je mourrais !

– Rose ! Rose ! chère Rose ! s’écria Ludovic.

Et, se haussant sur la pointe des pieds, et, attirant à lui les mains de la jeune fille, il parvint à mettre ses lèvres de niveau avec ses mains et les baisa amoureusement.

À partir de ce moment, ce fut entre les deux jeunes gens un échange, non plus de paroles, non de mots, non de sons, mais de sensations pures et d’émotions délicieuses. Leurs cœurs battaient d’un même battement, et leur souffle se confondait en un seul souffle.

Quiconque eût passé par là en ce moment et les eût aperçus ainsi entrelacés au milieu de cette nuit sereine, eût emporté comme une parcelle de leur amour, comme une fleur de ce bouquet, comme une note de ce concert.

Rien, en effet, n’était plus adorable que cette fusion de deux âmes chastes, de deux cœurs vierges ne demandant à l’amour que ses mystérieux ravissements, que ses poétiques extases ; c’était tout ce que la plume et le pinceau ont créé de plus doux depuis Ève amoureuse dans le paradis en fleurs, jusqu’à la Mignon de Goethe, cette autre Ève née à l’extrémité de la civilisation, non plus dans l’Éden du mont Ararat, mais dans les jardins de la Bohême.

Quelle heure était-il ? Ils eussent été bien embarrassés de le dire, les pauvres enfants ! Les minutes passaient si doucement, que ni l’un ni l’autre ne sortait de son extase au bruit de leurs ailes.

Le Val-de-Grâce, Saint-Jacques-du-Haut-Pas et Saint-Étienne-du-Mont avaient beau sonner les quarts d’heure, les demi-heures, les heures, de toute la force de leur marteau, ils ne les entendaient pas, et le tonnerre fût tombé dans la rue qu’ils n’y eussent pas fait pas plus d’attention, certainement, qu’au but inconnu où courent les étoiles en tombant du ciel.

Et, cependant, un bruit bien autrement faible que la voix des horloges fit tressaillir tout à coup Ludovic. Rose-de-Noël avait toussé.

Une sueur froide passa sur le front du jeune homme.

Oh ! cette toux, il la reconnaissait : c’était celle qu’il avait combattue et vaincue avec tant de peine.

– Pardon ! pardon, Rose, ma chère Rose ! s’écria-t-il.

– Pardon de quoi, et qu’ai-je à vous pardonner, mon ami ? dit-elle.

– Tu as froid, mon enfant chéri.

– Moi, froid ? dit l’enfant étonnée et charmée en même temps de cette attention de Ludovic.

La pauvre petite – excepté par Salvator – n’était point accoutumée à s’entendre parler avec une pareille sollicitude.

– Oui, Rose, tu as eu froid, tu as toussé ; il est tard, il faut rentrer, Rose.

– Rentrer ! dit-elle.

Et elle prononça ce mot du ton dont elle eût dit : « Mais je croyais que nous allions rester ici toujours. » Aussi fût-ce à la pensée et non au mot que répondit Ludovic.

– Non, ma chère Rose, dit-il, non, impossible, il faut rentrer ; ce n’est point l’ami qui te dit cela, c’est le médecin qui te l’ordonne.

– Adieu donc, méchant médecin ! dit-elle avec tristesse.

Puis elle reprit avec son plus doux sourire :

– Au revoir, mon cher ami !

Et, en disant ces mots, elle se penchait tellement vers Ludovic, que les boucles de ses cheveux effleurèrent le front du jeune homme.

– Oh ! Rose !... Rose ! murmura-t-il avec amour.

Puis, se dressant sur la pointe des pieds, il leva la tête, se grandit de toute sa taille, si bien que ses lèvres se trouvèrent juste à la hauteur du front blanc de la jeune fille.

– Je t’aime, Rose ! dit-il tout bas en baisant ce front si pur.

– Je t’aime ! répéta la jeune fille en recevant le baiser de son amant.

Puis elle disparut, rentrant dans sa cage, si vite, qu’on eût dit qu’elle s’était envolée.

Ludovic sauta à terre ; mais il n’avait pas eu le temps de faire trois pas à reculons – car, en s’éloignant, il ne voulait pas un instant perdre de vue cette fenêtre –, que cette fenêtre se rouvrit.

– Ludovic ! dit la douce voix de Rose-de-Noël.

Le jeune homme bondit en avant et se retrouva sur sa borne, sans savoir comment il y était remonté.

– Rose, dit-il, souffrirais-tu ?

– Non, répondit la jeune fille en secouant la tête, mais je me souviens.

– Comment ! tu te souviens ! et de quoi ?

– D’avoir vécu avant de vivre, dit-elle.

– Mon Dieu ! dit Ludovic, es-tu folle ?

– Non ; tu sais, dans le beau pays que je revoyais tout à l’heure, quand j’étais enfant, couchée comme Virginie dans un hamac, et que ma nourrice, une bonne négresse, nommée... attends ! oh ! elle s’appelait d’un drôle de nom !... elle s’appelait... Danaé !... et qu’une bonne négresse nommée Danaé, chantait, tout en me berçant dans mon hamac.

Et Rose-de-Noël chanta sur un air de berceuse, et en cherchant les premiers mots, comme s’ils ne se présentaient que difficilement et l’un après l’autre à son souvenir :

 

Dodo ! dodo ! piti monde à maman !

Maman chanter, maman cuit vous nanan...

 

Ludovic regarda Rose-de-Noël avec un profond étonnement.

– Attends, attends, continua celle-ci.

 

Vaisseau qui là, si vou le sage,

Porté poisson, porté bagage...

 

– Rose ! Rose ! s’écria Ludovic, sais-tu bien que tu m’effraies ?

– Attends, attends, dit Rose ; l’enfant répond :

 

Mauvais, bon Dié, pas vlé droumi ;

Moi vlé danser ...

LA MAMAN

Ça vous dit là, zami !

Paix bouche à vou, n’a pas fait moi la peine,

Fermé grands yeux, tendé coulé fontaine...

 

–       Rose ! Rose !

–       Attends donc, ce n’est pas fini ; l’enfant reprend :

 

Mauvais, bon Dié ! pas vlé droumi ;

Moi vlé danser...

LA MAMAN

Ça vous di là, zami !

Fourré dans fleurs pitis bras, piti tête ;

Me voir là-bas cherché vous méchant bête ;

Ça chien la mer qui rodé dans bois nous.

Si vous pas bon, li caler nanan vous.

Ti monde à moi ! n’a pas fait moi la peine ;

Fermé grands yeux, tendé coulé fontaine.

L’ENFANT

Maman, bon Dié ! moi vlé droumi,

Pas vlé danser.

LA MAMAN

Cuis nanan pour zami ;

Li va grandi ! li va droumi, droumi !...

 

Et Rose s’arrêta.

Ludovic était demeuré haletant.

– C’est tout, dit l’enfant.

– Rentre, rentre, dit Ludovic, nous reparlerons de tout cela plus tard. Oui, oui, tu te souviens, chère Rose à moi ; oui, comme tu le disais tout à l’heure, nous avons déjà vécu avant de voir le jour.

Et Ludovic sauta à bas de sa borne.

– Je t’aime ! lui jeta Rose en refermant sa fenêtre.

– Je t’aime ! lui renvoya Ludovic assez vivement pour que les deux mots charmants pussent encore passer par la fenêtre entrebâillée. – Oh ! se dit-il ensuite à lui-même, l’étrange chose ! c’est bien une chanson Créole qu’elle m’a chantée là. D’où venait donc la pauvre enfant quand la Brocante l’a recueillie !... Dès demain, je consulterai là-dessus Salvator... Ou je me trompe, ou Salvator en sait sur Rose-de-Noël beaucoup plus qu’il n’en dit.

En ce moment, trois heures sonnaient, et une légère lueur blanchâtre, qui se répandait à l’orient, annonçait que le jour ne tarderait pas à paraître.

– Dors bien, chère enfant de mon cœur, dit Ludovic. À demain !

Et, comme si Rose-de-Noël avait entendu et que ces mots eussent eu un écho dans son cœur, la fenêtre s’entrouvrit de nouveau, et l’enfant jeta à Ludovic :

– À demain.