À peine la porte se fut-elle refermée derrière le général, que Pierre Herbel tendit une seconde fois les bras à son fils, qui, tout en serrant son père sur son cœur, l’entraîna vers un sofa sur lequel il le fit asseoir en s’asseyant près de lui.
Alors, comme s’il obéissait à l’impression des dernières paroles échappées à son frère, le capitaine laissa un instant errer ses yeux sur les splendeurs de l’atelier, sur les tapisseries à personnages royaux, sur les vieux bahuts de la renaissance, sur les pistolets grecs à pommeau d’argent, sur les fusils arabes à incrustations de corail, sur les poignards à fourreau de vermeil, sur les verreries de Bohême, sur les vieilles argenteries de Flandre.
L’examen fut court, et l’œil du capitaine n’avait rien perdu de son sourire limpide et joyeux quand il le reporta sur son fils.
Pétrus, au contraire, honteux de ce luxe qui faisait contraste avec les murs nus de la ferme de Plancoët, avec la mise simple de son père, Pétrus baissa les yeux.
– Eh bien, mon enfant, demanda le père avec le ton d’un doux reproche, voilà tout ce que tu me dis ?
– Oh ! mon père, pardonnez-moi, dit Pétrus ; mais je me reproche de vous avoir fait quitter le chevet d’un ami mourant pour venir à moi, qui pouvais attendre.
– Ce n’est point, souviens-t’en, mon enfant, ce que tu me disais dans ta lettre.
– C’est vrai, mon père, excusez-moi ; je vous disais que j’avais besoin d’argent ; mais je ne vous disais pas : « Quittez tout pour me l’apporter vous-même » ; je ne vous disais pas...
– Tu ne me disais pas ?... répéta le capitaine.
– Rien, rien, mon père, s’écria Pétrus en l’embrassant ; vous avez bien fait de venir, et je suis heureux de vous voir.
– Et puis, Pétrus, continua le père d’une voix légèrement échauffée par l’embrassement de son fils, ma présence était nécessaire, j’avais à causer sérieusement avec toi.
Pétrus se sentit plus à l’aise.
– Ah ! j’entends, mon père, dit-il, vous ne pouvez pas faire pour moi ce que je vous demande et vous avez voulu me le dire vous-même. N’en parlons plus, j’étais un fou, j’avais tort. Oh ! mon oncle me l’avait fait comprendre avant votre arrivée, et je le comprends encore mieux depuis que je vous vois.
Le capitaine secoua la tête avec son bon sourire paternel.
– Non, dit-il, tu ne me comprends pas.
Puis, tirant son portefeuille de sa poche et le posant sur la table :
– Tes dix mille francs sont là, dit-il.
Pétrus fut écrasé par cette inépuisable bonté.
– Oh ! mon père, s’écria-t-il, jamais, jamais !
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai réfléchi, mon père.
– Tu as réfléchi, Pétrus ? et à quoi ?
– À ceci, mon père : c’est que, depuis six mois, j’abuse de votre bonté ; c’est que, depuis six mois, vous faites plus que vous ne pouvez faire ; c’est que, depuis six mois, je vous ruine.
– Pauvre enfant, tu me ruines !... la chose n’est pas difficile.
– Ah ! vous le voyez bien, mon père.
– Ce n’est pas toi qui me ruines, mon pauvre Pétrus ! c’est moi qui t’ai ruiné.
– Mon père !
– Eh ! oui, fit le capitaine avec un retour mélancolique sur le passé ; je t’avais amassé une fortune royale, ou plutôt cette fortune s’était amassée toute seule, car je n’ai jamais bien su, moi, ce que c’était que l’argent ; tu te rappelles comment cette fortune a croulé...
– Oui, mon père, et je suis fier de notre pauvreté quand je pense à la façon dont elle nous est venue.
– Rends-moi cette justice, Pétrus, que, malgré cette pauvreté, je n’ai jamais rien épargné, lorsqu’il s’est agi de ton éducation, de ton bonheur.
Pétrus interrompit son père.
– Et même de mes caprices, mon père !
– Que veux-tu ! avant tout, je tenais à te voir heureux, mon enfant. Qu’aurais-je répondu à ta mère, lorsque venant au-devant de moi, elle m’eût demandé : « Et notre fils ? »
Pétrus se laissa glisser aux genoux du capitaine, tout en éclatant en sanglots.
– Ah ! dit Pierre Herbel tout désappointé, si tu pleures, je ne vais plus savoir rien te dire, moi.
– Mon père ! s’écria Pétrus.
– D’ailleurs, ce que j’avais à te dire, je te le dirai aussi bien à un autre voyage.
– Non, non, tout de suite, mon père...
– Tiens, mon enfant, dit le capitaine en se levant pour échapper à Pétrus, voilà l’argent dont tu as besoin. Tu m’excuseras auprès de mon frère, n’est-ce pas ? tu lui diras que j’ai eu peur d’arriver trop tard, que je suis reparti par la diligence qui m’avait amené.
– Rasseyez-vous, mon père ; la diligence part à sept heures du soir, et il est deux heures de l’après-midi ; donc, vous avez cinq heures devant vous.
– Tu crois ? dit le capitaine sans trop savoir ce qu’il répondait. Et, machinalement, il tira de son gousset une montre d’argent avec une chaîne d’acier qui venait de son père.
Pétrus prit la montre et la baisa. Combien de fois, tout petit, n’avait-il pas écouté, avec les naïfs étonnements de l’enfance, le mouvement de cette montre héréditaire ?
Il eut honte de la chaîne d’or qu’il avait au cou, de la montre aux armes de diamants qui pendait à cette chaîne et qu’il portait dans la poche de son gilet.
– Oh ! oh ! chère montre ! murmura Pétrus en baisant la vieille montre d’argent de son père.
Le capitaine ne comprit pas.
– La veux-tu ? dit-il.
– Oh ! s’écria Pétrus, la montre qui a marqué l’heure de vos combats, l’heure de vos victoires, la montre qui, pareille aux mouvements de votre cœur, n’a jamais battu plus vite au moment du danger que dans les jours de calme, je n’en suis pas digne. Oh ! non, mon père, jamais ! jamais !
– Tu oublies deux autres heures qu’elle a marquées aussi, Pétrus, et qui sont les seules dates de ma vie dont je me souvienne : l’heure de ta naissance ; l’heure de la mort de ta mère.
– Il y a une troisième heure qu’elle marquera pour moi et pour vous à partir d’aujourd’hui, mon père : c’est l’heure où j’ai reconnu mon ingratitude, où je vous ai demandé pardon.
– Pardon de quoi, mon ami ?
– Mon père, avouez que, pour m’apporter ces dix mille francs, il vous a fallu faire les plus grands sacrifices.
– J’ai vendu la ferme, voilà tout ; c’est ce qui m’a retardé.
– Vous avez vendu la ferme ? s’écria Pétrus anéanti.
– Mais oui... Vois-tu, elle était bien grande pour moi tout seul. Si ta pauvre mère n’était pas morte, ou si tu l’avais habitée avec moi, je ne dis pas.
– Oh ! la ferme qui venait de ma mère, vous l’avez vendue ?
– Justement, Pétrus ; comme elle venait de ta mère, c’était ton bien.
– Mon père ! s’écria Pétrus.
– Moi, j’ai dissipé le mien comme un fou. Voilà donc pourquoi j’étais venu. Pétrus, tu vas comprendre cela, vieil égoïste que je suis, j’ai vendu la ferme pour vingt-cinq mille francs.
– Mais elle en valait cinquante mille.
– Tu oublies que j’avais déjà emprunté dessus vingt-cinq mille francs pour te les envoyer.
Pétrus cacha sa tête dans ses mains.
– Eh bien, voilà. Je suis venu moi-même pour te demander si tu pouvais me laisser les quinze mille autres ?
Pétrus regarda son père d’un air effaré.
– Momentanément, reprit le capitaine ; bien entendu que, si tu en as besoin plus tard, tu auras toujours le droit de me les redemander.
Pétrus releva la tête.
– Continuez, mon père, dit-il.
Puis, tout bas :
– C’est ma punition, murmura-t-il.
– Voilà donc mon plan, continua le capitaine, je louerai ou j’achèterai une petite cabane au milieu des bois ; tu connais ma vie, Pétrus ; je suis un vieux chasseur, je ne peux plus me passer de mes fusils et de mon chien ; je chasserai du matin au soir. Quel malheur que tu ne sois pas chasseur ! Tu serais venu me voir ; nous aurions chassé ensemble.
– Oh ! j’irai, j’irai, mon père, soyez tranquille.
– Vrai ?
– Je vous le promets.
– Eh bien, raison de plus... Vois-tu, il y a pour moi deux choses dans la chasse : d’abord, le plaisir de chasser ; puis, ensuite, tu n’as pas idée de la quantité de gens que je nourris avec mon fusil.
– Ah ! mon père, que vous êtes bon ! s’écria Pétrus.
Puis, à demi-voix :
– Que vous êtes grand ! continua-t-il en levant les mains et les yeux au ciel.
– Attends donc, dit le capitaine ; car j’arrive au moment où j’ai compté sur toi, mon pauvre ami.
– Dites, dites, mon père.
– J’ai cinquante-sept ans, l’œil encore clair, le bras encore ferme, le jarret encore solide ; mais on descend vite le côté de la montagne où je suis ! Dans un an, dans deux ans, dans dix ans, l’œil peut se troubler, le bras peut faiblir, le jarret peut broncher ; alors, un beau matin, tu verras arriver un pauvre vieux bonhomme qui te dira : « C’est moi, Pétrus, je ne suis plus bon à rien. As-tu un coin dans ta maison où mettre ton vieux père ? Il a toujours vécu loin de ce qu’il aimait, il voudrait bien ne pas mourir comme il a vécu. »
– Oh ! mon père, mon père, s’écria en sanglotant Pétrus, est-il bien vrai que la ferme soit vendue ?
– D’avant-hier matin, oui, mon ami.
– Mais à qui, mon Dieu ?
– M. Peyrat, le notaire, ne me l’a pas dit. Tu comprends, ce qui m’importait, à moi, c’était d’avoir l’argent ; j’ai pris les dix mille francs dont tu avais besoin, et me voilà.
– Mon père, dit Pétrus en se relevant, il faut que je sache à qui vous avez vendu la ferme de ma mère !
En ce moment, la porte de l’atelier s’ouvrait et le domestique de Pétrus, tout hésitant encore, paraissait, une lettre à la main.
– Oh ! laisse-moi tranquille ! s’écria Pétrus en lui arrachant la lettre des mains ; je n’y suis pour personne.
– Mais, comme il allait jeter cette lettre sur la table, il s’aperçut que l’adresse portait le timbre de Saint-Malo. Il crut un instant que la lettre était pour son père. Mais elle portait cette suscription :
À monsieur le vicomte Pétrus Herbel de Courtenay.
Il ouvrit vivement la lettre.
Elle était du notaire chez lequel le capitaine venait de dire que la vente de la ferme avait été faite.
Pétrus secoua la tête comme pour éteindre le cercle de flamme qui l’entourait, et lut :
« Monsieur le vicomte,
« Votre père, qui a fait chez moi des emprunts successifs montant à la somme de vingt-cinq mille francs, est venu me trouver, il y a trois jours, afin de me vendre sa ferme, déjà hypothéquée pour cette somme de vingt-cinq mille francs.
« Ces vingt-cinq mille francs, m’a-t-il dit, comme les vingt-cinq mille premiers, vous sont destinés.
« Il m’est venu dans l’esprit – excusez-moi, monsieur le vicomte – que vous ignoriez peut-être les sacrifices que votre père fait pour vous, et que ce dernier sacrifice le ruinait complètement.
« J’ai cru qu’il était de mon honneur, comme notaire de votre famille et ami de votre père depuis trente ans, de faire deux choses : la première de ces deux choses, c’était de lui remettre les vingt-cinq mille francs qu’il me demandait, en feignant une vente qui n’existe pas ; la seconde, c’était de vous prévenir de l’état de délabrement où est la fortune de votre père, certain que vous l’ignorez, et que, du moment où vous le saurez, au lieu de concourir à l’anéantir tout à fait, vous ferez vos efforts pour la rétablir.
« Si vous gardez les vingt-cinq mille francs, il faudra bien que la vente se réalise.
« Mais si le besoin que vous avez de ces vingt-cinq mille francs n’était qu’un de ces besoins que l’on peut ajourner ou même écarter tout à fait, et que, par un moyen ou par un autre, vous puissiez, d’ici à huit jours, faire rentrer ces vingt-cinq mille francs entre mes mains, monsieur votre père resterait propriétaire de la ferme, et vous lui épargneriez, je crois, un immense chagrin.
« Je ne sais comment vous qualifierez ma demande auprès de vous, mais je crois que c’est celle d’un honnête homme et d’un ami.
« Recevez, etc.
« PEYRAT, notaire à Saint-Malo. »
Le tout était accompagné d’un de ces parafes compliqués comme en faisaient, il y a vingt-cinq ans, les notaires de province. Pétrus respira et porta à ses lèvres la lettre du digne notaire, qui ne la croyait certes pas destiné à cet honneur. Puis, se retournant vers le capitaine :
– Mon père, dit-il, je pars avec vous ce soir pour Saint-Malo.
Le capitaine jeta un cri de joie ; mais aussitôt, en réfléchissant et avec une certaine inquiétude :
– Que viens-tu faire à Saint-Malo ? demanda-t-il.
– Rien... Vous reconduire, mon père... J’avais cru, en vous voyant, que vous veniez passer quelques jours avec moi. Cela vous est impossible : c’est moi qui vais passer quelques jours avec vous.
Et, en effet, le soir même, après avoir écrit deux lettres, l’une à Régina, l’autre à Salvator, après avoir emmené dîner son père – non point chez le général, dont les reproches ou les sarcasmes eussent blessé son cœur endolori, mais dans un restaurant où tous deux, à une petite table, ils firent un dîner plein d’intimité et de tendresse –. Pétrus monta avec son père dans la voiture de Saint-Malo et quitta Paris, bien affermi dans la résolution qu’il venait de prendre.