CCLXVI – Un amateur de peinture.
L’affluence des amateurs qui visitaient l’atelier de Pétrus, les uns par curiosité pure et simple, les autres avec le désir réel d’acheter, était si grande, que l’on faisait littéralement queue à la porte.
C’était le dimanche suivant que devait commencer la vente, c’est-à-dire dans trois jours.
On était au jeudi.
Vers onze heures du matin, l’atelier présentait donc l’aspect d’une marée montante.
C’était le mouvement des vagues toujours plus pressées, toujours montant plus haut, c’était leur bruit.
Tout, dans la chambre attenante, était, au contraire, immobilité, solitude, silence.
Nous aurions dû dire isolement, car la solitude n’était point complète : la chambre était occupée par Pétrus.
Il était assis près de la fenêtre et accoudé à un petit guéridon sur lequel était une lettre tout ouverte, qu’il n’avait relue qu’une fois, mais dont chaque mot avait pénétré au plus profond de son cœur.
Il était facile de voir que le jeune homme était brisé.
De temps en temps, il appuyait ses mains sur ses oreilles pour ne pas entendre le bruit qui se faisait dans la chambre voisine.
De temps en temps aussi, de grosses larmes roulaient sur ses joues et tombaient sur la lettre ouverte devant lui.
Pourquoi donc Pétrus, qui, à la voix de Salvator, avait pris résolument son parti, pourquoi donc Pétrus était-il redevenu plus pâle et plus plein d’hésitation que jamais ?
C’est qu’il venait de recevoir une lettre de Régina, et que cette lettre avait brisé comme verre la résolution du jeune homme.
On se rappelle qu’au moment où il avait quitté Régina, celle-ci lui avait fait une douce promesse pour le lendemain – une lettre.
Seulement, elle n’avait point voulu lui dire ce que contiendrait cette lettre.
Elle avait voulu, avec une délicatesse toute féminine, qu’un parfum de bonheur, d’autant plus suave qu’il était inconnu, suivît celui qu’elle aimait.
Cette lettre, Pétrus l’avait reçue.
C’était celle sur laquelle se fixaient ses yeux ; c’était celle sur laquelle tombaient ses larmes.
Et, en effet, vous allez voir qu’elle promettait bien du bonheur, et que l’on pouvait longuement et tristement pleurer sur pareil bonheur perdu.
La voici :
« Mon bien-aimé Van Dyck,
« Je vous ai promis, hier, en vous quittant, une heureuse nouvelle.
« Cette nouvelle, la voici :
« C’est dans un mois la fête de mon père, et il a été décidé entre ma tante et moi que le cadeau que nous ferions au maréchal serait le portrait de la petite Abeille.
« En outre, hier, M. le comte Rappt a été chargé par le château d’une mission pour la cour de Saint-Pétersbourg, mission qui doit l’éloigner pendant six semaines...
« Vous devinez, n’est-ce pas ?
« Une fois ce point décidé, que le présent à faire au maréchal serait le portrait de sa petite favorite, il ne fut pas difficile d’arrêter que le peintre qui ferait ce portrait serait M. Pétrus Herbel de Courtenay.
« Vous savez que ce dernier nom a une influence énorme sur la marquise de la Tournelle, qui est à genoux devant les couronnes fermées.
« Or, voici ce qui me reste à vous apprendre :
« À partir de dimanche prochain, à midi, il y aura séance tous les jours à l’atelier de M. Pétrus Herbel de Courtenay.
« La petite Abeille sera conduite chez son peintre ordinaire par la marquise de la Tournelle, sa grand-tante, et par la comtesse Régina, sa grande sœur.
« Il y aura des jours où la marquise de la Tournelle sera empêchée par son régime d’hygiène ou ses devoirs de dévotion.
« Sa sœur Régina la conduira donc seule.
« Selon l’habileté du peintre, le portrait sera fait en quelques séances ou durera un mois.
« Pourvu que le portrait soit ressemblant, on ne se plaindra point du temps que le peintre aura mis à le faire.
« Afin qu’il n’y ait point de discussion sur le prix, ce prix a été fixé d’avance à deux cents louis.
« Seulement, comme M. Pétrus Herbel de Courtenay sera peut-être trop fier pour les accepter, il est convenu d’avance que cette somme sera employée à faire des aumônes, à acheter des potiches et à donner à la petite Rose-de-Noël une robe couleur de ciel pareille à celle que désirait tant la pauvre Peau-d’Âne.
« Ainsi, mon bien cher Van Dyck, attendez dimanche à midi la petite Abeille, la marquise de la Tournelle et votre bien tendre
« RÉGINA. »
Or, c’était cette lettre qui, malgré la bonne nouvelle, et surtout à cause de la bonne nouvelle qu’elle contenait, faisait Pétrus désespéré.
Dimanche, à midi, Régina viendrait avec sa tante et sa sœur, et que trouveraient les trois femmes ?
Le commissaire-priseur vendant les tableaux et les meubles de Pétrus !
Et Pétrus n’avait rien dit !
Comment supporterait-il cette honte ?
Il eut un instant l’idée de fuir, de s’exiler, de ne plus revoir Régina.
Mais ne plus revoir Régina, c’était renoncer à la vie.
C’était bien plus que cela : c’était la mort du cœur dans un corps vivant.
Un instant, Pétrus regretta, non pas d’avoir sauvé son père de la ruine – disons-le, cette mauvaise pensée ne se présenta pas même à son esprit –, mais de ne pas avoir accepté l’offre de Jean Robert.
Pétrus, en effet, n’avait qu’à travailler ardemment comme il travaillait autrefois pour rendre à Jean Robert, dans un bien court espace de temps, l’argent que celui-ci lui aurait prêté.
Son repos momentané, son luxe, ses chevaux, sa voiture avaient même produit, commercialement parlant, un excellent effet.
On avait cru qu’il avait hérité de quelque oncle inconnu, qu’il n’avait point besoin d’argent, et, de ce moment-là, ses tableaux avaient doublé de prix.
Seulement, tout à son amour, Pétrus ne faisait pas de tableaux.
Mais, s’il trouvait seulement à emprunter une somme de dix mille francs, il en ferait, des tableaux, et, en trois mois, il rendrait la somme, à quelque taux qu’elle lui fût prêtée.
Pourquoi ne demanderait-il pas à Salvator de lui faire prêter cette somme ?
Non : le visage sévère de Salvator interdirait une pareille demande.
D’ailleurs, la voix de Salvator, pareille à un écho de l’inexorable loyauté, n’avait-elle pas répondu : « Le 4 avril ! »
Pétrus secoua donc la tête, et, comme s’il répondait lui-même à sa propre pensée :
– Non, non, dit-il ; tout, plutôt que de m’adresser à Salvator !
Il est vrai qu’il ajouta :
– Mais aussi tout, plutôt que de perdre Régina !... En ce moment même, un nouveau visiteur faisait son entrée dans l’atelier.
Comme ce nouveau visiteur est destiné à jouer un grand rôle dans les scènes qui vont suivre, que nos lecteurs nous permettent d’abandonner Pétrus à ses sombres pensées pour jeter un regard sur le nouveau venu.
C’était un homme de quarante-huit à cinquante ans, d’assez haute taille, aux épaules carrées, au cou robuste, à la poitrine large.
Sa tête était couverte d’une forêt de cheveux roux, frisés, et presque crépus ; ses sourcils, d’un noir de jais – contraste étrange avec ses cheveux –, étaient épais et rudes, et semblaient armés de longs poils roides et piquants comme des aiguilles.
Ses favoris, qu’il portait en collier, étaient d’un brun qui tirait sur le roux et mêlés de quelques poils gris et blancs qui, les émaillant çà et là, ne permettaient pas d’en indiquer franchement la couleur.
En somme, le visage de cet inconnu indiquait la franchise, la rudesse même, mais non la méchanceté.
Tout au contraire, le sourire qui semblait en permanence sur ses lèvres dénonçait une sorte de débonnaireté joviale, une manière d’humeur rude à la surface, mais douce et bonne au fond.
À la première vue, on se fût éloigné de lui.
À la seconde, on lui eût tendu la main, tant l’expression hilare dont sa figure était empreinte donnait de sympathie pour lui.
Nous avons dit l’âge qu’il paraissait avoir.
Cet âge était constaté, ou à peu près, par une double ride assez profonde creusée en accent circonflexe sur son front, immédiatement au-dessus du nez.
Quant à la profession du personnage, elle était facile à déterminer d’après plusieurs indices.
D’abord, sa marche trahissait l’allure du marin par ce déhanchement particulier aux gens qui ont longtemps voyagé sur mer et qui, même sur l’élément solide, conservent cet écartement de jambes à l’aide duquel les fils de Neptune, comme dirait un membre de l’Académie française, ont l’habitude de lutter contre le roulis et le tangage.
En outre, à défaut de reconnaissance de ce signe, l’investigation des curieux eût pu être guidée par un autre non moins significatif.
L’inconnu portait à ses oreilles deux petites ancres d’or.
Son costume était assez recherché, quoiqu’il eût semblé, même aux gens les moins difficiles, d’un goût un peu équivoque.
Il consistait en un habit bleu à boutons de métal, démesurément ouvert pour laisser voir un gilet de velours sur lequel flottait en sautoir une énorme chaîne d’or.
Le reste du corps était vêtu d’un pantalon large à plis se rétrécissant sur la botte et connu à cette époque sous le nom de pantalon à la cosaque.
Enfin, les bottes elles-mêmes, au contraire du pantalon, qui se rétrécissait sur elles, s’élargissaient sous lui pour dessiner le contour d’un pied que la nature, dans sa maternelle prévoyance, avait évidemment formé pour maintenir son propriétaire en équilibre au milieu des mouvements les plus fantasques de l’Océan irrité.
À l’autre extrémité, son visage s’épanouissait dans une cravate blanche surmontée d’un large col, comme aurait pu le faire un bouquet de pivoines dans un cornet de papier blanc.
Un foulard à carreaux rouges et verts, attaché autour du cou par un de ces nœuds que l’on appelle à la marinière, et un chapeau de feutre noir, à larges bords et à long poil, complétaient ce costume.
Ajoutons qu’il tenait à la main un énorme rotin cueilli par lui sans doute dans les Indes orientales ou occidentales, qui, toutes deux, ont l’avantage de voir pousser ce végétal intéressant ; et qu’en l’honneur d’un souvenir quelconque que lui rappelait cette canne, il y avait fait adapter une pomme d’or proportionnée à sa taille gigantesque.
Qui pouvait attirer à une vente de tableaux ce singulier personnage ?
Si Pétrus eût été un peintre de marine, la visite de quelque riche marin retiré et voulant faire l’acquisition d’une galerie maritime n’eût rien eu de surprenant.
Mais un marin dans l’atelier d’un peintre d’histoire, et même d’un peintre de genre, avait de quoi étonner à bon droit les véritables amateurs.
Aussi, à l’arrivée du marin dans l’atelier, l’attention des personnes présentes, uniquement concentrée jusque-là sur les tableaux, se tourna-t-elle en grande partie sur le nouveau venu.
Lui, sans se déconcerter, s’arrêta juste au milieu de l’escalier, jeta un regard investigateur tout autour de lui, tira un étui de sa poche, tira de l’étui une paire de lunettes à branches d’or, appliqua les lunettes sur son nez, et marcha droit à un tableau de Chardin qui, au moment où il l’avait aperçu, sembla l’attirer tout particulièrement.
Ce tableau représentait une ménagère ratissant les légumes qu’elle va mettre dans son pot-au-feu.
Le feu, le pot et les légumes étaient peints avec une telle vérité, que le marin, à la vue du pot-au-feu dont le couvercle était sur le fourneau, s’écria tout haut en approchant son nez de la toile et en aspirant bruyamment :
– Hum ! hum !...
Puis, faisant clapper sa langue :
– Le bouillon vous en vient à la bouche, continua-t-il.
Ensuite, levant la main gauche en l’air avec un mouvement qui dénotait la plus complète admiration :
– Magnifique ! dit-il toujours sur le même ton élevé et absolument comme s’il eût été seul, magnifique de tout point !
Quelques visiteurs, qui partageaient l’opinion du nouveau venu sur le tableau de Chardin, se rapprochèrent de lui, tandis que s’en éloignaient ceux qui ne la partageaient point.
Après avoir longuement et minutieusement regardé le tableau en élevant et en abaissant tour à tour ses lunettes, il le quitta, quoique avec un air de profond regret, et, apercevant une des premières marines de Gudin :
– Oh ! oh ! dit-il, voici de l’eau ; regardons un peu cela de plus près.
Et, en effet, il s’avança jusqu’à toucher le tableau du bout du nez.
– Oui, mille sabords ! dit-il, c’est de l’eau, et de l’eau salée même... Oh ! oh ! mais de qui est donc ce tableau ?
– D’un jeune homme, monsieur, d’un jeune homme, dit un vieux monsieur qui savourait une prise de tabac devant la marine que contemplait l’homme de mer.
– Gudin, reprit l’amateur, qui venait de découvrir la signature du tableau. En effet, j’avais entendu prononcer ce nom-là en Amérique ; mais c’est la première fois que je vois un tableau de ce maître ; car, tout jeune que vous dites qu’il est, monsieur, à mon avis, celui qui a fait cette barque-là et cette vague-là est un maître. Je suis moins content des matelots qui la montent ; mais on ne peut exceller en tout. Ah ! voyons, voyons...
Et le marin se mit à regarder de plus près.
– Et que dites-vous de ce brick qu’on voit là-bas, dans le fond ?
– Monsieur, ne vous en déplaise, je dis que c’est une corvette et non un brick... une corvette qui court devant le vent, bâbord amures, sous sa grande voile, sa misaine et ses deux huniers ; ce qui est bien modeste de sa part, car, avec une pareille brise, elle pourrait hisser ses perroquets et même ses bonnettes. Moi, par ce temps-là, j’avais l’habitude de crier : « Toutes voiles dehors ! »
Et, selon l’habitude qu’il avait eue, et qu’il conservait, le marin prononça ce commandement du plus haut de sa voix.
Tout le monde se retourna. Quelques amateurs continuèrent leurs investigations particulières ; mais la plus grande partie des auditeurs se rallia autour du marin, et, pour nous servir d’un terme emprunté à la profession poétique à laquelle il appartenait, marcha de conserve avec lui.
L’inconnu, comme on voit, n’avait point parlé pour les sourds. Aussi le vieux monsieur qui avait déjà échangé quelques mots avec lui, ramassant ses paroles au bond :
– Ah ! ah ! monsieur, dit-il, il paraît que vous avez commandé un navire ?
– J’ai eu cet honneur, monsieur, répondit l’étranger.
– Un trois-mâts, un brick, une corvette ?
– Une corvette.
Puis, comme s’il ne désirait pas pousser plus loin la conversation, en matière nautique du moins, le marin abandonna les vagues, la barque et la corvette de Gudin pour s’occuper d’un Boucher.
Mais le vieil amateur, qui, sans doute, désirait savoir ce qu’un homme si expert en art pensait du peintre ordinaire de madame du Berry, ne l’abandonna point dans la courbe qu’il décrivait.
Comme un astre entraîne ses satellites dans son tourbillon, tous les auditeurs du marin l’accompagnèrent.
– Quoique celui-ci ne soit point signé, dit notre homme regardant le tableau du successeur de Carle Vanloo, il n’est pas besoin de demander de qui il est : c’est la Toilette de Vénus de Boucher. Le peintre, par flatterie, a donné à sa Vénus les traits de la malheureuse courtisane qui, à cette époque, déshonorait la monarchie française... Mauvaise peinture ! mauvais peintre ! je n’aime pas Boucher ! Et vous, messieurs ?
Et, sans attendre que ceux auxquels il s’adressait lui répondissent :
– C’est un coloriste estimable, ajouta-t-il toujours à haute voix, je le sais ; mais c’est un peintre prétentieux et maniéré comme les personnages de son temps... Vilaine époque ! mesquine imitation des manières de la renaissance ! Ce n’est ni de la chair comme Titien, ni de la viande comme Rubens.
Puis, se retournant vers ses auditeurs :
– Et voilà précisément, messieurs, dit-il, pourquoi j’aime Chardin : c’est le seul véritablement fort, parce qu’il est véritablement simple au milieu de l’afféterie et de la convention de ce siècle... Oh ! la simplicité, messieurs, la simplicité ! vous avez beau dire, il faudra toujours en revenir là.
Personne ne contesta la vérité de l’axiome.
Bien plus, l’amateur qui avait déjà dialogué avec le marin regarda autour de lui, comme pour demander la parole, et, voyant que personne ne la lui contestait :
– Parfaitement juste, monsieur, dit-il, parfaitement juste.
L’amateur commençait à s’engouer singulièrement de ce marin brusque mais franc, brutal mais philosophe.
– Si je vis assez longtemps pour réaliser mon rêve, continua le capitaine d’un ton mélancolique, je mourrai le plus heureux des hommes, car j’aurai attaché mon nom à une grande œuvre.
– Et serait-on indiscret, monsieur, demanda le vieil amateur, de chercher à connaître ce rêve ?
– Nullement, monsieur, nullement, répondit le capitaine. Je veux fonder une école gratuite de dessin où les maîtres n’auront d’autre mission que d’enseigner la simplicité en art.
– Grande idée, monsieur !
– N’est-ce pas ?
– Très grande, très grande, et tout à fait philanthropique. Monsieur habite la capitale ?
– Non, mais j’espère m’y fixer ; je commence à me lasser de faire le tour du monde.
– Vous avez fait le tour du monde ? s’écria le monsieur avec admiration.
– Six fois, monsieur, répondit simplement le capitaine.
L’amateur recula d’un pas.
– Mais c’est donc pire que M. de la Pérouse, dit-il.
– M. de la Pérouse ne l’avait fait que deux fois, répondit le marin avec la même simplicité.
– Je parle peut-être à un marin illustre ? répliqua l’amateur.
– Peuh ! fit l’inconnu avec modestie.
– Enfin, monsieur, puis-je vous demander votre nom ?
– Je me nomme Lazare-Pierre Berthaut, dit Monte-Hauban.
– Seriez-vous parent du fameux Berthaut de Montauban, neveu de Charlemagne ?
– Renaud de Montauban, vous voulez dire ?
– Ah ! c’est vrai. – Renaud... Berthaut...
– Oui, l’on confond facilement l’un avec l’autre ; je ne crois pas avoir cet honneur, à moins que ce ne soit par les femmes. Puis il y a dans notre nom une H que les Renaud de Montauban n’ont jamais eu l’honneur de porter.
L’amateur, qui ne comprenait pas à quel endroit de son nom le capitaine Monte-Hauban mettait l’H, essaya vainement de prononcer Montauban en mettant l’H avant l’M.
Mais, après de vains efforts, il y renonça, se persuada qu’il avait mal entendu et que c’était au blason du marin et non pas à son nom qu’il fallait faire honneur de cette arme et non plus de cette lettre.
Alors, tirant de sa poche une carte de visite, il la remit au capitaine en lui disant :
– Capitaine, on me trouve chez moi les lundis, les mercredis et les vendredis, de trois à cinq heures du soir. À cinq heures, je dîne, et, si vous voulez me faire parfois l’honneur d’accepter mon modeste repas, j’ai une femme qui raffole des combats maritimes : vous ferez son bonheur et le mien en nous en narrant quelques-uns.
– Avec plaisir, monsieur, dit le capitaine en mettant la carte dans sa poche ; les combats, à mon sens, ne sont faits que pour être racontés.
– Très juste, monsieur, très juste, dit l’amateur en saluant et en se retirant.
Cet amateur conquis par le capitaine, celui-ci recommença de plus belle ses exclamations devant chaque tableau et fit la conquête de deux ou trois autres amateurs qu’il étonna comme le premier par la justesse de ses jugements et son enthousiasme passionné pour la peinture simple.
Au bout de deux heures, il faisait l’admiration générale. On le suivait dans les différentes courbes qu’il décrivait à travers l’atelier, et on l’écoutait avec cette attention et ce recueillement qui sont le propre des écoliers studieux lorsqu’ils se trouvent en face d’un célèbre professeur.
Ce manège – et c’en était un dans toute l’acception du mot – dura jusqu’à cinq heures, heure à laquelle, comme nous l’avons dit, les visiteurs se retiraient.
Au moment où le domestique de Pétrus ouvrait la porte pour signifier que l’heure de sortir était arrivée, le capitaine venait de retourner un tableau posé contre la muraille et qui, par sa position, comme on le voit, ne paraissait pas destiné à être vendu avec les autres.
En effet, ce tableau était une esquisse de combat de la Belle-Thérèse contre la Calypso, esquisse que, d’après un récit animé de son père, Pétrus s’était amusé un jour à jeter sur la toile.
– Par le dieu des mers, s’écriait-il, est-ce croyable ?
Malgré l’invitation du domestique, les assistants se groupèrent autour du capitaine.
– Que voulez-vous dire, monsieur ? demandèrent vingt voix en même temps.
– Oh ! messieurs, s’exclama le capitaine en s’essuyant les yeux, excusez mon émotion ; mais, en voyant, aussi fidèlement représenté, un des premiers combats auxquels j’ai pris part, et une part glorieuse, je puis le dire, les larmes, malgré moi, s’échappent de mes yeux.
– Pleurez, capitaine ! pleurez ! dirent les assistants.
– Un seul homme, ajouta le capitaine, aurait pu peindre avec cette fidélité extraordinaire le combat de la Calypso et de la Belle-Thérèse, et cet homme n’a jamais tenu un pinceau.
– Mais, enfin, demandèrent les auditeurs, dont la curiosité était au dernier point éveillée par cet épisode dramatique, quel est cet homme ?
– C’est le capitaine qui commandait la Belle-Thérèse.
– Et le capitaine de la Belle-Thérèse, dirent plusieurs voix, c’était vous, n’est-ce pas, monsieur ?
– Non, ce n’était pas moi, reprit Monte-Hauban avec un geste superbe ; non : c’était mon fidèle ami, le capitaine Herbel. Qu’est-il devenu depuis que nous nous sommes séparés à Rochefort, après avoir vainement tenté de sauver l’empereur... je veux dire Bonaparte ?
– Oh ! dites l’empereur, dites l’empereur, affirmèrent quelques assistants plus hardis que les autres.
– Eh bien, oui, l’empereur, s’écria le capitaine ; car, enfin, on a beau lui contester ce titre, il l’a porté, et glorieusement même. Pardonnez à un ancien serviteur cet enthousiasme peut-être irréfléchi.
– Oui, oui, dirent plusieurs voix ; mais enfin, pour revenir au capitaine Herbel ?...
– Dieux sait où il est maintenant, le pauvre vieux, continua le capitaine en levant les yeux et les bras au ciel.
– Monsieur, dit le domestique, que cette scène touchante empêchait de renvoyer les visiteurs, je ne sais pas où est le capitaine Herbel aujourd’hui, mais ce que je sais, c’est qu’il y a huit jours à peine il était ici.
– Le capitaine Herbel ? s’écria l’amateur d’une voix de tonnerre.
– Lui-même, répondit le domestique.
– Et vous dites que vous ignorez où il est maintenant ?
– Quand je dis cela, monsieur, c’est une manière de parler : il doit être à Saint-Malo.
– Je cours le rejoindre ! s’écria le capitaine en se précipitant vers la porte, toujours suivi de son flot d’amateurs.
Puis, s’arrêtant tout à coup en occasionnant un reflux parmi ceux qui le suivaient :
– Mais ne vous trompez-vous pas ? dit-il au domestique ; vous avez vu le capitaine ?
– Ici même.
– Dans cet atelier ?
– Dans cet atelier.
– Et vous êtes sûr de ce que vous dites ?
– Je crois bien que j’en suis sûr ! c’est moi qui l’ai fait monter, ou plutôt c’est lui qui m’a fait descendre.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que je l’empêchais de monter.
– Et à propos de quoi, demanda le capitaine, mon vieil ami se trouvait-il dans l’atelier d’un peintre ?
– Mais à propos de ce que ce peintre est son fils, répondit le domestique.
– Eh quoi ! s’écria le capitaine en faisant deux pas en avant, le célèbre peintre Pétrus est le fils de l’illustre capitaine Herbel ?
– Oui, monsieur, son propre fils, dit le domestique, et le propre neveu du général de Courtenay.
– Bon ! bon ! je suis un marin, moi, et ne connais pas les généraux de terre, surtout quand ils sont devenus généraux dans l’armée de Condé.
Mais, se reprenant aussitôt :
– Pardon, messieurs, pardon, dit-il ; peut-être ma brusque franchise heurte-t-elle quelque susceptibilité ; mais c’est sans intention aucune, je vous le proteste.
– Non, capitaine, non, rassurez-vous, reprirent plusieurs voix.
– Mais alors, dit le capitaine, dont le visage sembla s’inonder de joie, alors... si ce jeune Pétrus... est le fils de mon ami Herbel ?...
– Mais alors ?... répétèrent les assistants vivement intéressés.
– Faites-moi venir ce jeune homme, dit brusquement le capitaine.
– Excusez, répondit le domestique, mais monsieur ne reçoit personne.
La figure du capitaine se décomposa et les muscles de sa face s’émurent de façon à imiter le mouvement des vagues.
– Mais tu me prends donc pour personne... ou pour tout le monde ? s’écria le capitaine d’une voix tonnante en s’avançant vers le pauvre diable, comme s’il s’apprêtait à le prendre au collet.
Le domestique se souvint de l’entrée du capitaine Herbel chez son fils, et, n’ayant aucune raison de croire que le capitaine Monte-Hauban était d’humeur plus douce que son confrère, il pria poliment les amateurs de descendre, afin que le capitaine pût jouir d’un tête-à-tête avec celui qu’il désirait tant voir.
À leur grand regret, les visiteurs évacuèrent l’atelier.
Ils eussent voulu jouir de la joie qu’allait éprouver le brave capitaine en embrassant le fils d’un ancien ami.
Lorsque le domestique se trouva seul avec le capitaine :
– Qui annoncerai-je, monsieur ? demanda-t-il à celui-ci.
– Annonce un des héros de la Belle-Thérèse, dit le capitaine en se rengorgeant.
Le domestique entra chez Pétrus.