CCLIX – Le château de Viry.

 

Pour ceux de nos lecteurs qui ignoreraient le but de l’expédition de Salvator, de M. Jackal et de Roland, nous allons dire quelques mots de ce qui s’était passé la surveille.

Salvator, en voyant le délai fixé par le roi pour le retour de l’abbé Dominique arriver à pas de géant, Salvator était venu trouver M. Jackal et lui avait dit :

– Vous m’avez autorisé, monsieur, à venir vous trouver toutes les fois que j’aurais à vous signaler une injustice ou un mal quelconque à réparer.

– En effet, mon cher monsieur Salvator, avait répondu M. Jackal, je me rappelle vous avoir dit cela.

– Eh bien, je viens vous parler de la condamnation de M. Sarranti.

– Ah ! vous venez pour me parler de cette condamnation ?

– Oui.

– Parlons-en donc, avait dit M. Jackal en abaissant ses lunettes.

Salvator continua :

– Monsieur, si vous aviez la conviction que M. Sarranti est innocent, feriez-vous pour le sauver tout ce qui est en votre pouvoir ?

– Naturellement, cher monsieur Salvator.

– Eh bien, vous allez me comprendre alors : j’ai cette certitude.

– Malheureusement, avait fait M. Jackal, je ne l’ai pas, moi.

– Aussi viens-je chez vous pour vous la donner ; j’ai non seulement la certitude, mais même la preuve de l’innocence de M. Sarranti.

– Vous, cher monsieur Salvator ? Ah ! tant mieux !

Salvator confirma ce qu’il avait dit par un signe de tête.

– Vous avez cette preuve ?

– Oui.

– Eh bien, que ne la montrez-vous, en ce cas ?

– Je viens précisément pour vous prier de m’aider à la mettre au jour.

– Tout à votre disposition, cher monsieur Salvator ; parlez donc vite.

– Non, je ne viens point vous parler ; les paroles ne sont pas des preuves : je viens pour agir.

– Agissons.

– Pouvez-vous disposer de la nuit prochaine ?

M. Jackal lança de côté sur Salvator un regard rapide comme l’éclair.

– Non, dit-il.

– Et de la nuit qui suivra la nuit prochaine ?

– Parfaitement ; seulement, il faut que je sache pour combien de temps vous m’enlevez.

– Pour quelques heures seulement.

– Si l’expédition est dans Paris ou hors Paris ?

– Hors Paris.

– À combien de lieues, à peu près ?

– À quatre ou cinq lieues.

– Bien !

– Alors vous serez prêt ?

– Je serai à vos ordres.

– À quelle heure ?

– À partir de minuit, corps et âme.

– À après-demain donc, à minuit ?

– À après-demain, à minuit.

Et Salvator avait quitté M. Jackal.

Il était huit heures du matin.

Sous la voûte, il s’était croisé avec un homme tellement enveloppé dans une longue redingote à collet droit, qu’elle semblait faite exprès pour lui cacher le visage.

Il n’y avait pas fait grande attention.

Les gens qui rendaient visite à M. Jackal avaient quelquefois de graves raisons pour ne pas rendre les visites à visage découvert.

L’homme était monté chez M. Jackal.

On avait annoncé M. Gérard.

M. Jackal avait laissé échapper une espèce d’exclamation de joie, et la porte s’était refermée sur eux.

La conférence avait duré près d’une heure.

Peut-être saurons nous plus tard ce qui s’était passé dans cette conférence ; mais, pour le moment, nous sommes obligés de suivre sur la route de Fontainebleau Salvator, M. Jackal et Roland.

La route se fit rapidement.

Arrivé devant le pont Godeau, Salvator dit au cocher d’arrêter, et l’on descendit.

– Je crois, dit M. Jackal, que nous avons perdu votre chien ; ce serait dommage, car il a l’air d’un animal bien intelligent.

– D’une intelligence extraordinaire, dit Salvator ; au reste, vous allez voir.

M. Jackal et Salvator suivirent cette route de pommiers que nos lecteurs connaissent déjà et qui aboutissait à la grille du parc.

En avant de la grille, ils trouvèrent Roland, qui les attendait, étendu tout de son long au clair de la lune, la tête haute et dans l’attitude des grands sphinx d’Égypte.

– C’est ici ! dit Salvator.

– Belle propriété ! dit M. Jackal en relevant ses lunettes et en plongeant son regard à travers la grille dans la profondeur du parc.

– Et comment pénètre-t-on là-dedans ?

– Oh ! bien facilement, comme vous allez voir, répondit Salvator. – Houp ! Brésil !

Le chien se dressa d’un seul mouvement sur les quatre pattes.

– Je croyais que vous appeliez votre chien Roland, dit M. Jackal.

– À la ville, oui ; mais, à la campagne, je l’appelle Brésil ; c’est toute une histoire que je vous conterai en son lieu et place. – Ici, Brésil !

Salvator avait gagné la portion du mur qu’il avait l’habitude d’escalader. Brésil, sur l’injonction de son maître, s’était approché. Salvator le prit et l’enleva à bras tendus – comme nous l’avons vu faire à la première expédition à laquelle nous avons assisté – jusqu’au chaperon du mur, sur lequel Brésil se cramponna avec ses deux pattes de devant, et, lui posant les deux pattes de derrière sur ses épaules :

– Saute ! dit-il.

Le chien sauta et retomba de l’autre côté.

– Ah ! ah ! fit M. Jackal, je commence à comprendre ; c’est une manière de nous montrer le chemin.

– Justement ! À notre tour, dit Salvator en s’enlevant à la force des poignets jusqu’au chaperon du mur et en s’asseyant à califourchon sur l’arête.

Puis, de là, tendant les deux mains à M. Jackal :

– À vous, dit-il.

– Ah ! dit celui-ci, c’est inutile. Et il s’enleva à son tour comme avait fait Salvator, avec une agilité que le jeune homme était bien loin de soupçonner chez lui.

Il est vrai que, maigre comme il l’était, les mains n’avaient pas un grand poids à porter.

– Alors, dit le jeune homme, je ne m’inquiète plus de vous.

Et il sauta de l’autre côté du mur.

M. Jackal en fit autant avec une légèreté et une dextérité qui révélaient une grande habitude de la gymnastique.

– Maintenant, dit Salvator tout en contenant Brésil du geste, savez-vous où nous sommes ?

– Non, dit M. Jackal ; mais j’espère que vous me ferez la grâce de me le dire.

– Nous sommes au château de Viry.

– Ah ! ah ! Viry !... Qu’est-ce que cela ?

– Je vais aider votre mémoire : au château de Viry, chez l’honnête M. Gérard.

– Chez l’honnête M. Gérard ? Hum !... le nom ne m’est pas inconnu.

– Non, je crois du moins ; c’est cette propriété qu’il n’habitait plus depuis de longues années, et qu’il avait louée à M. Lorédan de Valgeneuse pour y cacher Mina.

– Mina ?... Quelle Mina ? demanda M. Jackal.

– C’est la jeune fille qui avait été enlevée à Versailles.

– Ah ! bon ! Et qu’est-elle devenue ?

– Voulez-vous me permettre de vous raconter une petite anecdote, monsieur Jackal ?

– Racontez, cher monsieur Salvator ; vous savez le plaisir que j’ai à vous entendre.

– Eh bien, un de mes amis, en Russie (il était à Saint-Pétersbourg), eut l’imprudence, en jouant chez un grand seigneur, de mettre sur la table de jeu une fort belle tabatière garnie en diamants ; la tabatière disparut. Il tenait beaucoup à sa tabatière.

– Cela se comprend, dit M. Jackal.

– C’était moins à cause des diamants qu’à cause de la personne qui la lui avait donnée.

– J’y eusse tenu pour les deux raisons.

– Eh bien, comme il y tenait autant pour une seule que vous eussiez tenu pour les deux, il confia sa mésaventure au maître de la maison, employant toute sorte de circonlocutions pour en arriver à lui dire qu’il avait un voleur chez lui. Mais, à sa grande stupéfaction, le maître de la maison ne parut pas autrement étonné.

« – Donnez-moi le signalement bien exact de votre tabatière, lui dit-il.

« Mon ami le lui donna.

« – Vous allez vous adresser à la police, alors ?

« – Oh ! pas du tout ; ce serait le moyen que vous ne la revissiez jamais. Ne dites pas un mot du vol, au contraire.

« – Mais quel moyen emploierez-vous ?

« – C’est mon affaire ; je vous dirai cela en vous rendant la tabatière.

« Au bout de huit jours, le grand seigneur se présenta chez mon ami.

« – Est-ce celle-là ? lui demanda-t-il en lui montrant une tabatière.

« – Justement, dit celui-ci.

« – C’est votre tabatière ?

« – Mais certainement.

« – Eh bien, la voici ; mais ne la posez plus sur les tables de jeu ; je comprends qu’on vous l’ait volée ; elle vaut dix mille francs comme un kopek.

« – Comment diable avez-vous pu la rattraper ?

« – C’était un de mes amis qui vous l’avait prise : le comte un tel.

« – Et vous avez osé la lui redemander ?

« – La lui redemander ? Oh ! non pas, il se serait blessé de la réclamation.

« – Comment avez-vous fait, alors ?

« – Comme il avait fait lui-même : je la lui ai volée. »

– Ah ! ah ! fit M. Jackal.

– Comprenez-vous l’apologue, cher monsieur Jackal ?

– Oui ; M. de Valgeneuse avait enlevé Mina à Justin.

– C’est cela ? et moi, j’ai enlevé Mina à M. de Valgeneuse.

M. Jackal bourra son nez de tabac.

– Je n’ai rien su de cela, dit-il.

– Non.

– Comment donc M. de Valgeneuse n’est-il pas venu se plaindre à moi ?

– Nous avons arrangé la chose ensemble, cher monsieur Jackal.

– Si la chose est arrangée... dit l’homme de police.

– Jusqu’à nouvel ordre, du moins.

– N’en parlons plus.

– Non, parlons de M. Gérard.

– J’écoute.

– Eh bien, M. Gérard, comme je vous le disais, avait donc quitté le château depuis de longues années.

– Quelque temps après le vol de M. Sarranti et la disparition de son neveu et de sa nièce ; ces faits sont à ma connaissance ; ils ont été établis par les débats, devant la cour d’assises.

– Maintenant, la façon dont le neveu et la nièce de M. Gérard ont disparu est-elle à votre connaissance ?

– Non ; vous savez que M. Sarranti a constamment nié sa participation à ce fait.

– Il avait raison ; car, lorsque M. Sarranti quitta le château de Viry, les deux enfants étaient parfaitement vivants et jouaient tranquillement sur la pelouse.

– Il l’a dit, du moins.

– Eh bien, moi, monsieur Jackal, dit Salvator, je sais ce que ces deux enfants sont devenus.

– Bah !

– Oui.

– Dites, cher monsieur Salvator ; vous m’intéressez vivement !

– La jeune fille a été tuée d’un coup de couteau par madame Gérard, et le petit garçon noyé par M. Gérard.

– Dans quel but ? demanda M. Jackal.

– Vous oubliez que M. Gérard était à la fois tuteur et héritier des enfants.

– Oh ! que me dites-vous là, cher monsieur Salvator ! Je n’ai point connu madame Gérard...

– Qui n’a jamais été madame Gérard, mais qui était simplement Orsola.

– C’est possible ; mais j’ai connu M. Gérard, l’honnête M. Gérard, comme on l’appelle.

Et la lèvre de M. Jackal se crispa sous un sourire qui n’appartenait qu’à lui.

– Eh bien, dit Salvator, l’honnête M. Gérard noyait le petit garçon, tandis que sa femme égorgeait la petite fille.

– Et vous pouvez me donner la preuve de cela ? dit M. Jackal.

– Certainement.

– Quand ?

– Tout de suite... si toutefois vous consentez à me suivre.

– Puisque je suis venu jusqu’ici... dit M. Jackal.

– Autant aller jusqu’au bout, n’est-ce pas ?

M. Jackal fit de la tête et des épaules un signe d’assentiment.

– Venez donc, dit Salvator.

Et tous deux, suivant le mur du parc, s’acheminèrent vers la maison, tandis que Salvator, de la voix et du geste, retenait Brésil, qui semblait attiré vers un point du parc par quelque puissance inconnue et invisible.