CCLXXV – Le successeur de saint Pierre.

 

Léon XII – Annibale della Genga, né près de Spolète, le 17 août 1760, élu pape le 28 septembre 1823 – occupait le trône pontifical depuis près de cinq ans.

C’était donc, au jour où nous sommes arrivés, un vieillard de soixante-huit ans, grand, mince, à l’air triste et serein à la fois ; se tenant d’habitude dans un cabinet pauvre, presque sans meubles, vivant, avec son chat, son compagnon le plus habituel, d’un peu de polenta ; se sachant très malade ; se voyant dépérir avec une résignation presque joyeuse ; ayant déjà reçu le viatique vingt-deux fois, c’est-à-dire ayant déjà été vingt-deux fois en danger de mort, et tout disposé à mettre, comme Benoît XIII, son cercueil sous son lit.

Annibale della Genga avait été nommé sur la désignation de son collègue le cardinal Severoli qui, ayant été écarté du pontificat par l’exclusion de l’Autriche, l’indiqua comme son successeur.

Au moment où trente-quatre votes le firent pape et où les cardinaux qui venaient de le nommer lui adressaient leurs félicitations, il leva sa robe de pourpre, et, montrant aux électeurs du conclave ses jambes enflées :

– Comment, s’écria-t-il, pouvez-vous croire que je consente à me charger du fardeau que vous voulez m’imposer ? Il est trop pesant pour moi ; que deviendra l’Église au milieu de tous ses embarras, lorsque sa direction sera remise aux soins d’un pape infirme et moribond ?

C’était justement cette qualité d’infirme et de moribond qui valait son exaltation à Léon XII.

On n’élit un nouveau pape qu’à la condition qu’il mourra le plus tôt possible, et pas un des deux cent cinquante-quatre successeurs de saint Pierre n’avait encore atteint l’âge du prince des apôtres – c’est-à-dire vingt-cinq ans de pontificat.

Non videbis annos Petri{22} ! tel est le proverbe ou plutôt la prédiction dont on salue l’élection de chaque nouveau pape.

En s’imposant le nom de Léon XII, Annibale della Genga semblait avoir pris le double engagement de mourir vite.

Le Florentin Léon XI, élu en 1605, n’avait régné que vingt-sept jours.

Et cependant cet homme débile, aux jambes enflées, sembla un instant avoir reçu des mains de saint Paul l’épée de l’Église.

Il fit une terrible guerre au brigandage, enlevant tous les paysans d’un village pour les transporter dans son pays natal, à Spolète. Ces paysans étaient accusés d’avoir des relations avec les bandits et un peu d’être bandits eux-mêmes. À partir de ce moment, on n’entendit pas plus parler d’eux que s’ils eussent été transportés à Botany-Bay{23}.

D’un autre côté, il s’était montré fort sévère sur les règlements religieux en défendant les spectacles et les autres amusements pendant l’année du jubilé.

Il avait fait un désert de Rome.

Or, les Romains de la ville n’ont qu’une ressource : le loyer de leurs maisons.

Les Romains de la montagne n’ont qu’un commerce : leurs relations avec les bandits.

Il en résultait que, le pape Léon XII ayant ruiné à la fois les Romains de Rome et les Romains de la montagne, le pape Léon XII était à la fois exécré des habitants de la ville et des habitants de la campagne.

À sa mort, deux habitants d’Ostie, qui avaient commis le crime de manifester leur sympathie pour le défunt, faillirent être égorgés.

Dans sa jeunesse, n’étant pas d’Église et étant appelé il marchesino – le petit marquis –, il lui avait été prédit par un astrologue qu’il serait pape un jour.

Ce fut à la suite de cette prédiction, que sa famille le fit entrer dans les ordres.

Quel était le fait qui avait donné lieu à la prédiction ?

Un fait assez étrange et qui ne pouvait découvrir l’avenir qu’à un homme véritablement doué de la double vue.

Étant au collège de Spolète, les enfants faisaient une procession à l’insu de leurs professeurs, portant sur un brancard la statue de la Madone.

Le petit marquis de la Genga – ses ancêtres avaient reçu le titre de marquis et la propriété de la terre de la main de Léon X –, le petit marquis de la Genga, étant le plus beau de tous les enfants, avait été choisi pour remplir le rôle de la Madone.

Tout à coup, on entend venir un professeur ; les élèves qui portaient le brancard prennent la fuite, et la Vierge glisse de leurs épaules et tombe à terre sans pourtant tomber de la litière improvisée pour elle.

Un sorcier prédit alors que l’enfant tombé des épaules de ses camarades en jouant le rôle de la Madone serait pape un jour.

Cinquante ans après, le sorcier mort depuis longtemps, la prophétie se réalisa.

Cette beauté qui avait valu à l’enfant l’honneur de jouer le rôle de la Vierge avait, disait-on, plus d’une fois mis en péril l’âme du prêtre.

On parlait de deux grandes passions qui avaient épuré sa vie, en supposant qu’elles ne l’eussent pas souillée : l’une pour une noble Romaine, l’autre pour une grande dame bavaroise.

Lorsqu’on lui annonça la visite de l’ambassadeur de France, il était occupé à faire la chasse aux petits oiseaux dans le jardin du Vatican.

La chasse était la seule passion – le saint-père l’avouait lui-même –, la chasse était la seule passion qu’il n’eût pas vaincue. Les zelanti lui faisaient un crime de cet amusement.

Léon XII aimait fort M. de Chateaubriand.

Lorsqu’on lui annonça la visite de l’ambassadeur de France, il se hâta de remettre aux mains de son valet de chambre le fusil à un coup avec lequel il chassait, et, ordonnant qu’on introduisît l’illustre visiteur sans le faire attendre une seconde, il se rendit à son cabinet.

On introduisit l’ambassadeur et son client à travers un corridor noir jusqu’au sanctuaire de Sa Sainteté.

Lorsqu’ils parurent sur le seuil de la porte, le pape était déjà assis et attendant.

Il se leva et alla au-devant du poète.

Le poète, selon le cérémonial habituel, et sans vouloir se souvenir de la haute charge dont il était revêtu, le poète mit un genou en terre.

Mais Léon XII le releva vivement, ne souffrant point qu’il restât dans cette humble posture, le prit par la main et le conduisit à un fauteuil.

Il n’en fut point de même pour Dominique.

Le pape le laissa s’agenouiller et baiser le bas de sa robe.

Quand le pape se retourna, il vit M. de Chateaubriand debout et lui fit de nouveau signe de s’asseoir.

Mais celui-ci :

– Très saint-père, dit-il, que Votre Béatitude souffre, non seulement que je reste debout, mais que je me retire. Je vous ai amené ce jeune homme, qui vient en appeler à vous de la vie de son père. Il a fait quatre cents lieues pour venir, il fera quatre cents lieues pour s’en aller. Il est venu dans l’espérance, et, selon que vous direz oui ou non, il s’en ira dans la joie ou dans les larmes.

Puis, se retournant vers le jeune moine, qui était demeuré à genoux :

– Ayez bon courage, mon père ! lui dit-il ; je vous laisse avec celui qui est autant au-dessus des rois que les rois sont au-dessus du pauvre mendiant qui nous a demandé l’aumône à la porte du Vatican.

– Retournez-vous donc à l’ambassade, demanda le jeune moine, presque effrayé d’être abandonné à ses propres forces, et ne vous reverrai-je pas ?

– Oh ! si fait, dit en souriant le protecteur de frère Dominique ; je ressens un trop vif intérêt à votre égard pour m’éloigner ainsi. Je vais, avec la permission de Sa Sainteté, vous attendre dans les Stanze. Ne craignez pas de me faire attendre, j’oublierai le temps devant les œuvres de celui qui l’a vaincu.

Le pape lui tendit la main, et, malgré sa résistance, l’ambassadeur la lui baisa.

Puis il sortit, laissant face à face le plus haut et le plus bas degré de l’échelle religieuse :

Le pape et le moine.

Moïse n’était pas plus pâle et plus tremblant lorsqu’il se trouva sur le Sinaï, aveuglé par les rayons de la gloire divine, que ne le devint frère Dominique lorsqu’il se trouva seul à seul avec Léon XII.

Plus il était venu de loin pour chercher celui qui tenait dans sa main la vie de son père, plus son cœur était plein d’angoisse et de doute en l’abordant.

Le pape n’eut qu’à jeter un regard sur le beau moine pour comprendre qu’il allait s’évanouir. Il lui tendit la main.

– Courage, mon fils ! lui dit-il ; quelque faute, quelque péché, quelque crime que vous ayez commis, la miséricorde de Dieu est plus grande que toute la malice humaine.

– Je suis un pécheur, étant un homme, ô saint-père ! répondit le dominicain ; mais, si je ne suis pas sans péché, j’espère être sans faute et je suis sûr d’être sans crime.

– En effet, il me semble que votre illustre introducteur m’a dit, mon fils, que vous veniez m’implorer pour votre père.

– Oui, Votre Sainteté, c’est en effet pour mon père que je viens.

– Où est votre père ?

– Il est en France, il est à Paris.

– Que fait-il ?

– Condamné par la justice ou plutôt par la méchanceté des hommes, il attend la mort.

– Mon fils, ne nous faisons pas accusateurs de nos juges ; Dieu les jugera sans accusation.

– En attendant, mon père est innocent et mon père va mourir.

– Le roi de France est un prince religieux et bon, mon fils ; pourquoi ne vous êtes-vous pas adressé à lui ?

– Je me suis adressé à lui, et il a fait pour moi tout ce qu’il pouvait faire. Il a suspendu le couteau de la justice pendant trois mois, le temps que je vinsse de Paris à Rome et que je retournasse de Rome à Paris.

– Et qu’êtes-vous venu faire à Rome ?

– Vous le voyez, très saint-père, me jeter à vos pieds.

– Je ne tiens pas dans ma main la vie temporelle des sujets du roi Charles X. Mon pouvoir ne s’exerce que sur la vie spirituelle.

– Je ne demande pas grâce, très saint-père, je demande justice.

– De quoi est accusé votre père, mon fils ?

– Il est accusé de vol et d’assassinat.

– Et vous dites qu’il est innocent de ces deux crimes ?

– Je connais le voleur, je connais l’assassin.

– Mais pourquoi ne révélez-vous pas ce terrible secret ?

– Ce n’est pas le mien : c’est celui de Dieu, c’est celui de la confession. Et, en sanglotant, Dominique, prosterné aux pieds du saint-père, frappa le parquet de son front.

Léon XII regarda le jeune homme avec un air de profonde commisération.

– Et vous êtes venu me dire, mon fils ?...

– Je suis venu vous dire, ô très saint-père, à vous l’évêque de Rome, le vicaire du Christ, le serviteur de Dieu, je suis venu vous dire : Dois-je laisser mourir mon père quand j’ai là, sur ma poitrine, dans ma main, à vos pieds, la preuve de son innocence ?

Et le moine déposa aux pieds du souverain pontife, mais couverte d’une enveloppe, mais cachetée, la confession de M. Gérard, écrite de la main de M. Gérard, signée de M. Gérard.

Puis, toujours à genoux, les deux mains étendues vers le manuscrit, le regard suppliant, les yeux en larmes, les lèvres tremblantes, le moine attendit la réponse de son juge.

– Vous dites, mon fils, fit Léon XII d’une voix émue, que cet aveu a été remis en vos mains ?

– Par le coupable lui-même, très saint-père.

– À quelle condition ?

Le moine poussa un gémissement.

– À quelle condition ? répéta Léon XII.

– À celle de ne le rendre public qu’après sa mort.

– Alors attendez la mort du coupable, mon fils.

– Mais mon père... mon père !

Le souverain pontife se tut à son tour.

– Mon père va mourir, sanglota le moine, et mon père est innocent !

– Mon fils, répondit le pape d’une voix lente mais ferme, mon fils, périsse un innocent, périssent dix innocents, périsse le monde plutôt qu’un dogme !

Dominique se releva le désespoir dans l’âme, mais, chose étrange, le visage calme. Ses lèvres, relevées par le sourire du dédain, burent ses deux dernières larmes. Ses yeux se séchèrent comme si l’on eût passé un fer rouge devant eux.

– C’est bien, très saint-père, je vois que je n’ai plus rien à espérer en ce monde que de moi-même.

– Vous vous trompez, mon fils, dit le pape, car je viens vous dire : Vous ne révélerez pas la confession du coupable, et cependant votre père vivra.

– Sommes-nous au temps des miracles, très saint-père ? car je ne vois plus maintenant qu’un miracle qui puisse sauver mon père.

– Vous vous trompez, mon fils ; car, sans que vous me révéliez rien – le mystère de la confession est sacré pour moi comme pour les autres –, sans que vous me révéliez rien, je puis écrire au roi de France que votre père est innocent, que je le sais – si c’est un mensonge, je le prendrai sur moi, et j’espère que Dieu me le pardonnera –, et que je lui demande sa grâce.

– Sa grâce ! vous n’avez pas trouvé un autre mot à dire, très- saint-père, et, en effet, il n’y a pas d’autre mot que le mot grâce. Mais on ne fait grâce qu’aux coupables ; mon père est innocent, et, pour les innocents, il n’y a pas de grâce. Mon père mourra donc.

Et le moine s’inclina respectueusement devant le représentant du Christ.

– Pas encore ! s’écria Léon XII ; ne vous en allez pas encore, mon fils ! réfléchissez.

Mais Dominique, pliant les genoux :

– Une seule faveur, très saint-père, dit-il, votre bénédiction !

– Oh ! de grand cœur, mon enfant ! s’écria Léon XII.

Et il étendit les mains.

– Votre bénédiction in articulo mortis{24}, murmura le moine.

Le souverain pontife hésita.

– Que comptez-vous donc faire, mon enfant ? demanda-t-il.

– Ceci, très saint-père, c’est mon secret, plus profond, plus muet, plus terrible que celui de la confession.

Léon XII laissa tomber ses deux mains.

– Je ne puis bénir celui qui me quitte, dit-il, avec un secret qu’il ne peut révéler au vicaire de Jésus-Christ.

– Alors, ce n’est plus votre bénédiction que je vous demande, très saint-père, ce sont vos prières.

– Allez, mon fils, elles ne vous manqueront pas.

Le moine s’inclina et sortit d’un pas ferme, lui qui était entré d’un pas tremblant.

Quant au souverain pontife, la force lui manqua, et il se laissa retomber sur son fauteuil de bois en murmurant :

– Ô mon Dieu ! veillez sur cet enfant ; car il est de la race de ceux avec lesquels on faisait autrefois des martyrs.