CCLXVIII – Où le capitaine Berthaut Monte-Hauban prend des proportions gigantesques.

 

Le parrain et le filleul s’installèrent dans un des cabinets des Frères-Provençaux, et, sur la demande du capitaine Monte-Hauban, qui prétendait ne pas s’y connaître, Pétrus commanda le dîner.

– Tout ce qu’il y aura de meilleur dans l’établissement, garçon, tu entends ? dit-il à Pétrus. Tu dois être familiarisé avec les soupers coquets, mon drôle ! Les mets les plus chers, les vins les plus généreux. J’ai entendu parler d’un certain vin de Syracuse que l’on buvait ici autrefois. Assure-toi, Pétrus, si ce vin existe toujours ; je suis las du madère : j’ai mis cinq ans à en boire tout un chargement, et cela m’en a dégoûté.

Pétrus demanda du vin de Syracuse.

Nous ne donnerons point la carte du dîner que Pétrus commanda, sur les pressantes instances de son parrain.

Ce fut un véritable dîner de nabab, et le capitaine avoua au dessert qu’il n’avait pas trop mal dîné.

Pétrus le regarda avec étonnement ; car, de sa vie, même chez le général, qui s’y connaissait assez cependant, il n’avait festoyé de cette luxueuse façon.

Ce n’était point, au reste, le premier étonnement que le capitaine eût causé à Pétrus.

Il lui avait vu jeter une piastre au gamin qui avait ouvert la portière en arrivant aux Frères-Provençaux ; en passant devant le Théâtre-Français, il lui avait vu louer une loge, et, comme il avait dit au capitaine que le spectacle était mauvais :

– Eh bien, avait répondu simplement celui-ci, nous sommes libres de n’y point aller ; mais j’aime à m’assurer un endroit où dormir après mes repas.

Enfin, la carte commandée, il lui avait vu donner un louis au garçon pour que le vin de Bordeaux fût tiède, le vin de Champagne glacé, et que le service se continuât sans interruption.

En un mot, depuis que le marin avait adressé la parole à Pétrus, celui-ci avait marché de surprises en surprises et d’étonnements en éblouissements.

Le capitaine Monte-Hauban prenait les proportions du Plutus antique : l’or lui sortait de la bouche, des yeux, des mains, comme les rayons du soleil.

Il semblait qu’il n’eût qu’à secouer ses habits pour en faire pleuvoir des pièces d’or.

C’était enfin le véritable nabab classique.

Aussi Pétrus, à la fin du dîner, Pétrus, le cerveau un peu excité par les vins différents que, sur les instances de son parrain, il avait bus, lui qui d’ordinaire ne buvait que de l’eau, Pétrus crut avoir fait un rêve, et il fut obligé d’interroger son parrain pour s’assurer que tous les événements qui se succédaient depuis cinq heures n’étaient nullement les péripéties d’une féerie du Cirque ou du théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Emporté par ce qu’il voyait dans le pays irisé des chimères, Pétrus se laissa aller à une douce rêverie à laquelle le parrain, qui le regardait du coin de l’œil, permit volontairement qu’il s’abandonnât pendant quelques instants.

Le ciel noir et bas au-dessous duquel il errait depuis quelques jours s’éclairait peu à peu, et finit, grâce à l’imagination brillante du jeune peintre, par s’illuminer tout à coup des feux les plus éclatants. Cette vie de luxe, qui lui paraissait la condition nécessaire de son amour princier, lui envoyait ses parfums les plus doux, ses souffles les plus caressants. Qu’allait-il lui manquer, en effet ? N’avait-il point, comme la couronne fermée de quatre diadèmes des dauphins de France, n’avait-il point cette quadruple couronne de la jeunesse, du talent, de la richesse et de l’amour ?

C’était à n’y pas croire.

Tombé si bas la veille, toucher tout à coup aux sommets les plus élevés !

Cependant, cela était.

Il fallait donc s’accoutumer au bonheur, si imprévu, si improbable qu’il fût.

Mais, s’écrieront les délicatesses et les susceptibilités, Pétrus allait donc désormais faire dépendre son bonheur, son génie, sa fortune, du caprice d’un inconnu ; il allait donc recevoir l’aumône de la richesse d’une main étrangère ? Ce n’est point ainsi que vous nous aviez, monsieur le poète, présenté votre jeune ami.

Eh ! mon Dieu, messieurs les puritains, je vous ai présenté un cœur et un tempérament de vingt-six ans ; je vous ai présenté un homme de génie aux passions ardentes ; je vous ai dit qu’il ressemblait à Van Dyck jeune. Rappelez-vous les amours de Van Dyck à Gênes, rappelez-vous Van Dyck cherchant la pierre philosophale à Londres.

Avant d’accepter l’intervention du marin dans sa vie, Pétrus s’était fait à lui-même toutes les objections que vous nous faites ; mais il s’était dit que cet homme n’était pas un étranger, que cette main n’était pas une main inconnue : cet homme était l’ami de son père ; cette main était celle qui, en versant sur son front l’eau du baptême, avait pris l’engagement de veiller à son bonheur dans ce monde et dans l’autre.

D’ailleurs, l’aide que lui offrait le capitaine était momentanée.

Pétrus acceptait, mais à la condition de rendre.

Nous l’avons dit, ses tableaux avaient acquis une grande valeur par son repos même ; Pétrus pouvait, en travaillant d’une façon raisonnable, gagner ses cinquante mille francs par an ; il aurait, avec cette somme, bientôt rendu au parrain les dix mille francs que celui-ci lui avait prêtés, et à ses créanciers les vingt ou vingt-cinq mille francs qu’il leur redevait peut-être.

Puis, voyons, supposez un instant que ce parrain inattendu, mais dont on connaissait cependant l’existence, supposez qu’il fût mort là-bas, à Calcutta, à Valparaiso, à Bogota, aux îles Sandwich ; supposez qu’en mourant il eût laissé toute sa fortune à Pétrus, Pétrus eût-il dû la refuser ?

En pareille circonstance, lecteur sévère, si sévère que vous soyez, refuseriez-vous quatre millions de capital et cinq cent mille livres de rente que vous laisserait, à vous, un parrain, si inconnu, si étranger, si inattendu qu’il fût ?

Non, vous les accepteriez.

Eh bien, puisque vous accepteriez quatre millions de capital et cinq cent mille livres de rente d’un parrain mort, pourquoi n’accepteriez-vous pas dix, quinze, vingt, trente, cinquante, cent mille francs d’un parrain vivant ?

Autant vaudrait trouver mauvais tous les dénouements antiques, parce qu’ils sont descendus du ciel dans une machine !

Vous me direz que le capitaine Monte-Hauban n’était pas un dieu.

Si l’or n’est pas un dieu, les dieux sont d’or.

Puis joignez à tout cela une passion, c’est-à-dire un folie, tout ce qui remue le cœur, tout ce qui trouble la raison.

Aussi quel avenir Pétrus rêva-t-il pendant ces quelques minutes de silence ! quels horizons dorés se développèrent à ses yeux ! comme il se berça doucement sur les nuages d’azur de l’espérance !

Le capitaine finit par le tirer de sa rêverie.

– Eh bien ? lui demanda-t-il.

Pétrus tressaillit, fit un effort et retomba du ciel sur la terre.

– Eh bien, dit-il, je suis à vos ordres, mon parrain.

– Même pour aller au Théâtre Français ? demanda celui-ci en riant.

– Pour aller où vous voudrez.

– Ton dévouement est si grand, qu’il mérite d’être récompensé. Eh bien, non, nous n’irons pas au Théâtre Français : des vers tragiques après boire, et même avant boire, ne sauraient être que d’un médiocre intérêt. Je vais aller chercher ma valise, remercier mon hôtesse, et, dans une heure, je suis chez toi.

– Vous accompagnerai-je ?

– Non, je te rends ta liberté ; va à tes affaires, si tu as des affaires nocturnes – tu dois en avoir, mon gaillard ! car, avec une tournure et une physionomie comme les tiennes, toutes les femmes doivent être folles de toi.

– Oh ! oh ! dit Pétrus, vous me voyez en véritable parrain, c’est-à-dire en second père.

– Et gageons, continua le capitaine avec son gros rive moitié vulgaire, moitié narquois, que tu les aimes toutes, ou tu ne seras pas le fils de ton père. N’y a-t-il pas un empereur romain qui désirait que tous les hommes n’eussent qu’une seule tête pour décapiter l’univers d’un seul coup ?

– Oui, Caligula.

– Eh bien, ton brave homme de père, tout au contraire de désirer comme ce bandit-là la fin du monde, aurait voulu avoir cent bouches pour embrasser cent femmes à la fois.

– Je ne suis pas si gourmand que mon père, dit Pétrus en riant, et une seule bouche me suffit, à moi.

– Alors, nous sommes amoureux ?

– Hélas ! fit Pétrus.

– Bravo ! je t’eusse déshérité si tu n’avais pas été amoureux... Et nous sommes payés de retour, cela va sans dire ?

– Oui... Oh ! je suis bien aimé, et j’en remercie le ciel.

– Tout est pour le mieux... Et belle ?

– Belle comme un ange !

– Eh bien, mon garçon, j’arrive comme marée en carême – car, en ma qualité d’enfant de la mer, je sais qu’on dit marée en carême et non pas mars en carême, comme vous dites, vous autres terriens –. Était-ce la dot qui empêchait le mariage de se faire ? J’en apporte une, deux, s’il le faut.

– Merci cent fois, mon parrain : elle est mariée.

– Comment ! malheureux, tu aimes une femme mariée ! et la morale donc ?

– Mon cher parrain, des circonstances font que, toute mariée qu’elle est, je puis l’aimer sans que la morale soit offensée le moins du monde.

– Allons, allons, tu me raconteras ce roman. Non ? N’en parlons plus ; garde ton secret, mon garçon ; tu me le raconteras quand nous nous connaîtrons davantage, et tu n’auras peut-être pas tout à fait perdu ton temps ; je suis un homme de ressources, va ! Nous autres vieux loups de mer, nous avons du loisir de reste pour étudier toutes les ruses de guerre ; je pourrais t’être utile dans l’occasion ; mais, provisoirement motus, n’en parlons plus. « Il est plus aisé de se taire tout à fait que de ne point commencer de parler du moment où l’on a ouvert la bouche », comme il est dit dans l’Imitation de Jésus-Christ, livre Ier, chap. XX.

Cette citation faillit faire tomber à la renverse Pétrus, qui venait de se lever.

C’était décidément un puits de science que le parrain Pierre, et, si le fameux Puits-qui-parle avait véritablement parlé, il ne se serait certes pas permis de parler mieux que le capitaine Berthaut dit Monte-Hauban.

Il parlait de tout, voyait tout, savait tout comme le Solitaire : astronomie et gastronomie, peinture et médecine, philosophie et littérature ; il avait des connaissances universelles, et il était facile de soupçonner qu’il cachait encore plus de choses qu’il n’en disait.

Pétrus passa une de ses mains sur son front pour essuyer la sueur qui commençait à y perler, et l’autre main sur ses yeux pour voir, s’il était possible, plus clair dans cette aventure.

– Oh ! oh ! fit le marin en tirant un immense chronomètre de son gousset, il est six heures ; il est temps d’appareiller, mon garçon.

Les deux dîneurs prirent leurs chapeaux et descendirent.

La carte du dîner montait à cent soixante-dix francs.

Le capitaine donna deux cents francs et laissa les trente francs pour le garçon.

La voiture de Pétrus stationnait à la porte.

Pétrus engagea le capitaine à y monter ; mais celui-ci refusa, disant qu’il avait envoyé chercher une voiture par le garçon, pour ne pas priver Pétrus de la sienne.

Pétrus eut beau résister, le capitaine fut inébranlable.

La voiture arriva.

– À ce soir, mon garçon, dit Pierre Berthaut en sautant dans le sapin que lui avait amené le garçon ; mais ne te gêne pas pour rentrer : si je ne te dis pas bonne nuit ce soir, je te dirai bonjour demain matin. – Cocher, Chaussée d’Antin, hôtel du Havre, dit-il.

– À ce soir ! répondit Pétrus en jetant de la main un adieu au capitaine.

Puis, se penchant à l’oreille du cocher :

– Où vous savez, dit-il.

Et les deux voitures partirent en sens inverse, la voiture du capitaine remontant la rive droite, la voiture de Pétrus traversant la Seine au pont des Tuileries et remontant la rive gauche jusqu’au boulevard des Invalides.

Le lecteur le moins perspicace s’était bien douté, nous l’espérons, que c’était là qu’allait le jeune homme.

La voiture l’arrêta à l’angle du boulevard et de la rue de Sèvres, laquelle, comme on sait, est parallèle à la rue Plumet.

Arrivé là, Pétrus ouvrit lui-même son coupé et sauta légèrement à terre. Puis, laissant au cocher le soin de refermer la portière, il commença sous les fenêtres de Régina sa promenade accoutumée.

Toutes les persiennes étaient fermées, excepté les deux persiennes de la chambre à coucher. C’était l’habitude de Régina de laisser ses persiennes ouvertes, afin que les premiers rayons du jour vinssent la réveiller. Les doubles rideaux étaient baissés ; mais la lampe qui était pendue à la rosace du plafond éclairait les rideaux de façon qu’il pût voir passer et repasser la silhouette de la jeune femme, comme on voit sur les draps blancs les personnages de verre des lanternes magiques.

Le front de la jeune femme était penché et elle se promenait lentement dans la chambre, le coude droit dans sa main gauche et le bas de la figure appuyé dans sa main droite.

C’était l’attitude de la rêverie dans son expression la plus gracieuse.

À quoi rêvait-elle ?

Oh ! la chose est bien facile à deviner.

À l’amour qu’elle avait pour Pétrus, à l’amour que Pétrus avait pour elle.

À quoi peut rêver, en effet, une jeune femme quand cet ange en prières qu’on appelle un amant étend vers elle ses deux bras protecteurs ?

Et lui, que venait-il lui dire, à cette belle rêveuse qui ne le savait point là ?

Il venait lui raconter les féeries de la soirée, lui dire sa joie, lui faire part en pensée, sinon en paroles, de sa bonne fortune, accoutumé qu’il était, ne vivant qu’en elle, que par elle et pour elle, à rapporter à elle tout ce qui lui arrivait de gai ou de triste, d’heureux ou de malheureux.

Il se promena une heure environ et ne s’éloigna qu’après avoir vu s’éteindre la lampe de Régina.

Puis, l’obscurité s’étant faite, il lui envoya à deux mains toute sorte d’heureux rêves et reprit le chemin de la rue de l’Ouest, le cœur rempli des émotions les plus douces.

En arrivant chez lui, il trouva le capitaine Pierre Berthaut déjà carrément installé dans son appartement.