CCLIII – Printemps, jeunesse de l’année ! jeunesse, printemps de la vie !

 

À neuf heures, Pétrus quittait son oncle et reprenait le chemin de la rue Notre-Dame-des-Champs.

Avant de rentrer chez lui, il leva la tête vers son pauvre atelier, qui, dans cinq jours, allait être si complètement dévasté, et il y vit de la lumière.

– Jean Robert ou Ludovic, murmura-t-il.

Et il passa en faisant de la tête au concierge un signe qui équivalait à ces mots : « Je ne prends pas la clef, puisqu’on m’attend. » Le jeune homme ne se trompait point : c’était Jean Robert qui l’attendait.

À peine Pétrus eut-il paru sur le seuil, que Jean Robert s’élança dans ses bras et s’écria :

– Succès, mon cher Pétrus ! succès !

– Quel succès ? demanda Pétrus.

– Quand je dis succès, continua Jean Robert, je devrais dire enthousiasme.

– De quoi me parles-tu ? voyons ! demanda Pétrus en souriant ; car, enfin, s’il y a succès, je veux y applaudir ; s’il y a enthousiasme, je veux le partager.

– Comment, quel succès ? comment, quel enthousiasme ? Tu as donc oublié que je lisais ce matin aux acteurs de la Porte-Saint-Martin ?...

– Je ne l’ai point oublié, je ne le savais pas. Ainsi donc, succès d’enthousiasme ?

– Immense, mon ami ! Ils sont tous comme des fous. Au second acte, Dante s’est levé et est venu me serrer la main ; au troisième, Béatrix m’a embrassé – tu sais que c’est Dorval qui joue Béatrix – ; enfin, quand la lecture a été terminée, tout le monde, acteurs, directeur, régisseur, souffleur, tout le monde m’a sauté au cou.

– Bravo, mon bien cher !

– Et je t’apportais ma part de contentement.

– Merci, ton succès m’enchante plus qu’il ne m’étonne. Nous te l’avions prédit, Ludovic et moi.

Et Pétrus poussa un soupir.

En rentrant dans son atelier, qu’il n’avait pas revu, en se trouvant en face de tous ces objets d’art et de fantaisie, réunis avec tant de peine, Pétrus avait pensé qu’il allait quitter tout cela, et cette joie sans mélange de Jean Robert lui avait arraché un soupir de la poitrine.

– Ah çà ! dit Jean Robert, tu nous reviens de Saint-Malo bien triste, cher ami, et c’est moi qui, à mon tour, te demanderai : « Qu’as-tu ? »

– Et c’est moi qui te dirai à mon tour : Tu as donc oublié ?

– Quoi ?

– Eh bien, en revoyant tous ces objets, tous ces bric-à-brac, tous ces bahuts, tous ces meubles que je vais quitter, je t’avoue que le courage me manque et que mon cœur saigne.

– Tu vas quitter tout cela, dis-tu ?

– Sans doute.

– Tu veux donc louer ton appartement en garni, ou tu veux donc faire un voyage ?

– Comment, tu ne sais pas ?

– Quoi ?

– Salvator ne t’a pas dit ?

– Non.

– Alors c’est bien, causons de ta pièce.

– Non, pardieu ! causons de ton soupir. Il ne sera pas dit que je serai gai quand tu seras triste.

– Mon cher, dimanche prochain, je fais vendre tout cela.

– Comment, tu fais vendre tout cela ?

– Oui.

– Tu vends tes meubles ?

– Cher, si c’étaient mes meubles, je ne les vendrais pas.

– Explique-toi.

– Ils ne seront à moi que quand je les aurai payés, et je les vends pour les payer.

– Je comprends.

– Non, tu ne comprends pas.

– Alors dis.

– C’est qu’en vérité, je suis honteux de mettre mon meilleur ami au courant de mes faiblesses.

– Allons donc ! va toujours, va !

– Eh bien, mon cher, j’étais tout simplement en train de ruiner mon père.

– Toi ?

– Oui, mon brave et digne père ! Je me suis arrêté à temps, mon ami ; dans un mois, il eût été trop tard.

– Pétrus, mon cher ami, j’ai dans mon tiroir trois billets signés Garat, une des signatures non seulement les plus lisibles, mais encore les plus estimables que je connaisse : il va sans dire qu’ils sont à ta disposition.

Pétrus haussa les épaules, et, pressant la main de son ami :

– Et ton voyage ? lui demanda-t-il.

– D’abord, cher Pétrus, je voyagerais trop tristement, te sachant triste ; puis j’ai mes répétitions, ma représentation.

– Puis encore autre chose, dit Pétrus en souriant.

– Quoi, autre chose ? demanda Jean Robert.

– Est-ce que c’est fini, rue Lafitte ?

– Ah ! grand Dieu ! pourquoi serait-ce fini ? C’est comme si je te demandais : « Est-ce fini, boulevard des Invalides ? »

– Chut, Jean !

– Mais, tu m’y fais penser, tu refuses mes pauvres trois mille francs parce que tu ne saurais qu’en faire.

– Mon cher, ce n’est point pour cela, quoique tu aies raison sur un point : c’est que mille écus seraient une somme insuffisante.

– Eh bien, écoute : arrose toujours, avec mes mille écus, les plus altérés ; fais-leur attendre ma représentation ; le lendemain de la représentation, on ira trouver Porcher, et l’on aura dix mille francs, quinze mille francs, s’il les faut absolument, sans un sou d’intérêt.

– Qu’est-ce que Porcher, mon ami ?

– Un homme unique, le rara avis de Juvénal, le père nourricier des hommes de lettres, le véritable ministre des beaux-arts, chargé par la Providence de donner des encouragements, des primes au génie{12}. Veux-tu que j’aille lui dire que tu fais une pièce avec moi ? Il te prêtera dix mille francs là-dessus.

– Tu es fou ! est-ce que je fais des pièces ?

– Tu n’es pas si bête, je sais cela ; mais je la ferai tout seul.

– Oui, et je partagerai.

– Bon ! tu me rendras cela quand tu pourras.

– Merci, mon cher ; le quand je pourrai viendrait trop tard, si jamais il venait...

– Oui, je comprends, tu préférerais trouver un juif de la tribu de Lévi : on n’a point de remords de les faire attendre, ceux-là : ils se rattrapent toujours.

– Pas plus un juif qu’un autre, mon ami.

– Diable ! diable ! diable ! Eh bien, voilà où l’on voit que l’art a ses limites. Comment ! on est auteur dramatique, on a pour état de créer des incidents et d’en sortir, d’embrouiller des situations et de les dénouer ; on a la prétention de faire la comédie comme Beaumarchais, la tragédie comme Corneille, le drame comme Shakespeare, et l’on reste là, empêtré dans la laine de son mouton comme le corbeau qui veut imiter l’aigle ; comment ! on doit vingt-cinq ou trente pauvres mille francs peut-être, on a dans les mains, on a dans la tête, on a dans le cœur de quoi les payer un jour, mais, provisoirement, on ne sait à quel saint se vouer – que faire ?

– Travailler, dit au fond de l’atelier une voix douce et sonore.

À ce seul mot, on devine quel était le bon génie qui venait ainsi au secours d’un ami indécis et d’un auteur dramatique embarrassé. C’était Salvator. Les deux amis tournèrent la tête en même temps avec un sentiment, Jean Robert de joie, Pétrus de reconnaissance. Tous deux tendirent la main au nouvel arrivant.

– Bonsoir, mes maîtres ! dit-il ; il paraît que nous en étions sur la grande question humaine : « Est-il permis de vivre sans travailler ? »

– Justement, dit Pétrus, et à un travailleur acharné, à Jean Robert, qui, à vingt-six ans, a fait plus que beaucoup d’académiciens à quarante, je répondais : « Non, cent fois non, cher ami, non. »

– Comment, notre poète vantait la paresse ?

– Faites-vous recevoir du Caveau, mon cher : vous ferez une chanson tous les mois, tous les trimestres, et même tous les ans, et l’on ne vous en demandera pas davantage.

– Non : il m’offrait tout simplement sa bourse.

– N’acceptez pas, Pétrus ; si vous deviez accepter ce service de la part d’un ami, j’eusse réclamé la préférence.

– Je n’accepterais de personne, ami, dit Pétrus.

– J’en suis sûr, répondit Salvator ; et voilà pourquoi, sachant que vous n’accepteriez pas, voilà pourquoi je n’ai pas offert.

– Enfin, dit Jean Robert s’adressant à Salvator, votre avis est donc que nous vendions ?

– Sans hésiter ! répondit Salvator.

– Vendons donc, dit résolument Pétrus.

– Vendons, dit Jean Robert avec un soupir.

– Vendons, dit Salvator.

– Vendons ! dit une quatrième voix s’éveillant comme un écho au fond de l’atelier.

– Ludovic ! dirent les trois amis.

– Nous sommes donc en train de vendre ? demanda le jeune docteur en s’avançant, les deux mains ouvertes et le sourire sur les lèvres.

– Oui.

– Et quoi ?... peut-on savoir ?

– Notre cœur, sceptique ! dit Jean Robert.

– Ah ! ma foi, vendez le vôtre si vous voulez, dit Ludovic, quant au mien, je le retire de la montre : il a trouvé son emploi.

Puis, sans s’occuper davantage de la vente en question, les quatre amis se mirent à parler art, littérature, politique, pendant que la bouilloire chantait devant le feu et qu’eux-mêmes préparaient une tasse de thé.

Le thé n’est bon – consignez bien cet axiome fort important pour les amateurs –, le thé n’est bon que quand on le prépare soi-même.

Chacun resta jusqu’à minuit.

Mais, au timbre de minuit, chacun se leva comme touché par un fil électrique.

– Minuit, dit Jean Robert, il faut que je rentre.

– Minuit, dit Ludovic, il faut que je rentre.

– Minuit, dit Salvator, il faut que je sorte.

– Et moi aussi, dit Pétrus.

Salvator lui tendit la main.

– Il n’y a que nous deux qui ayons dit la vérité, mon cher Pétrus, dit le commissionnaire.

Jean Robert et Ludovic se mirent à rire. Tous quatre descendirent joyeusement. À la porte, ils s’arrêtèrent.

– Maintenant, dit Salvator, voulez-vous que je vous dise à tous trois où vous allez ?

– Oui, répondirent les trois jeunes gens.

– Vous, Jean Robert, vous allez rue Laffitte.

Jean Robert fit un pas en arrière.

– À un autre, dit-il en riant.

– Vous, Ludovic, voulez-vous que je vous dise où vous allez ?

– Dites.

– Rue d’Ulm.

– J’en tiens, dit Ludovic en se reculant.

– Et vous, Pétrus ?

– Oh ! moi...

– Boulevard des Invalides. – Seulement, Pétrus, du courage !

– J’en aurai, dit Pétrus en serrant la main de Salvator.

– Et vous, dit Jean Robert, où allez-vous ? Vous comprenez, cher ami, que vous ne pouvez pas emporter nos trois secrets tout entiers sans que nous emportions chacun un morceau du vôtre.

– Moi ? dit Salvator d’un air sérieux.

– Oui, vous.

– Je vais tâcher de sauver M. Sarranti, que l’on exécute dans huit jours.

Et chacun tira de son côté.

Mais les trois jeunes gens s’éloignèrent pensifs.

Combien il était plus grand qu’eux, ce mystérieux ouvrier qui faisait obscurément une si grande œuvre, et qui, tandis que chacun d’eux n’aimait qu’une femme, aimait, lui, l’humanité tout entière ! Il est vrai qu’il aimait Fragola, et que Fragola l’aimait.