CCLXXIII – Catastrophe.

 

Le lendemain soir, à dix heures, dans l’espérance de la bonne promesse faite par Régina, Pétrus était embusqué derrière le plus gros arbre du boulevard des Invalides qui se trouvât dans le voisinage de la petite porte de l’hôtel du maréchal de Lamothe-Houdon.

À dix heures cinq minutes, la porte s’ouvrit doucement et la vieille Nanon parut.

Pétrus se glissa dans la grande allée de tilleuls.

– Eh bien ! eh bien ! s’écria la vieille nourrice.

– Au rond-point, n’est-ce pas ?... n’est-elle pas au rond-point ?

– Oh ! vous n’irez pas jusque-là sans la rencontrer !

Et, en effet, avant que Pétrus fût au fond de l’allée, son bras était enlacé au bras de Régina.

– Oh ! que vous êtes bonne, que vous êtes charmante, ma belle Régina, d’avoir tenu votre promesse ! et que je vous remercie et que je vous aime ! s’écria le jeune homme.

– Eh bien, dit la jeune femme, n’allez-vous point crier cela tout haut !

Elle lui mit sur la bouche une belle main que Pétrus baisa avec fureur.

– Oh ! mon Dieu ! qu’avez-vous ce soir ? fit Régina.

– J’ai que je suis fou d’amour, Régina ; j’ai qu’à cette espérance de bonheur que vous m’avez donnée d’avoir un mois de liberté, de vous voir tous les deux jours chez moi, de vous voir le soir ici...

– Pas tous les deux jours.

– Le plus souvent possible, Régina... Voyons, aurez-vous le courage, quand mon bonheur sera entre vos mains, de vous en faire un jeu ?

– Eh ! mon Dieu ! reprit la jeune femme, puisque votre bonheur, ami, c’est le mien.

– Eh bien, vous me demandiez ce que j’avais.

– Oui.

– J’ai que j’ai peur ; j’ai que je tremble ! Tout en venant, tout en attendant à la porte...

– Oh ! vous n’avez pas attendu longtemps.

– Non, et je vous en remercie de toute mon âme, Régina !... J’ai qu’en venant, qu’en vous attendant, il me passait des frissons dans le cœur.

– Pauvre ami !

– Et je me disais : « Oh ! je vais la trouver en larmes, désespérée ; elle va me dire : “Pétrus, impossible ! je vous ai reçu pour vous dire ce soir : Je ne vous verrai pas demain !” »

– Eh bien, vous le voyez, ami, au lieu d’être désespérée et en larmes, je suis joyeuse et souriante ; au lieu de vous dire : « Je ne vous verrai pas demain », je vous dis : « Demain, à midi précis, Pétrus, je serai chez vous. » Seulement, cette fois, je ne serai pas seule avec la petite Abeille : il y aura la tante ; mais, bah ! la tante voit mal sans ses lunettes, et elle est si coquette, qu’elle ne les met que quand elle y est absolument forcée ; la tante s’endort de temps et temps, et, quand elle dort, elle y voit encore moins que quand elle n’a pas de lunettes : eh bien, nos yeux, nos mains, le frottement de ma robe, mon inclination sur votre épaule pour étudier la ressemblance de plus près, tout cela, Pétrus, n’est-ce pas encore de la joie, du bonheur, de l’enivrement, comparé à la douleur de ne pas nous voir ?

– Oh ! ne pas nous voir, Régina ! ne prononcez pas ce mot-là ! C’est le tourment incessant de mon cœur, qu’un moment puisse arriver où je ne vous verrai plus.

Régina haussa légèrement ses belles épaules.

– Ne plus me voir ! dit-elle ; et quelle puissance au monde peut empêcher que je ne vous voie ? Cet homme ? Mais vous savez bien que je n’ai rien à craindre de lui. Le maréchal, le maréchal seul, s’il apprenait notre amour... Mais qui le lui dira ? Personne ! et, le lui dît-on, je nierais, je mentirais, je dirais que ce n’est pas vrai. Oh ! ce serait bien dur cependant de dire que je ne vous aime pas, mon cher Pétrus, et je ne sais si j’en aurais le courage.

– Chère Régina ! Ainsi rien n’est changé à l’ambassade ?

– Rien.

– Il part toujours à la fin de cette semaine ?

– Il est aux Tuileries à cette heure pour prendre ses dernières instructions.

– Pourvu que cela tienne !

– Cela tiendra ; il paraît que c’est résolu en conseil des ministres ; oh ! si ce n’était pas si ennuyeux de parler politique, je vous dirais la conversation que j’ai entendue entre mon père et M. Rappt, et cela vous rassurerait tout à fait.

– Oh ! dites, dites, chère Régina ! du moment où la politique peut avoir cette influence que je vous voie, la politique devient pour moi l’étude la plus intéressante à laquelle l’esprit humain puisse se livrer.

– Eh bien, l’on est en train dans ce moment-ci de faire un nouveau ministère.

– Ah ! diable ! voilà qui m’explique l’absence de mon ami Salvator, dit gravement Pétrus ; il y travaille.

– Plaît-il ?

– Rien ; continuez, chère Régina.

– Ce ministère se compose de M. de Martignac, de M. Portalis, de M. de Caux, de M. Roy – on avait offert le ministère des finances à M. de Marande, mais il a refusé –, de M. de la Ferronays, et peut-être de mon père... Mais mon père ne veut pas d’un ministère mixte, d’un ministère de transition, comme il l’appelle.

– Oh ! Régina, Régina, la belle chose que le politique, quand c’est vous qui en parlez !... Continuez, je vous écoute.

– M. de Chateaubriand, qui était en disgrâce depuis une lettre écrite par lui au roi, trois jours avant la fameuse revue de la garde nationale où l’on a crié : « À bas les ministres ! » M. de Chateaubriand, qui s’était retiré à Rome, au milieu des ruines, va y recevoir ses lettres d’ambassadeur ; enfin il se fait, comme on dit, un revirement de politique.

– Et vous, chère Régina, qu’êtes-vous nommée dans tout cela ?

– Moi, je suis nommée gardienne de l’hôtel du boulevard des Invalides, tandis que mon père va, probablement, être nommé gouverneur du château, et que M. Rappt est nommé envoyé extraordinaire près Sa Majesté Nicolas Ier.

– Voilà justement ce que je crains : c’est que l’ambassade n’échoue.

– Au contraire, elle est sûre : on veut se détacher de l’alliance anglaise et se rapprocher de l’alliance russe ; le maréchal y pousse de tout son pouvoir ; on y gagnerait les provinces du Rhin, et l’on dédommagerait la Prusse aux dépens de l’Angleterre... Ah ! est-ce clair, tout cela ?

– Vous m’en voyez tout étourdi ! Comment tout cela peut-il contenir dans cette charmante tête, mon Dieu ! et, si vous ne me laissez baiser votre front, ma belle Régina, je croirai qu’il y est venu des rides.

Régina renversa sa tête en arrière pour que Pétrus pût s’assurer que, depuis la veille, elle n’avait pas vieilli de cinquante ans.

Pétrus baisa, non seulement ce beau front de nacre, mais aussi les yeux.

Quelque chose de pareil à un gémissement s’échappa de la bouche du jeune homme.

Régina s’éloigna vivement.

Elle avait senti frémir sur ses lèvres l’haleine de Pétrus.

Pétrus la regarda avec un geste suppliant, et elle revint d’elle-même se suspendre à son cou.

– Ainsi donc, murmura Pétrus, à la fin de la semaine, il partira et vous serez libre ?

– Oui, mon ami.

– Oh ! qu’il y a loin d’ici à la fin de la semaine ! comme, d’ici là, entre les jours, entre les nuits, entre les heures, entre les minutes, comme il y a place pour un malheur !

Et le jeune homme, qu’on eût dit accablé d’un pressentiment terrible, se laissa aller sur un banc de gazon, attirant Régina à ses côtés.

Le groupe charmant s’affaissa mollement sur lui-même, comme si ces deux corps n’en eussent formé qu’un seul. La tête de Régina se trouva sur l’épaule de Pétrus. Elle voulut faire un mouvement pour la retirer.

– Oh ! Régina ! murmura Pétrus.

Et la tête retomba.

Ils étaient si bien là tous deux, que le temps s’écoula sans que ni l’une ni l’autre s’aperçussent de sa fuite. Tout à coup, le roulement d’une voiture se fit entendre. Régina releva la tête et prêta l’oreille. On entendit la voix du cocher qui criait :

– La porte !

La grille s’ouvrit.

La voiture entrait dans la cour.

– Les voilà ! dit Régina ; il faut que j’aille au-devant de mon père. À demain, cher Pétrus !

– Oh ! mon Dieu ! murmura Pétrus, que je voudrais pouvoir rester ici jusqu’à demain !

– Mais qu’avez-vous donc ?

– Je ne sais ; je sens un malheur.

– Enfant !

Et Régina tendit une seconde fois son front à Pétrus.

Pétrus l’effleura des lèvres, et la jeune femme disparut dans les allées sombres en jetant, comme une consolation, ces deux mots à celui qu’elle abandonnait :

– À demain !

– À demain ! murmura tristement Pétrus, comme si, au lieu d’être une promesse d’amour, ce mot était une menace de malheur. Cinq minutes après, Pétrus entendit des pas qui venaient à lui et une voix qui l’appelait doucement. C’étaient les pas et la voix de Nanon.

– La petite porte est ouverte, disait-elle.

– Oui, oui, ma bonne Nanon, répondit Pétrus en faisant un effort pour s’arracher de sa place.

Et, tout en envoyant son cœur, sa vie, son âme à Régina dans un baiser, il regagna cette petite porte et sortit sans être vu. Sa voiture l’attendait à cent pas de là. En rentrant, il demanda à son domestique des nouvelles du capitaine.

Le capitaine était venu vers les dix heures, avait demandé des nouvelles de Pétrus, et, ayant appris qu’il était sorti, l’avait attendu plus d’une heure dans l’atelier.

À onze heures et demie, voyant que Pétrus ne revenait pas, il était rentré dans sa chambre. Pétrus, tourmenté d’une vague inquiétude, descendit et frappa à la porte. On ne répondit pas. Il frappa de nouveau. Même silence. Ou le capitaine dormait, ou il était sorti. Pétrus remonta chez lui. Il se promena longtemps de son atelier dans sa chambre. Le capitaine avait laissé sa trace dans l’atelier : la lampe brûlait. Un volume de Malebranche était tout ouvert sur la table. Pétrus se décida à rentrer dans sa chambre. Il étouffait : il ouvrit la fenêtre, respira un instant l’air déjà froid de la nuit. Cette fraîcheur nocturne le calma un peu.

Enfin il se coucha.

Le sommeil fut long à venir, et, une fois venu, intermittent, fiévreux, agité. Vers cinq heures du matin, on frappa à la porte. Pétrus vit entrer son domestique. Il se souleva vivement.

– Qu’y a-t-il, Jean ? demanda-t-il.

– Une dame voilée demande à parler à monsieur, répondit celui-ci tout effaré.

– Une dame voilée, à moi ?

– Une dame voilée, à vous.

– La connais-tu ? demanda Pétrus.

– Oh ! monsieur, elle n’a pas dit son nom... mais...

– Mais quoi ?

– Je crois bien...

– Que crois-tu ? Voyons, achève.

– Je crois bien que c’est madame la princesse.

– Tu crois que c’est Régina ?

– J’en suis sûr même.

– Régina ! s’écria Pétrus en sautant à bas de son lit et en passant rapidement un pantalon à pieds et sa robe de chambre ; Régina ici ! à cette heure ! Il faut qu’il soit arrivé quelque catastrophe ! Oh ! mes pressentiments ! mes pressentiments !

Pétrus s’était habillé à la hâte.

– Faites monter, dit-il ; j’attends dans l’atelier.

Le domestique descendit.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait Pétrus presque fou, vous m’aviez envoyé le pressentiment d’un malheur ; mais que peut-il être arrivé ?

En ce moment, la femme voilée parut sur le seuil.

Le domestique la suivait.

Il ne s’était pas trompé.

À travers le voile, Pétrus reconnut Régina.

– Sortez, dit-il au domestique.

Jean obéit et ferma la porte sur celle qu’il venait d’introduire.

– Régina ! s’écria Pétrus en s’élançant vers la jeune femme, qui lui paraissait chanceler, Régina ! est-ce bien vous ?

– C’est moi, Pétrus.

Pétrus recula de deux pas en voyant le masque de marbre, le visage pâle jusqu’à la lividité de la comtesse Rappt.

Qu’était-il donc arrivé ?