Nos colonies.

Le lendemain, von B… rentrait à Berlin par le chemin de fer ; sa Mercédès aussi… Nous, nous filions sur Mayence…

À Mayence, nous avons rencontré un certain docteur Herrergerschmidt, le vieil Allemand classique, comme il s’en trouve encore, dans les stations de la Suisse, l’Allemand à longue redingote, à barbe broussailleuse, et à lunettes rondes. Mais je constate que la race s’en perd, de plus en plus.

Épigraphiste de son métier, le docteur a rapporté de Tunisie de très belles pierres puniques, à moins qu’elles ne fussent phéniciennes – il n’est pas encore fixé – et qui offrent, pour l’Histoire, un intérêt capital, en ce sens qu’elles sont absolument indéchiffrables…

– Indéchiffrables, répète-t-il, avec admiration… C’est là le plus beau !

Il en a fait don au musée de Francfort, qui les a refusées…

– Oui, monsieur, refusées… Ce sont des ânes !…

Il consent à me les céder pour pas très cher… pour presque rien…

– De si belles inscriptions !… Syriaques, qui sait ?… ou, peut-être, persanes ?… Pour quelques marks !…

Mais je refuse, moi aussi… Le docteur n’insiste pas davantage, hausse les épaules, et :

– Bêtise !… fait-il simplement… Bêtise !

Il connaît beaucoup le Maroc, pour avoir placé à Tanger, et même, à Fez, assure-t-il, un lot important de machines à coudre et à écrire… « pas puniques, pas phéniciennes… non… allemandes, monsieur… Ah ! ah ! ah !… De la bonne fabrication allemande !… » Il s’écrie :

– Très beau, le Maroc !… Un pays, très beau… Et les Marocains, de très braves gens, monsieur… de si excellentes gens !… Ah ! les braves gens !…

Nous parlons de la toute récente frasque de l’empereur Guillaume, son débarquement à Tanger… Le docteur dit :

– À quoi bon faire des choses si inutiles ?… Toutes ces démonstrations bruyantes… théâtrales… Ah ! je n’aime pas ça… Oui… je sais, l’honneur national ?… Mais l’honneur national, monsieur, c’est le commerce… Et le commerce allemand va très bien au Maroc… Il va très bien, très bien… parce que nous avons, au Maroc, des agents admirables… admirables… oui, monsieur… les meilleurs agents du monde… les Français !…

Un rire agite, dans tous les sens, tous les longs poils de sa barbe… Et il reprend sur un ton où l’ironie est restée…

– J’aime beaucoup les Français… Vous autres Français… vous avez de grandes… grandes qualités… des qualités brillantes… énormes… vous êtes… vous êtes…

Il cherche à définir ce que nous sommes, nous autres Français… à citer des exemples caractéristiques de nos si brillantes qualités ; et, ne trouvant ni définition, ni exemples, il s’en tient, décidément, à sa première affirmation, si vague :

– Enfin… vous avez de grandes qualités, ah !… Mais, excusez-moi… vous n’êtes pas toujours faciles à vivre… Autoritaires en diable… tracassiers, agressifs, chercheurs de noises et de querelles… un peu pillards… hé !… hé !… et même cruels… – je parle, dans vos colonies, vos protectorats… partout, où vous avez un établissement, une influence quelconque… – est-ce vrai ?… Enfin, on vous déteste… on vous a en horreur !… Hein ?… Vous en convenez ?… C’est très triste…

Voyant que je ne réponds pas, il va, il va, le bon docteur.

– Alors, les indigènes ne pensent qu’à se soustraire à votre autorité… à ruiner, s’ils le peuvent, votre influence… Et s’ils trouvent une bonne occasion – on trouve toujours une bonne occasion – de vous embêter, de vous massacrer, de vous supprimer… Dame ! écoutez donc ?… Ne vous fâchez pas, monsieur… Nous causons, n’est-ce pas ?… Je fais de l’histoire… Je fais votre histoire… votre histoire coloniale… et même votre histoire nationale… Si elle a été souvent glorieuse – mais qu’est-ce que la gloire, mon Dieu ? – elle n’a pas été toujours bien généreuse… Toutes ces querelles… toutes ces guerres… tout ce sang… au long des siècles !… Enfin, n’importe… J’aime beaucoup les Français… Nous leur devons la grandeur allemande… On ne peut pas oublier ça !… Ah ! ah !… Et tenez… je suppose… au Maroc… parfaitement… au Maroc, il y a aussi des Allemands… Les Allemands sont lourds, bêtes, ridicules… Ils boivent de la bière et mangent des saucisses fumées… Je sais… je sais bien… Mais ils sont gentils avec le Marocain… Ils respectent ses mœurs, ses coutumes, sa religion, son droit à rester un être humain… Ils l’aident, à l’occasion, et, au besoin, le défendent, sans l’exciter ostensiblement contre les autres… Ils lui donnent confiance… Et, comme il y a toujours quelque chose à faire, au Maroc, quelque chose à y vendre… hé, mon Dieu, c’est l’Allemand qui profite tout naturellement des bonnes dispositions de l’indigène, et de sa haine contre les Français… Voyez-vous… ça n’est pas plus compliqué que ça !… La diplomatie, monsieur… quelle sottise !… Moi, j’aurais été l’Empereur, je ne me serais mêlé de rien. J’aurais dit, en fumant tranquillement ma bonne pipe de porcelaine : « Laissons faire les Français… Ils travaillent pour nous… » Et, là-dessus, j’aurais pris un grand verre de cette bière excellente, qui nous rend stupides et si lourds…

Tout à coup, il embrouille encore plus sa barbe, dont les mèches dorées se projettent de tous les côtés.

– Tenez ! propose-t-il… Nous allons faire un pari… c’est cela… un petit pari… Nous allons parier mes très belles pierres puniques contre ce que vous voudrez… ce que vous voudrez, ah !… Nous allons parier que, si les Français quittaient le Maroc, et qu’il ne restât plus, au Maroc, avec les Marocains, que des Allemands… il n’y aurait plus d’embêtements… plus de grabuges, d’anarchie, de guerres, de massacres… plus rien… Le Maroc redeviendrait, subitement, une sorte de Paradis terrestre… Vous ne voulez pas ?… Non ? Vous avez raison…

Puis, après un petit silence :

– Vous ne voulez pas non plus, décidément, de mes inscriptions puniques, phéniciennes, syriaques ou persanes ?… Allons, monsieur, cent marks ?… Non plus ?… Dommage… dommage !…