Prostitution.

En longeant les boulevards – boulevards encombrés, trépidants – que sont ces quais, je me suis rappelé le port d’Anvers, il y a une trentaine d’années, les ruelles tortueuses, où la prostitution, en chemise rose, en jupons étoilés, vivait comme au Havre, à Marseille, à Toulon, sur le pas des portes. De grosses femmes hébétées et fardées, une fleur de papier dans les cheveux, attendaient le client, assises sur des chaises, ou bien dormassaient, le menton appuyé sur leurs bras nus… Je me suis rappelé la difficulté d’accéder jusqu’aux bassins, le défaut d’air, de lumière de ces bouges, leur désordre puant, la misère et la saleté.

À cette époque, ce n’était déjà plus les splendeurs orientales du Rideck, que je n’ai pas connues, dont Anvers fut si fier, dont quelques vieux Anversois m’ont parlé, avec de lyriques enthousiasmes…

– Tout s’en va, monsieur… Hélas ! tout s’en va…

Il paraît que la municipalité en faisait les honneurs aux étrangers de distinction, comme nous faisons aux délégations anglaises, italiennes, norvégiennes, aux étudiants, aux blanchisseuses des pays amis, aux rois des pays alliés, les honneurs de notre Louvre, de notre Sorbonne, de notre Opéra, de nos Académies… Dès qu’un personnage célèbre, un prince plus ou moins couronné, débarquait à Anvers, vite au Rideck !… C’était le complément obligé des banquets et de toutes fêtes. Même le dimanche, après dîner, des familles entières, pères, mères, filles et garçons, nièces et cousins, et leurs camarades, et leurs bonnes, venaient s’y promener, sans gêne, en leurs plus riches atours… On disait aux enfants : « Si vous êtes bien sages toute la semaine, si vous travaillez avec assiduité, on vous mènera, dimanche, au Rideck ! » La messe, les vêpres, des gâteaux et le Rideck, voilà ce qu’on pouvait appeler un beau dimanche… Nul ne songeait à s’en offenser… Bien au contraire…

Le Rideck, c’était des petites boutiques, pittoresquement aménagées, où l’on vendait des produits exotiques, des petits cafés où l’on dansait des danses nègres, au son des banjos… et des petites cases où l’on vendait de la chair jaune, rouge, cuivrée, noire et même blanche. Et quels parfums !… Les jours de visites, on s’arrangeait pour que tout cela fût décent et ressemblât à quelque exposition coloniale.

– Colonisons… Il en restera toujours quelque chose…

Je n’ai pas vu ces spectacles familiaux. Je n’en parle que sur la foi des souvenirs évoqués par des notables d’Anvers… Mais j’ai vu – je m’en souviens avec une grande tristesse – j’ai vu, la nuit, dans les rues chaudes, la pantomime de la luxure internationale et son avidité effrénée qui bousculait, en criant, les filles de toutes races… J’ai vu des matelots de tous pays, bras noués, entre les murs des ruelles, braillant et courant, comme de grands enfants fous… Je ne les ai pas vus qu’à Anvers, je les ai vus à Hambourg, au Havre, à Marseille, et, le samedi soir, je les ai vus surtout à Toulon. Tous les mêmes, d’où qu’ils viennent, tous pareils avec leurs mufles de poisson sur leurs cous nus… Et, dans les taudis pleins de fumées sonores, j’ai vu les brutes affalées, ceux qui n’avaient plus la force de boire… ceux qui n’avaient plus la force d’embrasser et de se battre… et des colosses endormis, débraillés, la tête roulant sur les genoux compatissants d’une négresse, qu’ornait, dans les cheveux, un peigne doré, et qu’habillait, aux reins, une mince écharpe de gaze rouge.

Je me rappelle, en ce temps-là, une négresse. C’était une Dahoméenne, de Kotonou. Son corps long, fin et souple, d’un noir profond, avait des transparences d’or. Elle reposait sur un matelas de soie jaune, nue, toute frottée de parfums violents qui vous prenaient à la gorge. Un gros dahlia pourpre fleurissait sa chevelure laineuse. Des anneaux de cuivre cerclaient ses bras. Et son rire était d’une blancheur aveuglante. Des coutelas à manche de bois peint, des masques de féticheurs, deux petites idoles de terre bleue, une cruche à long bec, couverte de dessins enfantins, ornaient l’étroite chambre… Elle savait un peu de français, n’ayant pas connu de l’Europe que les bouges d’Anvers… Toute jeune, elle avait servi, à Bordeaux, dans la famille d’un armateur, puis à Paris, dans une maison publique… Un commissionnaire en viande humaine l’avait emmenée à Anvers… Il y faisait trop froid. Il y faisait trop gris. Elle ne s’y plaisait pas.

Près d’elle, un soir de mélancolie sinistre, j’essayais d’évoquer son pays, les sanglants mystères de la brousse, les rudes chemins semés d’épines où les amazones courent, pieds nus, pour s’entraîner à la douleur, les plaines toutes rouges, les maisons de boue rose, les palais et les temples avec leurs toits plats, pavés de crânes humains. Mais c’était très difficile. Curieuse, indiscrète et bavarde, elle ne me laissait pas un instant de répit… Elle me racontait toutes sortes d’histoires ridicules que, d’ailleurs, j’avais peine à suivre et à comprendre. Des souvenirs de Paris, surtout, tantôt puérils, tantôt obscènes, des attrapades, des batteries avec ses camarades de prostitution… Enfin, elle parla de son pays pour m’en décrire, comme elle pouvait, les splendeurs regrettées… C’était une nuit d’été, étouffante… La fenêtre était ouverte… j’entendais, tandis qu’elle parlait, des musiques bizarrement ululantes, qui venaient d’un taudis voisin…

De tout son verbiage inutile, sans couleur, sans accent, sans imprévu, je n’ai retenu que ceci, que je traduis, ou plutôt que je commente fidèlement :

– Vous ne pouvez vous faire une idée de ce qu’est le palais de notre grand roi, à Kotonou… Ce palais est d’une beauté inouïe, et tous vos monuments, à côté de lui, ne sont que de misérables cahutes… Il a de grands murs épais, tout roses. Presque pas de fenêtres. On y pénètre, par une porte basse, en demi-cercle, que gardent des guerrières, effrayamment tatouées… Ce qu’il a surtout de remarquable, c’est le toit… un toit plat entièrement couvert, ou mieux, entièrement pavé de têtes coupées… C’est un travail minutieux, très difficile… Il y faut d’habiles artistes qui sachent arranger ces têtes comme de la marqueterie, comme de la mosaïque… Le Roi, qui est lui-même un artiste et qui possède un goût merveilleux, exige que ce soit très beau, et très bien fait, de façon que la pluie ne tombe jamais dans son palais… Il veut, sous peine de mort, que ces têtes soient aussi imperméables que la tuile d’Europe, ou le chaume de la paillote indoue. L’aspect en est vraiment féerique, le soir, au soleil couchant, et l’odeur délicieuse… Par les vents du nord, elle se répand sur la ville, comme une pluie de parfums. Mais ce genre de toiture, quoi qu’on fasse, n’est pas très solide. Du moins, elle ne dure pas longtemps. Soit que les têtes se désagrègent sous l’action de la putréfaction, soit que les vautours parviennent à en chaparder quelques-unes, des fissures ne tardent pas à se produire, par où la pluie s’infiltre et s’égoutte dans l’intérieur du palais… Alors, notre grand Roi envoie par tout le royaume ses féticheurs les plus fidèles. Le visage couvert de leurs masques horrifiants, à corne rouge, un lourd coutelas en main, ils crient, ils hurlent : « Le toit du Roi se dépave !… Le toit du Roi se dépave !… » Aussitôt les massacres s’organisent… Les poitrines des sujets viennent, d’elles-mêmes, s’offrir au couteau… Partout, la terre, pourtant si rouge de notre pays, rougit encore sous les flots de sang… « Le toit du Roi se dépave !… » Et le palais reprend bien vite un aspect tout neuf, éclatant, vraiment royal…

Elle était toute triste, maintenant. Sans doute, sa pensée était envolée, là-bas ; son idéal – tout le monde a son idéal – l’avait reprise et reconquise… Elle marchait le long des fossés qui entourent sa belle ville de Kotonou… Les chacals glapissaient autour d’elle… Et elle respirait délicieusement l’odeur natale qui monte des charniers…

J’allumai une cigarette… Elle se taisait et ne regardait plus rien… Je restai là à considérer ce corps de bronze précieux, étendu sur le matelas de soie jaune. Le gros dahlia pourpre qui fleurissait sa chevelure laineuse se fanait, devenait tout noir… Et j’écoutais les musiques qui s’aigrissaient dans les bouges… les dévalées de matelots ivres, les chants, les cris, les colères, les batailles sauvages de la rue… Car il faut toujours à la débauche, comme à la royauté, des gestes de meurtre, et beaucoup de sang…

Il ne reste presque plus rien de tout cela, aujourd’hui… Ces quartiers immondes ont été en partie démolis. À la place où étaient ces ruelles, s’élèvent des maisons d’affaires, à enseignes dorées… Et l’on a bâti des docks, dans lesquels s’empilent d’autres marchandises.