Souvenirs et
rêveries dans Cologne.
De Cologne, je ne dirai rien, sinon que, pour y arriver, le voyage fut extrêmement pénible. Partout, on réparait, on raccordait, on élargissait les routes. Ce n’étaient que tas de terre et tas de pierres, ornières et fondrières. Trois fois – humiliation ! – je dus recourir à la collaboration du cheval, pour sauver la 628-E8, embourbée. L’entrée des villages, des bourgs, des petites villes était presque constamment barrée. On nous obligeait à les contourner par des chemins, à peine tracés dans des terrains humides, glaiseux, défoncés, où c’est un miracle que la voiture ne soit pas restée. Dans les parties refaites, le service de la vicinalité, – imagination satanique ! – avait disposé de gros pavés carrés, de place en place et de telle manière que, pour les éviter et pour éviter le « panache » mortel, nous devions exécuter de dangereux exercices, que je ne puis mieux comparer qu’à la danse des poignards ou des œufs. Devant tous ces obstacles, Brossette retrouvait son nationalisme, encore plus sectaire et bavard. Il ne cessait de maugréer entre ses dents serrées : « Sale pays ! » et tout ce que cette exclamation appelait de commentaires imprécatoires.
Le fait est que sa place au volant n’était pas une sinécure. Le malheureux avait les poignets rompus, et suait à grosses gouttes. Mais il trouvait tant et de si légitimes occasions d’injurier l’Allemagne que sa haine n’en perdait pas une seule, et qu’il y retrempait son courage et son adresse.
Pour comble de malchance, von B…, qui, par amitié – ah ! que le diable emporte son amitié ! – avait tenu à nous accompagner, eut une « panne d’essence », la terrible, l’insoluble panne des Mercédès, ce qui nous immobilisa deux longues heures, en pleine campagne, et pour rien : car, après ces deux heures de travail, Brossette, appelé en consultation, déclara qu’il fallait démonter toute la tuyauterie et, probablement, toute la carrosserie… Que faire ? Abandonner, sans secours, sur la route, ce compagnon malgré nous ? C’était bien tentant, mais, hélas ! impossible. On prit le parti de remorquer, à la corde, la Mercédès, jusqu’à Cologne, d’où nous étions éloignés d’une vingtaine de kilomètres.
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C’est dans un état d’esprit voisin de la fureur que nous traversâmes Bonn… Je regrette maintenant d’avoir été si injuste envers cette ville. Je devais tout lui pardonner, même nos déceptions de touristes, pour cette gloire à jamais émouvante, pour cette gloire immortelle d’avoir vu naître Beethoven. Je n’y songeai pas un instant. Dois-je dire que Bonn elle-même ne fit rien pour me le rappeler ? Ce n’est pas une raison – pas même une excuse – de n’avoir montré que du mépris pour ces rues, dont je raillai la propreté glaciale, ces jardins qui, eux, me rappelèrent les plus mauvais jours de l’histoire du Vésinet, et ses mornes pelouses et ses ridicules jets d’eau ; pour ces monuments, à qui je reprochai aigrement de suer le pédantisme et l’ennui ; pour cette université surtout, qui, de tant de jeunes Allemands, ivres de bière et couturés de cicatrices, fait tant de vieux docteurs chauves, tant de vieux docteurs ès on-ne-sait-quoi !
Honteux, dans sa voiture, que nous menions à la laisse, comme un petit chien, von B…, lui non plus, ne songea pas à Beethoven. Et il ne reconnut point sa jeunesse qui le saluait, au passage, sur le seuil des brasseries, lui souriait, fraîche et toute blonde, penchée au balcon des fenêtres en fleurs… Ah ! pauvre « Vieil Heidelberg » !
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Il était tard quand nous pénétrâmes enfin, lanternes allumées, dans Cologne. Le soir, les détails se resserrent, se fondent dans la masse. Des villes et des paysages, il ne reste plus que des silhouettes monochromes. J’eus l’impression que j’arrivais à Pontoise, au crépuscule. Le pont, le fleuve, les tours, les maisons en escalade, tout y était. Mais la hâte, l’activité, le mouvement de la foule, l’absence de magistrats promenant leurs familles, de bourgeois prenant le frais à la bouche des caniveaux, de boutiquiers qui se caressent le ventre, devant leurs boutiques, dissipèrent vite cette illusion patriotique.
Nous descendîmes de voiture, devant l’hôtel du Dôme qu’écrase, de son ombre, la plus colossale, la plus colossalement laide cathédrale du monde.
Le dîner fut mauvais et parfaitement maussade. Nous eûmes un von B… transformé, quinteux, querelleur, avec l’exclusivisme, les préjugés, la suffisance agressive d’un bon Allemand, abonné à la Gazette de la Croix. Il railla âprement le socialisme, défendit la cathédrale de Cologne, « qui est la plus belle cathédrale du monde », les Mercédès, « qui sont les meilleures automobiles du monde », l’Empereur Guillaume, « qui est le plus génial Empereur du monde », le goût de Berlin, « qui est le goût le plus admirable du monde », enfin, la vertu allemande, « qui est la plus solide vertu du monde »… Et il revenait à la cathédrale, avec une sorte d’hostilité comique, la bouche pleine de nourritures et de bredouillements :
– La plus belle…, vous entendez…, la plus belle du monde !…
Moi, de mon côté, puérilement, je m’acharnais :
– La plus laide… la plus laide… la plus laide du monde !
Je ne voulus même pas excepter celle de Prague, qui, au moins, proclamai-je avec un pompeux lyrisme, « a cette beauté de dresser sa masse énorme sur les hauteurs du Radchin, et de se refléter, le soir, avec les palais qui l’entourent, dans les eaux embrasées de la Moldau ».
– La Moldau ! criait von B… en haussant les épaules… la Moldau n’est belle qu’à Dresde, n’est belle que quand elle est allemande, et qu’elle s’appelle l’Elbe… Et le Rhin ?… Ah ! ah !… Le Rhin ?… Vous n’en parlez pas, du Rhin ?
Je sentis s’engouffrer, en moi, comme un grand vent, l’âme de M. Déroulède.
– Le Rhin ? déclama l’âme de M. Déroulède… Mais, mon pauvre von B…, il a tenu dans notre verre !
Jusqu’au doux Gerald qui, avec une persistance d’ivrogne, revendiquait la suprématie de Westminster et de la Tamise sur toutes les cathédrales et tous les fleuves du monde !
Si bien que nous allâmes nous coucher, mécontents les uns des autres, furieux les uns contre les autres, et contre nous-mêmes…
Ô Gœthe ! si tu nous avais entendus !… Et toi, Heine, quelles figures de grimaces ta forte et délicieuse ironie eût ajouté à cette collection hilarante de marionnettes, qu’est ton École de Souabe !
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Je dormis fort mal, énervé, cauchemardé par le voisinage de cette cathédrale, sur laquelle – c’est ce qui m’irrite le plus en elle – le temps, qui use tout, s’use sans parvenir à en user qu’à peine la pierre dure. Ni la pluie, ni le soleil, ni le gel, ni le vent qui apporte les poussières corrosives, ne peuvent en adoucir les angles coupants et les lignes sèches, en modeler les découpures plates et les pleins affreusement rigides. Dans mon sommeil, son poids m’étouffait, m’écrasait ; et, du parvis jusqu’à la pointe de ses flèches, mille formes tranchantes, mille figures, aux profils d’inquisiteurs, se détachaient, entraient en moi, comme autant d’instruments de torture… Je me réveillais, en sursaut, tout haletant, les tempes glacées.
Le lendemain matin, je ne me sentis nullement disposé à revoir Cologne, ses églises, ses ponts, ses musées, et même son jardin zoologique, où, pourtant, je me souvenais d’avoir passé d’amusantes journées, parmi des bêtes splendides, et d’avoir interviewé un énorme oiseau, de la tribu des longirostres, qui ressemblait étonnamment à M. Maurice Barrès, en habit d’académicien… De tout cela, j’étais las, jusqu’au dégoût.
En voyage, il y a des moments où les plus magnifiques musées ne vous disent plus rien ; des moments où l’on ne ferait point un pas pour découvrir le plus émouvant chef-d’œuvre. L’art vous fatigue, vous énerve, comme les caresses d’une femme, après l’amour. Au sortir d’un musée, où je viens de me gorger d’art, comme au sortir d’un lit, où j’ai cru épuiser toutes les joies – toutes les joies ? – de la possession, je n’éprouve plus qu’un besoin, mais un besoin impérieux : marcher, marcher, et fumer, fumer des cigarettes, afin de mettre de la distance et un nuage entre ces mêmes décevantes illusions et moi.
Jamais non plus, autant que ce matin-là, je ne détestai cette manie traditionnelle qui nous pousse, à peine arrivés dans une ville, à nous précipiter dans ses musées, c’est-à-dire à nous inquiéter des morts, avant de nous mêler aux vivants. Et je me disais, en marchant, je me disais et me redisais tout haut, comme pour mieux m’affermir dans mes résolutions :
– Non… non… je n’irai pas au musée… Je n’irai pas…
Absolument comme un enfant, qui se dit :
– Non… je n’irai pas à l’école aujourd’hui… Non… non… je n’irai pas…
Je le connaissais, d’ailleurs, ce musée… L’idée de passer et de repasser devant les de Bruynn le Vieux, les maître Guillaume, les Grunewald, et le maître Inconnu, ne me tentait point. Même, la Vierge à la fleur de haricot, et le maître de La Passion de Lyversberg, et le maître de La Glorification de la Vierge, et le maître de L’auteur de Saint Barthélemy, et le maître des Demi-Figures… et tous les autres maîtres du Tombeau, de la Couronne d’épines, de la Lance, des Clous, de l’Éponge, du Roseau, des Olives, du Calvaire, ne m’attiraient pas davantage. Non que je n’aimasse plus ces peintres ingénus de la vieille École de Cologne. Je les aimais toujours, mais je ne les aimais pas à ce moment de vague à l’âme, où je n’aimais rien. Ou plutôt je ne m’aimais plus en eux. Ils m’étaient vraiment aussi indifférents que les maîtres modernes, le maître de la Femme au tub, le maître de La Passion et la Mort de M. Félix Faure, le maître de L’immaculée Conception de la vierge Otero. J’aimais mieux les débardeurs des quais du Rhin et les paysans qui amenaient, au marché de la ville, des troupeaux de cochons et des charretées de choux.
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Je flânai sur les quais et dans les rues, sans but précis, essayant de m’intéresser au mouvement de la vie, dans cette cité opulente et active, où le catholicisme, plus agressif que celui des Flandres, m’obséda de ses tours, de ses flèches, de ses croix, de ses cloches, non moins que de ses moines, qu’on rencontre partout, traînant leurs robes brunes, leurs sandales, sur les pavés, et quêtant aux portes… Et puis, je m’arrêtai devant une belle boutique de libraire. Parmi beaucoup de livres français qui y étaient étalés, au milieu de ces auteurs inconnus en France, qui représentent la littérature française à l’étranger, par des couvertures illustrées, dont la hideur m’est intolérable, je remarquai la Correspondance de Balzac, en son édition in-8. Je l’achetai et rentrai à l’hôtel. Et, tout de suite, je sentis que j’avais gagné quelque chose à ma promenade. Désormais, j’avais de quoi alimenter mon esprit, durant cette journée, que je prévoyais ennuyeuse et sans joies : j’avais Balzac, dont le nom seul, à cette devanture de libraire, avait fait s’évanouir brusquement la cathédrale de Cologne, l’Allemagne, l’illusion des musées, et mes fantasmes. Comme je me hâtais, la pluie se mit à tomber, lente et fine, achevant de donner à la ville un aspect de mélancolie funèbre.
L’après-midi, je laissai mes compagnons sortir, et je m’enfermai, dans ma chambre, avec Balzac.
La vie de Balzac ? Un permanent foyer de création, un perpétuel, un universel désir, une lutte effroyable. La fièvre, l’exaltation, l’hyperesthésie constituaient l’état normal de son individu. Pensées, passions grondaient en lui comme des laves en bouillonnement, dans un volcan. Il menait de front quatre livres, des pièces de théâtre, des polémiques de journal, des affaires de toutes sortes, des amours de tout genre, des procès, des voyages, des bâtisses, des dettes, du bric-à-brac, des relations mondaines, une correspondance énorme, la maladie.
Après avoir récréé le monde, Balzac ne s’est pas reposé le septième jour.