Émigrants.

Des ouvriers de Hongrie, de Roumanie, des paysans serbes, des prolétaires bulgares, dont le goût s’apparente à celui des nègres, des troupes de chanteurs russes s’embarquent pour l’Amérique… Leur lassitude, déjà, fait de la peine… Des femmes éclatantes et vermineuses, en loques rouges, avec de pauvres bijoux de cuivre, traînent, comme des baluchons, des enfants qui pleurent de fatigue, de faim, d’étonnement. On se demande ce que tout cela va devenir, et s’ils arriveront jamais au bout de l’exil… On les fait descendre brutalement, on les empile, comme des marchandises qu’ils sont, au fond des cales, et, durant des jours et des nuits, ils seront entassés là, pêle-mêle, dans la puanteur de leur misère et de leur crasse, sans air, presque sans lumière, à peine nourris, soumis à la discipline la plus dure… Ils n’auront même pas cette sorte de répit qu’est le voyage ; ils ne connaîtront pas cette sorte d’engourdissement, cet anesthésique, qu’apporte aux plus désespérés ce vague énorme, berceur, de l’infini de la mer et du ciel.

Mais les pires émigrants sont ces juifs de tous pays, cherchant, une fois de plus, un coin de terre, qu’ils n’ambitionnent pas hospitalier, mais où ils puissent s’affranchir, un peu, du mépris qui les suit, et rompre les chaînes de cet affreux boulet d’infamie, qu’ils traînent partout… J’en ai suivi une troupe en sombres guenilles, qu’aucun spectacle ne laissait indifférents, et qui gesticulaient avec vivacité… Malgré leur détresse, on devinait en eux un amour de la vie, une intelligence de la vie, quelque chose d’ardent, de fort, de tenace qu’on ne voit presque jamais au visage des autres hommes… On sentait vraiment, rien qu’à les considérer, tout ce qu’on détruit bêtement d’énergie utile, de travail ingénieux, de progrès, en les massacrant, dans les pays barbares, comme la Russie, en les boycottant, dans les pays civilisés, comme la France.

Et je me disais :

– C’est douloureux et absurde, sans doute ; cela étreint le cœur et confond la raison… Mais qu’y faire ? Le juif pauvre paie pour le juif riche… le juif ostentatoire, insolent, voluptueux, conquérant, qui, de plus en plus, perd toutes les vertus anciennes de la race… Ce n’est même plus sous son nom, dont il a honte et qu’il renie, c’est maintenant, sous des noms d’emprunt, des noms ronflants et qui n’ont pas d’odeur, qu’il travaille à la dépossession, à la ruine des autres… Il met la main sur tout, il marche sur tout, piétine sur tout. Dès qu’il s’installe quelque part, ce n’est pas seulement pour s’y faire une place, ce qui serait légitime, c’est pour en chasser tout le monde… Il a inventé des philosophies, des morales, où les vertus les plus indispensables à l’homme, la conscience, la foi à la parole donnée, sont bafouées et traitées de préjugés et de sottises… « Je me fous de tout », telle est sa devise… On le déteste, mais on le redoute aussi, car, dans une société uniquement fondée sur la puissance de l’argent, son argent le protège.

Les haines qu’il déchaîne ne lui sont pas encore préjudiciables, à lui ; elles s’émoussent et se brisent sur sa cuirasse d’or. Elles n’atteignent en plein cœur, en pleine vie, que les petits, que les pauvres, comme toujours. On se venge sur eux, innocents, des excès de ce brigand, qui semble – à l’exemple des aristocraties déchues, dont, par de honteuses alliances, il s’efforce de redorer les blasons ternis, de remplir les coffres vides – n’avoir rien appris et tout oublié. Lui qui, jadis, tout au long de sa belle et terrible histoire, fut un des plus nobles éléments du progrès humain, lui qui se devait à soi-même et devait à sa race, toujours proscrite, d’être l’éternel révolté, le voilà devenu le complice et, le plus souvent, le trésorier de toutes les réactions, même de la réaction antisémite, la plus hideuse, la plus barbare de toutes… Et c’est pourquoi, ces malheureux, chargés de ses crimes à lui, partent à la recherche d’un pays libre, – en existe-t-il ? – où d’être juif cela ne soit pas une irrémédiable honte.

Et de ces pauvres diables que j’écoutais parler, avec une pitié amère, combien, de continents en continents, poursuivront leur course errante, sans un seul des cinq sous, leur espoir, dont continue de les leurrer la Providence qu’ils se sont inventée ?… Sur mille, un reviendra à bord d’un paquebot magnifique, dans une cabine dorée, il reviendra ostentatoire, insolent, conquérant, et il trahira ses anciens compagnons de misère, et contribuera à faire pire leur infortune éternelle.