Le repas des funérailles.

Il m’a bien fallu aller à l’enterrement de Mme Hoockenbeck, la femme de mon ami Hoockenbeck. Il me savait à Bruxelles. D’ailleurs, un enterrement belge, je n’y eusse point manqué pour un empire.

Mon ami Hoockenbeck, commerçant réputé, – il a brillamment réussi dans ses affaires, – homme politique important – il est député, – protecteur des arts – il est de toutes les sociétés artistiques qu’invente et préside M. Octave Maus, – mon ami Hoockenbeck est bien le type de ces pauvres diables dont on dit qu’ils « n’existent pas ». Et si mon ami Hoockenbeck « n’existe pas » à Bruxelles, je vous laisse à imaginer… Hoockenbeck n’a jamais eu une opinion, ni un goût, ni une habitude, ni même une manie capable de résister, plus de cinq minutes, à une autre qu’on lui ait, je ne dis pas opposée, mais proposée. Rien de plus facile que de le faire varier, surtout dans les questions qui lui tiennent le plus à cœur : la pôlitiq, et l’art indépendant. Par exemple, il se montre intraitable, quant aux calembours. Il fait des calembours inlassablement, insupportablement. Cela vient de son bon naturel. Il aime faire rire. Et, comme il n’a pas toujours le choix, c’est de lui-même, le plus souvent, qu’il fait rire. Moi, qui n’ai pas une âme pure, il m’a beaucoup fait pleurer. Avec cela bavard, fatigant, médisant, curieux, vaniteux, au moins autant, à lui seul, que tous les autres hommes. Son seul avantage sur eux, c’est qu’il est tout cela, plus ingénument… Hoockenbeck est peut-être le seul homme au monde à qui, pas une fois, je n’aie pu adresser la parole sérieusement ; le seul aussi qu’il m’ait été impossible d’écouter sans en être agacé, jusqu’à la crise de nerfs… Au demeurant, je l’aime bien.

Sa femme a toujours été aussi insignifiante que son visage, aussi neutre que le blond éteint de ses cheveux. Jamais je ne lui ai entendu dire une parole juste, exprimer une idée, un sentiment quelconque. Banale, jusqu’à en être exceptionnelle. Je l’aimais bien aussi.

J’ai trouvé le pauvre Hoockenbeck en larmes, désespéré. Il faisait peine à voir. Il reniflait, pleurait, m’embrassait, multipliait tellement les démonstrations de sa douleur, que je le regardais, parfois, à la dérobée, avec la crainte d’une farce, encore.

Il voulut absolument m’amener devant le cercueil, et me fit, en hoquetant, le récit de la mort de sa femme.

– Une tumeur à la matrice !… Oui… oui… Auriez-vous jamais cru ça, à la voir ? Moi… jamais, jamais, je ne m’étais aperçu de rien… Et elle… ah !… elle ne m’avait jamais rien dit… Elle était si brave !

Et il sanglota :

– Ma pauvre Louise ! Quelle perte pour moi !… Elle aimait tant… an… s’amuser !… Nous devions aller à Paris… oh ! oh !… le mois prochain… Elle voulait retourner à l’abbaye de Thélème… à l’abbaye… hi ! hi !… de Thélème… Pauvre Louise !… Ouh ! ouh !… Elle était si brave ! Et maintenant… voilà !… Une tumeur à la matrice… Et voilà !… Non… non… jamais… je ne…

Sur quoi, mon ami Hoockenbeck eut une redoutable crise de sanglots, durant laquelle je me surpris à jouer, par contenance, avec la frange d’argent du drap mortuaire… Puis, tout à coup, je le vis se précipiter sur le tapis, à plat ventre, et partir à se claquer les fesses, comme s’il eût voulu se corriger de sa douleur, ou se punir de n’en être pas assez abîmé…

– Elle était si brave !… Elle était si brave !

Il fallut lui tamponner les tempes, le frictionner, le faire boire, enfin, le coucher sur un divan et lui tenir les mains jusqu’à ce qu’il se fût, comme un petit enfant, apaisé.

Heureusement, d’autres visiteurs survinrent. Il se remit tout à fait, pour les recevoir, et, tandis qu’il recommençait de pleurer sur leurs joues, je m’esquivai.

Le lendemain, il y eut une messe magnifique, mais une messe belge… Un latin, d’un sonore ! Et un français, d’un belge !… Au cimetière, oraisons funèbres en belge, condoléances en belge. Je me rappelle qu’au milieu du discours pathétique d’un vieux petit blond, chauve, étrangement sphérique, qui, tout pâle, suait à grosses gouttes, et dont la voix tonnait en belge, toujours en belge, je poussai un cri qui fit qu’on se retourna, et dus enfoncer mon mouchoir dans ma bouche. J’ai gardé l’espoir qu’on s’était mépris, au sens de mes larmes…

Après la cérémonie, je ne pus refuser l’invitation de Hoockenbeck qui insista, en pleurant, pour me garder à dîner.

Je pensais dîner en tête-à-tête avec lui. Ma surprise fut grande de trouver dans le salon, où l’on avait débarrassé, à la hâte, la chapelle ardente, une société nombreuse. Une odeur de fleurs fanées, d’encens, une autre, équivoque, persistaient, qui étaient affreusement pénibles. On me présenta à des tantes, à des cousines de Louvain, à des nièces de Liège, à des amis d’Anvers, à une famille de Verviers, et à nombre de Bruxellois. Les hommes en habit, cravatés de blanc ; les femmes en robe de soie. D’une, corpulente et fardée, le corsage était ouvert. Tout ce monde avait une expression singulière, gênée : une expression d’attente. Dans ces occasions-là, on ne sait jamais quelle contenance garder. La mesure juste y est fort délicate. Après tout, un dîner, même un dîner d’enterrement, ce n’est pas un enterrement… Ce n’est pas, non plus, un dîner ordinaire…

Repas copieux, succulent, arrosé de ces bourgognes et de ces bordeaux comme il n’en fermente que chez nous, mais comme on n’en élève qu’en Belgique. Il commença tristement. Un oncle colossal évoqua, d’une voix funèbre, l’enfance de la défunte. Insensiblement, de souvenirs en souvenirs, on en vint aux historiettes attendries qui firent doucement pleurer, puis aux anecdotes gaies qui firent rire un peu, puis aux grasses plaisanteries qui firent pouffer de rire.

– Elle était si brave !… répétait, tantôt sur le mode douloureux, tantôt sur le mode joyeux, mon ami Hoockenbeck, qui, d’ailleurs, parlait peu et buvait beaucoup.

À une plaisanterie plus salée, Hoockenbeck, voulant s’empêcher de rire, avala de travers une grosse bouchée de homard, et, de peur qu’il n’étouffât, chacun se mit à lui bourrer le dos de coups de poing. À partir de ce moment, l’animation s’accentua et, bientôt, l’enterrement dégénéra en kermesse. Les trognes des hommes s’enluminaient de rouges violents ; les yeux des femmes s’emplissaient de lueurs troubles. Et les coq-à-l’âne, les jeux de mots, les histoires épicées de partir, se croiser, rebondir d’un bout de la table à l’autre bout. Et, sous la table, Dieu sait ce qui se passait ! Une grosse cousine appuyait, avec une persistance de plus en plus frénétique, son pied sur le mien… Des couples disparaissaient, revenaient…

– On n’enterre pas tous les jours une femme pareille… tonitruait l’oncle colossal… une femme pareille !

Et dodelinant de la tête, la langue déjà épaisse, Hoockenbeck bégayait :

– Elle était si brave !… si bra… a… ve !…

Malgré les vins, malgré les sauces, malgré les parfums évaporés des peaux moites, l’odeur des fleurs fanées, et l’autre, s’acharnaient. Mais la gaîté d’aucun n’en paraissait retenue.

Quand je voulus rentrer, Hoockenbeck s’excusa, – il me sembla que c’était à regret, – de ne pas me reconduire. Mais son beau-frère, un capitaine revenu du Congo (il n’était malheureusement pas en uniforme), prétendit que l’air lui ferait du bien… Aidé d’un jeune ménage de Liège, il triompha aisément des scrupules du veuf qui, généralement rubicond et couperosé, était devenu violet, à force de congestion.

Nous partîmes à cinq.

Que faire à Bruxelles, vers dix heures de la nuit, sinon la tournée traditionnelle dans les cafés ? De brasseries en brasseries, de cafés en cafés, notre bande grossissait d’amis rencontrés… On s’attendrissait :

– Ah ! mon pauvre vieux !

– Ah ! la pauvre Louise !

– Comme ça… si vite ?… qu’est-ce qu’il y a eu donc ?

– Une tumeur à la matrice… Auriez-vous cru ça, à la voir ?…

Hoockenbeck avait parfois des remords.

– Si elle nous voyait !… disait-il timidement.

À quoi le capitaine répliquait :

– Allons donc ! Louise était une excellente femme… Elle aimait à s’amuser, sans en avoir l’air. Comme elle serait contente, d’être au milieu de nous !

– Elle était si brave… leitmotivait, d’une voix de plus en plus pâteuse, le malheureux veuf…

Il arriva, à la fin, qu’ayant épuisé tous les cafés et tous les bouges, nous échouâmes dans un restaurant de nuit… Il était bruyant… Des femmes dégrafées, des jeunes gens ivres, chantaient, dansaient aux sons de la musique des laoutars roumains.

– Du champagne ! du champagne ! commanda Hoockenbeck qui, entré dans la salle, sa cravate dénouée, et son chapeau de travers, prit la taille d’une petite brune… Mais je crois bien que ce fut seulement pour assurer son équilibre… En suite de quoi, il alla rouler sur une banquette…

À six heures du matin, – j’ai honte de l’avouer, mais il faut bien l’avouer, – je me réveillai dans un fiacre, à la porte de mon hôtel. Le veuf ronflait à mes côtés. Je sortis sans bruit, et donnai l’adresse d’Hoockenbeck au cocher. Je ne m’aperçus que plus tard que je m’étais trompé : c’était l’adresse d’un mauvais lieu.

Brave Hoockenbeck ! Il y est peut-être encore…