Bateaux.
Mais l’aspect seul des bateaux me donne une satisfaction complète et plus douce.
Je les aime tous.
C’est la plus hardie des machines humaines, celle qui a naturellement le plus d’élégance. Je pense souvent, avec tendresse, à l’âme intrépide et charmante de celui – dont l’histoire n’a pas retenu le nom – qui, un jour, assis au bord d’un étang et voyant voguer sur l’eau une adorable petite sarcelle à tête rouge, inventa la barque.
Ah ! il eut raison de l’inventer, la barque, ce gentil inconnu, car je crois bien que c’est moi qui l’eusse inventée, tant je l’aime… Et qu’on ne se récrie pas !… J’ai bien, étant enfant, sans connaître un mot de physique et de géologie, sans rien savoir du fameux principe des vases communicants, inventé les fontaines jaillissantes. Et comme, tout heureux, avec la foi candide de l’ignorance, je tâchais d’expliquer, sommairement, cette découverte à mon professeur :
– Mais c’est le puits artésien !… s’écria celui-ci, avec une expression de pitié méprisante que je n’oublierai jamais… Petit imbécile, va !… Et Moïse, qui faisait jaillir les eaux, dans le désert, du bout de sa baguette ? Qu’en fais-tu, de Moïse ?… Et la poudre, l’as-tu aussi inventée, la poudre ?… Tu me copieras mille fois cette phrase : « J’ai inventé les puits artésiens. »
C’est à ce pensum, sans doute, que je dois de ne pas avoir, plus tard, inventé la poudre… J’eus trop de honte.
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Le goût que j’ai pour l’auto, sœur moins gentille et plus savante de la barque, pour le patin, pour la balançoire, pour les ballons, pour la fièvre aussi quelquefois, pour tout ce qui m’élève et m’emporte, très vite, ailleurs, plus loin, plus haut, toujours plus haut et toujours plus loin, au delà de moi-même, tous ces goûts-là sont étroitement parents… Ils ont leur commune origine dans cet instinct, refréné par notre civilisation, qui nous pousse à participer aux rythmes de toute la vie, de la vie libre, ardente, et vague, vague, hélas ! comme nos désirs et nos destinées…
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La locomotive qui me fut chère, jadis, je ne l’aime plus. Elle est sans fantaisie, sans grâce, sans personnalité, trop asservie aux rails, trop esclave des stupides horaires et des règlements tyranniques. Elle est administrative, bureaucratique ; elle a l’âme pauvre, massive, sans joies, sans rêves, d’un fonctionnaire qui, toute la journée, fait les mêmes écritures sur le même papier et insère des fiches, toujours pareilles, dans les cases d’un casier qui ne change jamais. Sur ses voies clôturées, entre ses talus d’herbe triste, elle me fait aussi l’effet d’un prisonnier, à qui il n’est permis de se promener que dans le chemin de ronde de la prison.
Trop gauche pour plier ses grossiers assemblages, ses articulations raidies, à la jolie courbe des virages, trop lourde, trop vite essoufflée pour escalader les pentes, elle s’enfonce, pour un rien, dans les tunnels, comme un rat peureux dans les ténèbres de son terrier.
Elle n’est pas si vieille pourtant, et ce n’est déjà plus rien. De même que tant de formes régressives, qui ne correspondent plus aux besoins de l’homme nouveau, elle doit fatalement disparaître… Mais dans combien de siècles ?
Soyons justes envers elle. Elle eut son heure de gloire, et, quand on va de Zurich à Innsbrück, traîné par elle, à travers les hardis défilés de l’Arlberg, sa gloire dure encore. Il est vrai que la plus grande part en revient aux ingénieurs audacieux qui surent tailler, pour elle, dans la roche, au flanc des gorges, des chemins là où jadis n’osaient pas s’aventurer les chamois et les pâtres…
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L’homme ne s’est vraiment surpassé que quand il a construit des machines qu’il a pu douer de la vertu de se mouvoir librement, à l’heure de son besoin, à la minute même de son caprice.
Telle, l’auto.
Les ballons que je connais mal, presque aussi mal que M. Santos-Dumont, mais beaucoup mieux que M. Lebaudy, font encore trop songer aux bêtes disproportionnées, où la nature bégayait ses essais d’expression. Ces monstres d’avant l’histoire, dont nous avons encore une survivance, de plus en plus déchue, parmi ces curieux animaux qu’on appelle les nationalistes (voir Millevoye, Déroulède), devaient faire de grands bonds inutiles, et leur stupidité seule les empêchait de s’étonner de leur maladresse énorme.
L’auto, elle, commence à prendre toute la beauté souple des êtres construits raisonnablement, raisonnablement équilibrés, et dont les organes répondent aux nécessités des fonctions.
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Ici, pourtant, indignons-nous un peu.
Il y a d’irritants imbéciles, assez dépourvus d’imagination et de goût, pour jucher sur un châssis de voiturette je ne sais quelle singerie de chaises à porteurs ; d’autres, non moins irritants et non moins imbéciles, que hantent orgueilleusement des réminiscences de carrosses vitrés, conservés dans les armerias royales, et que l’on vit encore, il y a quelques années, servir aux carnavaleries des hippodromes… Il y a des autos, grossièrement accroupies comme des Bouddhas, boursouflant de hideuses bedaines sur des membres grêles d’insectes… Il y a eu, il reste des radiateurs mal attachés que l’auto semble perdre, en route, comme un pauvre cheval de corrida, ses intestins… Il y a des capots parcimonieux, qui n’enferment pas tout le moteur et font croire à de l’inachèvement. Il y en a, il y en a même beaucoup, qui ressemblent à des garde-manger ambulants, d’autres à des cercueils déjà rongés des vers, d’autres encore à de menus monuments funéraires, prématurément édifiés pour y recevoir les membres mutilés de leurs infortunés conducteurs… et encore d’autres, dont l’ambition peu éclatante, se borne à simuler, en vue d’on ne sait quelle analogie, un modeste tuyau de poêle couché… Il y en a dont l’emphase, tout italienne, et nous l’avons vu, toute bruxelloise, est comique à développer l’envergure d’une cloche à gaz autour de chambres vides où ne détonne pas seulement la puissance de huit chevaux de fiacre. Il y a aussi des voitures qui, au repos, paraissent logiques, stables, depuis l’avant courbé à souhait, jusqu’à l’arrière arrondi en poupe de chaland, et qui, quand la machine les emporte, sursautent, tressautent, se désunissent et ferraillent lugubrement, de ce fait seul que leur maître, mal à propos ambitieux, n’a pas compris l’irréparable faute d’équilibre et de goût qu’est un porte-à-faux. C’est le même, entrepreneur enrichi, commissionnaire heureux, qui croit étaler un faste seigneurial, en installant au volant de son auto un mécanicien rasé, botté, sanglé, affublé dérisoirement d’un haut de forme, d’une livrée de cocher resplendissante et obscène…
Quant à la voiture électrique, elle n’est qu’un leurre, ne sachant pas encore où loger sa force…
Et je n’ai pas un lit où reposer ma tête…
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Mais, enfin, il faut bien le dire, une forme s’établit, surtout en France, qui a ce qu’il convient pour nous satisfaire.
Si je suis sensible, par exemple, à la belle ligne, à la belle courbe, si pleine, si modelée, si parfaitement harmonieuse du capot de la Charron, c’est qu’il enferme toute la machine et lui applique son épiderme exact. Je ne le suis pas moins à l’agencement du moteur, à l’enroulement étudié des volutes de cuivre, au quadruple embranchement de l’admission si pratiquement mécanique et si joliment ornemental, à tout le dispositif assemblant les métaux les plus propres à leur objet, à la distribution anatomique des pièces qui, non seulement, fait vivre le moteur et captive sa fougue, mais encore lui donne une beauté véritable.
Oui, une beauté, cher monsieur Mauclair de la Lune…
S’il y a une beauté des êtres et des objets qui soit n’importe quoi d’autre que le fait de répondre pleinement, exclusivement, à leur destin ou à leur emploi… alors, monsieur Mauclair, je suis comme vous, je ne sais pas ce que c’est que la beauté.
L’esthétique des objets d’art est infiniment plus mystérieuse et, par conséquent, infiniment plus confuse… Mais c’est le propre de toute magie qu’il lui faille un grimoire.
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Entre les machines que la sensibilité, que l’imagination de l’homme a créées pour s’affranchir de ses mille servitudes et se rapprocher de l’élément, c’est donc la barque et l’auto que je préfère.
Emporté par l’une ou par l’autre, je goûte la même volupté cosmique ; la même ivresse m’exalte… À leur bord, je suis au bord de l’espace. Chaque tour de roue, comme chaque coup de l’hélice, ou le simple effort de la voile, sous la poussée du vent, multiplie à l’infini les circonférences d’air ou d’eau, concentriques à mon regard, avec sa portée pour rayon, et leur addition vertigineuse fait ma notion de l’espace mouvant… Alors, peu à peu, j’ai conscience que je suis moi-même un peu de cet espace, un peu de ce vertige… Orgueilleusement, joyeusement, je sens que je suis une parcelle animée de cette eau, de cet air, une particule de cette force motrice qui fait battre tous les organes, tendre et détendre tous les ressorts, tourner tous les rouages de cette inconcevable usine : l’univers… Oui, je sens que je suis, pour tout dire d’un mot formidable : un atome… un atome en travail de vie…
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Il m’enchante que les formes de l’auto et de la barque s’apparentent ; que le vent coupe, en marche, les mots toujours si inutiles, comme la mer impose le silence ; que marin et chauffeur n’aient pas en commun que le goût de se taire, qu’il leur faille encore, à l’un, au volant de sa machine, comme à l’autre, à la barre de son navire, le même esprit de décision rapide devant l’obstacle soudain qui se dresse, la même froide tranquillité devant la mort. Et il me plaît que, dans leurs yeux, l’observation continue des espaces approfondisse la même qualité de couleur, aiguise la même sûreté de vision…
Et la sirène dans la campagne, la sirène dans la montagne, presque aussi émouvante que sur la mer et dans les ports, la sirène dont l’avertissement prolongé apprend aux bêtes peureuses, aux villages en émoi, aux voitures somnolentes, aux humanités hostiles, que les routes sont faites pour que tout y passe, même la tempête, même le progrès, qui est une tempête, puisqu’il est une révolution !