L’Évangéliste.

On m’a montré, assis sur une pile de bagages, devant un steamer en partance, un compatriote. C’est un missionnaire. Barbu, botté, sanglé de cuir, coiffé d’un trop hâtif casque colonial, la soutane graisseuse et retroussée comme une capote de soldat, il s’initie au mécanisme d’un revolver Browning, dont l’étui est fixé à sa ceinture, près d’un chapelet à gros grains. Sa figure bronzée est énergique, ses yeux rieurs sont très doux. Quand il rit, il ouvre une bouche de scorbutique, toute noire et sans dents. Un brave homme, sûrement, et qui a plutôt l’air d’un bandit que d’un apôtre… Cela me rassure. Je l’aborde. Nous causons… Il part pour les îles Fidji… il emporte avec lui toute une cargaison de gramophones.

– Vous n’imaginez pas, me dit-il, comme ces bougres de nègres-là sont bornés, têtus !… C’est curieux…, je ne peux pas arriver à les évangéliser… J’ai essayé de tout… Rien… rien n’y fait… Des murs… Le bon Dieu, la Vierge, saint Joseph, les joies du Paradis ?… Ah ! bien oui… Ce qu’ils s’en foutent…, vous n’avez pas idée… J’en ai vu des nègres, dans ma vie… j’en ai vu, mais de ce numéro-là… jamais… Croiriez-vous que l’alcool, ou rien… c’est kif-kif ?… Et pourtant, Dieu sait si c’est une excellente méthode de conversion !… Ah ! parbleu, ils se saoûlent comme des cochons… Et puis, un point, c’est tout… Mécréants après comme avant… Ça, vous savez, c’est inouï… c’est même unique… Alors, ce coup-ci… je vais essayer le gramophone… Ma foi, oui !… Qu’est-ce que je risque ? Il paraît, du reste, que le gramophone opère de vrais miracles… J’ai, en Afrique, un ami, à qui ça réussit merveilleusement… Et pas d’ennuis, pas de fatigues… pas de catéchisation… Il rassemble ses nègres autour de l’instrument, et au bout de la troisième plaque… pan… ils sont chrétiens… La grâce, ça leur vient en écoutant chanter le gramophone… Ah ! ah ! ah !… Ça ne m’étonne qu’à moitié… J’ai toujours remarqué que les nègres raffolent de musique et de chansons. Enfin, je vais bien voir si, avec les marches militaires de la garde républicaine, les valses de Strauss, les chansonnettes d’Yvette Guilbert, et le bel canto de M. Caruso, je serai plus heureux qu’avec le bon Dieu, la promesse du Paradis, et les petits verres de rhum. En tout cas…

Il se met à rire d’un rire franc, sonore :

– En tout cas, reprend-il, je ne serai pas reparti là-bas, pour rien… Et je vous donne ma parole d’honneur que, si je n’arrive pas à les convertir… et même, si j’y arrive… dites donc !… ah ! ah !… ils me les paieront ces gramophones, et un prix… ah ! ah !… un vrai prix… Qu’est-ce que je risque ? J’en emporte mille que je dois à la générosité d’une vieille douairière très pieuse… Ah ! la brave femme, la sainte femme !…

Il insère son revolver dans l’étui, et faisant tournoyer son chapelet où des croix, des cœurs de Jésus, des médailles bénites s’entrechoquent :

– C’est heureux, conclut-il, que, de temps en temps nous rencontrions des âmes généreuses, des âmes comme ça… parce que la religion, voyez-vous… dans ce temps-ci… ça devient un sale métier… ah ! sacristi… un bien sale métier ! Enfin, voilà…