Pogromes.

Sur un sac de hardes, un peu à l’écart, un homme était assis qui retint, un peu plus longtemps, mon attention. C’était un vieillard. Sa barbe descendait très bas. Comme la plupart de ses compagnons, il était vêtu d’une longue redingote, sorte de lévite, qui avait été noire, et, comme eux, il portait une casquette à visière, mais la sienne était en drap. Il ne parlait à personne et regardait devant soi… à la façon de ceux qui regardent en eux-mêmes. Son visage fermé exprimait plus de détresse qu’aucun visage même de vieux en larmes, et toute la fatigue du malheur humain. Cependant, ses yeux avaient conservé une jeunesse et une douceur émouvantes. Je me reprochais mon indiscrétion, mais sans parvenir à me détacher de cette figure en ruines où brillait ce regard jeune.

Il mit quelque temps à me voir, et puis se prit à me considérer. Je redoutai une apostrophe, au moins une grimace, et ce que je redoutai surtout, quand il se souleva, ce fut de le perdre. Mais il sourit et, ravi, j’entendis sa voix chanter :

– Bonjour, mossié !…

Je lui tendis la main. Il frissonna. Sa main molle resta quelques secondes dans la mienne, avec gaucherie, et je fus si ému, que je n’entendis pas ce qu’il me dit tout d’abord. J’écoutais, comme on écoute le bruit du vent, le bruit de la mer, ce parler où les r roulaient et où chantaient les finales… Il se comparait à Job et répétait :

– Yobb ! Yobb !…

Je m’assis près de lui, sur une malle de bois noir que rayaient deux bandes de peau de cochon.

Où avait-il appris le français ?

Jeune avocat, ayant, contre le gré de ses parents, épousé une fille pauvre, il avait dû, à la suite d’une altercation avec un magistrat antisémite, quitter la petite ville russe où il gagnait péniblement sa vie. Il était venu en France, avec sa femme et trois enfants qu’il avait déjà… Ses yeux brillaient en parlant de Paris. En dépit des promesses, il n’avait pu trouver une situation sortable… Le ménage s’était installé dans les environs de l’Hôtel-de-Ville, et vivait mal de petits commerces variés, entre autres, du commerce des confetti.

– Qui n’a pas ses confetti ? scandait sa voix, à contretemps…

Ce cri et sa gaieté apprise étaient ridicules, sur ce quai, parmi cette foule en guenilles, et ces bateaux en partance…

– Qui n’a pas ses confetti ?

J’en étais mal à l’aise.

Un associé « pas juif, non, mossié », rencontré « boulévard Ornano », l’avait volé, et un mardi-gras pluvieux achevait sa ruine. Fatigué de lui faire crédit, le logeur, un jour d’hiver, arrachait sa porte, et, aidé de deux camelots, tirait du lit la femme enceinte, culbutait les enfants, jetait tout le monde à la rue.

Il avait bien porté plainte, mais, devant le tribunal, le logeur, qui avait amené des témoins, eut, tout de suite, raison de lui qui n’en avait pas. Les pauvres gens n’ont jamais de témoins… Il fallut se désister pour éviter une condamnation.

– J’ai pleuré dé la rage, j’ai pleuré, mossié…

Cet homme qui, depuis, avait dû connaître tant de misères, de deuils, de ruines, de violences, ce pitoyable monument d’infortune s’arrêtait complaisamment aux moindres détails de cette injustice.

– En France, mossié !… En France !… Ach !…

Un peu de bave salissait le coin de ses lèvres. Son haleine me repoussait. Et cette insistance me troubla jusqu’à l’angoisse.

Il avait quitté Paris pour retourner en Russie, grâce à l’aide d’une bonne œuvre israélite, et il était parvenu à s’établir marchand d’habits, dans une petite ville du Sud. Son commerce lui donnait à peine de quoi vivre, mais il vivait heureux, entre sa femme et six enfants… Cela dura seize années.

Je me souviens qu’à cet endroit de son récit, il s’était tu subitement… Et il regardait… Un vaisseau passait en sifflant ; des mouchoirs s’agitaient à bord… que regardait-il donc, au loin ?

Il avait pu faire venir auprès de lui le frère de sa femme, qui était rabbin, et, depuis, tout ce qu’il arrivait à mettre de côté on le forçait à le dépenser pour l’éducation de ses cinq fils… Deux devaient être : « advocats », un docteur « dé la médicine », les deux plus jeunes « inginieurs ». La fille travaillait « à la brodérie ». Il me parut qu’il souriait presque, mais une grimace tordit son visage où son nez si long se fronça tout entier.

– Pourquoi faire, Mossié ?… Ach ! Pourquoi faire ?… Bêtise !

Un soir, – c’était tout au début de la Révolution, la ville était depuis des mois en état de siège ; toute la famille mourait de faim, – un soir de sabbat, le gouverneur autorisa les boutiques juives à rester ouvertes jusqu’à dix heures. Tout le quartier s’était réjoui. Comme on était à la veille d’une fête orthodoxe, peut-être pourraient-ils enfin gagner quelque argent ?… On avait davantage soigné les étalages, et fait des frais de lumière pour attirer les clients… Tout à coup, à neuf heures un quart, « un quart après neuf, mossié, juste un quart », une bande de soldats fit irruption dans la petite rue où était sa boutique, et une volée de balles brisa toutes les vitres.

– Pourquoi ? Ach !… Pourquoi ?

Son fils le plus jeune – et sa main sale, aux ongles noirs, tremblait, en figurant la taille du petit – un garçon, « tellémant spirituel », – était tombé dans ses bras, en vomissant du sang, et, chargé de ce cadavre, le père avait vu un dragon ivre enfoncer deux doigts dans les yeux du fils aîné, du fils « qui devait être advocat, mossié… advocat ! » Et il s’était évanoui.

Quand il revint à lui, il avait la barbe arrachée, une oreille décollée d’un coup de sabre, mais c’était surtout son menton qui était douloureux… Il faisait noir dans la boutique ; il trébuchait sur des corps, et il ne s’arrêtait de pousser des cris que pour écouter les salves qui s’éloignaient, et les gémissements qui semblaient sortir de la rue, qui semblaient sortir du plancher, de dedans les murs, de dessous la terre. À la lueur d’une chandelle, il avait pu constater qu’il ne restait pas un vêtement aux étalages. Les pillards avaient tout saccagé, tout pris… Sur les degrés du comptoir, au fond de la boutique, parmi des tiroirs vides, des tiroirs brisés, des choses piétinées et sanglantes, sa femme gisait, qui lui parut tout d’abord évanouie.

– J’ai baissé les jupes, ajouta-t-il, tout bas… Et ses yeux se fermèrent.

Puis, encore plus bas :

– Elles étaient rélévées, mossié !… Uné femme dé plus qué cinquante ans !…

Il reconnut alors qu’elle était morte, étranglée, les yeux ouverts.

Il me regarda un instant, sans rien dire… Une vague de sang courut sous sa peau jaunâtre, qui en fut à peine rougie… Je revis la grimace qui faisait remonter la barbe et fronçait le nez… et il recommença de parler de sa femme, de sa femme bien aimée.

– Uné femme tellément brave… tellément économe !…

Il s’animait. Son haleine devenait insupportable. Je remarquai qu’il parlait presque sans colère et comme sans douleur… Peut-être n’avait-il plus la force d’en exprimer !… Et ce furent mes yeux que je sentis se remplir de larmes…

– C’était pas assez… Ils ont pris les corps… ils ont pas voulu rendre les corps, enterrés, la nuit, morts et blessés, pêlé-mêle, on né sait où… Ils ont massacré des juifs, et ils ont pillé, pendant sept jours… Nous pouvions pas résister… Comment aurions-nous pu, mossié ? Et ils nous giflaient… et ils donnaient des coups dans lé ventre… et ils crachaient encore sur nous… Pourquoi ?… Ach !… Pourquoi ?…

Des incendies s’allumèrent qu’on n’éteignait pas… La plus grande partie du pauvre quartier fut détruite… Un de ses enfants mourut, encore, à l’hôpital, d’un coup de talon de botte qui lui avait fendu le crâne… Et de neuf qu’ils étaient auparavant, à peu près heureux dans leur misère, ils quittèrent à cinq cette ville maudite, dépouillés de tout, en deuil pour jamais…

– Vous né savez pas comme ces soldats sont méchants, mossié… comme ils sont méchants… méchants.

Il secoua la tête, et il répéta :

– Personne… non… personne ne sait comme ils sont méchants…

J’écoutai le récit des misères, des iniquités, des privations et des longues pérégrinations, de ville en ville, de villes interdites aux juifs, en villages d’où on les chassait à coups de pierres, à coups de faux… Il ne savait plus de quoi ni comment ils avaient vécu, durant ce temps affreux… Enfin, le vieux vagabond put trouver un emploi dans une petite banque… chez un coreligionnaire… Des enfants qui lui restaient, ses deux fils, dont l’un s’était marié et avait une petite fille, travaillèrent, à la gare, comme porteurs…

– Si faibles, mossié, si faibles… et malades !…

La fille se mit à vendre des oranges et de l’ail…

– Des oranges !… des oranges !… La pauvre Sarah !

Mais ils le désolaient. Tous étaient affiliés au Bound, en révolte ouverte contre le gouvernement et la société.

– Rouges, rouges, mossié… tous rouges !… Ach !

Quand il s’entêtait, dans d’interminables discussions, à répéter que les juifs sont noirs par vocation, qu’ils doivent être noirs, c’était le rabbin qui venait au secours des enfants.

– Oui, disait-il, les juifs sont noirs de nature, mais quand on les fait bouillir, ils deviennent rouges… rouges comme des écrevisses…

Et le rabbin riait un peu, heureux de sa comparaison.

– Ça dévait mal finir… Ça a mal fini… Lé gouvernément a tant dés fusils, et même les canons… Et eux, ils montraient les révolves, les pauvres révolves… Bêtise ! Pour un sergent dé ville blessé, un mossié général qui saute dé la voiture, cent juifs tués… trois cents juifs avec du sang !…

Un soir qu’il aidait son patron à faire des comptes avec un gentilhomme venu pour traiter une affaire… ils avaient entendu des salves de coups de fusil, au loin d’abord, puis proches… puis tout près, dans la rue… et une volée de balles, au travers des vitres en éclat, avait sifflé dans la pièce, qui était un premier étage…

– Une autre ville, mossié… mais les mêmes balles… les mêmes balles !

Ils se jetèrent à plat-ventre, essayèrent de gagner, en rampant, la chambre voisine qui donnait sur la cour. Une nouvelle volée de projectiles abattit la suspension. Dans les ténèbres, ils entendaient le pas des soldats résonner sur les marches de l’escalier. Des clameurs… des coups sourds…

– Ouvrez !… Ouvrez !

Et la porte, que le patron avait barricadée, céda sous l’effort des crosses de fusil… Un sous-officier brandissait une lanterne… Des soldats se précipitèrent qui hurlaient comme des sauvages… Le gentilhomme criait qu’on ne pouvait pas tuer, comme ça, des créatures humaines. Il s’était fait reconnaître, réussissait à glisser un billet de cent roubles dans la main du sous-officier qui l’emmena. Et, à ce moment, pendant que des soldats tentaient d’enfoncer le coffre-fort, le vieux avait senti, dans son cou, la pointe d’une baïonnette.

Il écarta son foulard, pour me montrer la cicatrice.

– Pourquoi, jé suis pas mort ?… Ach ! pourquoi ? Ces dragonns, mossié, et ces gendarmes… (il prononçait djandarmms)… Ach ! c’est pire que des animaux féroces… On les saoûle, Dieu sait avec quoi… Et alors ils se jettent sur les femmes… ils se jettent sur les enfants… Ils ne peuvent même plus distinguer un juif d’une autre personne, ni une femme d’un jeune garçon… C’est affreux, mossié… Et toujours tuant, trouant, ils rient tellément !…

À l’hôpital, il avait appris que ses deux fils avaient été fusillés, dans la gare même, par les troupes mandées pour aider au massacre… Son beau-frère le rabbin avait été arraché de chez lui… On l’avait conduit en prison… Depuis, il n’avait jamais eu de ses nouvelles.

– Là-bas… mossié… là-bas… dans la neige… dans la mine !…

Il apprit aussi, quelque temps après, que sa fille, la pauvre Sarah, on l’avait retrouvée, sur sa voiturette, morte parmi des légumes, des fruits écrasés, et qu’ils avaient eu le courage d’enfoncer ses jambes coupées dans son ventre ouvert… Pourquoi cette voisine lui avait-elle raconté cette horreur ? Il l’eût ignorée… Et maintenant, il aurait ce cauchemar devant les yeux, toujours, toujours, jusqu’à son dernier soupir !… Il ajouta encore que sa belle-fille avait succombé, des suites d’un coup de crosse de fusil dans la poitrine…

– Pourquoi jé suis pas mort, moi lé plus vieux ?… Pourquoi, j’ai survi à tout cela ?… Ach !… Bêtise… !

De tous les siens, il ne lui était resté que sa petite-fille, la petite Sonia…

– Jolie, mossié, jolie !… Et ses petites mains, et sa pétite bouche dans ma barbe… Ach !… Et ses yeux !…

C’était la fille de son fils préféré.

– Pourquoi je préférais ?

Ce n’était plus à moi qu’il parlait, mais à lui-même… Et il ne se répondit que par un essai de sourire… De nouveau, il regardait au loin… Et je l’entendis dire timidement, sans me regarder, que ce fils s’appelait Jacob. Il répéta lentement le mot : « Yacobb », en balançant la tête, et comme s’il eût voulu le caresser de ses lèvres qui tremblaient :

– Yacobb !… Yacobb !…

Ma gorge se séchait… Mais tel était mon ahurissement devant cette succession, devant cette invraisemblable accumulation de crimes, qu’en vérité il me sembla que je ne les sentais plus.

Il avait emporté sa petite-fille, et c’était un miracle qu’il fût, enfin, parvenu, entre tant de miséreux inoccupés, à trouver du travail, au fond d’un autre gouvernement, dans un hôtel, où il faisait les commissions et aidait, parfois, la caissière, dans ses comptes.

Là, aussi, tout allait mal… Des grèves… des incendies dans la campagne… des perquisitions… des rafles… des meurtres… les rues pleines de soldats, pleines de bandes de pillards. Des cosaques fouaillant les foules avec leur nagaïka, plus terrible que le fer des sabres et la baïonnette des fusils… On annonçait partout le « pogrome ». Deux mois, il avait attendu, dans les transes. Il ne vivait plus… Non qu’il eût peur pour lui. C’est à cause de la petite Sonia qu’il tremblait… Arrivait-il des soldats ? Il tremblait. À chaque attentat, il tremblait… Un bruit inaccoutumé dans la rue, une porte poussée trop violemment… des pas, dans la nuit… il tremblait… Dès qu’on l’envoyait en ville, il courait à la maison, – un sale taudis, où il laissait Sonia, à la garde d’une voisine, la veuve d’un sergent de ville tué par les rouges… Enfin, les nouvelles sinistres se précisèrent… Un soir, il apprenait à l’hôtel, que la ville était fermée.

– Alors, voilà… Encore une fois…

Ce soir-là, dans la grande salle du restaurant, des voyageurs assemblés se désolaient de ne pouvoir partir. Ils se rassuraient pourtant, en voyant, à une table, boire et causer tranquillement quatre officiers de dragons, des « mossié » de Pétersbourg, des officiers de la garde, dont l’un, le plus jeune, était, disait-on, un grand-duc, un cousin de l’Empereur.

Soudain, une détonation, un coup de revolver, fit taire toutes les conversations… Et ce fut dans un grand silence angoissant que, la minute d’après, éclata le crépitement d’une fusillade, qui paraissait lui répondre. Les officiers continuaient de boire, de causer, comme si rien ne se fût produit… À leur table, à l’écart, ils mêlaient leurs têtes… Aux autres tables, des gens anxieux les désignaient. Quelqu’un osa leur adresser la parole… Ils répondirent poliment, par des gestes évasifs, en gens qui ne savent rien. Aucune provocation, aucune ironie… de l’indifférence… Des femmes criaient… Un enfant s’étant mis à pleurer, le vieux avait voulu courir à sa petite-fille… Mais, de nouveau, un coup de revolver fit taire tout le monde. Dans la rue, les volets des boutiques se fermaient, claquaient sinistrement… Des gens passaient en fuyant, des gens clamaient Dieu sait quoi !… Personne n’avait encore osé, dans la salle, reprendre la parole, que cent nouveaux coups de fusil partaient à la fois… Puis, au dehors, des galops de chevaux, des cliquetis d’armes… des ordres, des vociférations…

Un homme qu’on eût dit de cire, tête nue, les vêtements en lambeaux, pénétra, en chancelant, dans le restaurant. On l’entoura… S’appuyant à une table, avec effort, il dit que le massacre était organisé, qu’on menait les soldats à l’assaut des boutiques juives, des maisons juives… On prenait l’argent, les valeurs, les objets de prix… on prenait les femmes… on tuait… on jetait les cadavres mutilés, par les fenêtres, dans la rue…

Et, tout à coup, l’homme qui parlait, se tut… tourna sur lui-même, et s’abattit sur le parquet, en entraînant, de ses doigts crispés, la nappe chargée de vaisselle.

C’est alors seulement qu’on vit que sa chemise était ensanglantée, et que du sang, encore, en longs filaments noirâtres, poissait à ses cheveux, à sa barbe…

Des cris d’horreur… des protestations indignées, s’élevèrent… Les quatre officiers avaient disparu.

Au cours de la soirée tragique, les pillards, malgré le planton de service, envahirent le restaurant ; mais la nuit même, le colonel ordonna de rapporter à l’hôtel une part du butin, des caisses de vin de Champagne, toutes sortes de victuailles, que les hommes avaient volées…

Le pauvre vieux, profitant d’une accalmie, avait pu courir jusque chez lui… Le pavé était couvert de culots de cartouches… Des ivrognes ronflaient au travers des cadavres… Des blessés se tordaient et gémissaient ; d’autres rampaient pour gagner un abri… Un jeune homme, à barbe rousse, le visage broyé, essayait de boire, comme un chien, la boue rouge du ruisseau… Mais il ne s’arrêtait pas, et courait, courait…

Enfin, il avait trouvé sa petite Sonia, endormie, et, penché sur son matelas, « sans faire du bruit », il avait pleuré, pleuré, jusqu’à ce qu’il fît grand jour.

– C’est la dernière fois qué j’ai pleuré dans ma vie, mossié !…

La fusillade reprit le lendemain… Le gouverneur avait défendu de tirer sur les pharmacies et l’hôpital, mais les chefs n’étaient plus maîtres de la troupe. Il y eut des scènes d’une horreur sauvage…

– On né peut pas croire, mossié !…

Vers midi, l’artillerie d’une ville voisine amena ses canons. Les notables juifs, mandés au château du gouverneur, entendirent que la ville serait rasée, s’ils refusaient de livrer les terroristes du Bound… Ils se lamentèrent, sans pouvoir rien faire…

– Quoi faire ?… Dites, mossié…

Deux notables furent gardés en otages et pendus, le soir même, dans la cour de la prison…

– Nous avions compté sur les « artilléristes », qui sont plus éclairés, moins méchants… Ach !… Bêtise…

Le canon gronda durant deux jours…

Le vieux s’était arrêté… Lui aussi semblait fatigué de raconter toutes ces horreurs… Il ne parlait plus que d’une voix molle, un peu basse, comme lointaine… Et il regardait le sol à ses pieds, ou plutôt, il ne regardait rien…

Je pris sa main… Il ne bougea pas… Je serrai sa main… Alors il leva vers moi ses yeux, et me sourit, d’un sourire hébété…, mais sa main restait molle et froide dans la mienne, comme la main d’un mort… Il ne la retira que pour tracer, par terre, avec la pointe de son parapluie en loques, le plan de la maison où il s’était réfugié.

La façade s’élevait sur la rue ; au milieu s’ouvrait la porte cochère, épaisse, massive, avec de lourdes pattes et de gros clous de fer… De chaque côté, un bâtiment perpendiculaire à la façade limitait la cour dont le quatrième côté était fermé par un jardin. De par où que l’on sortît, c’était s’exposer à une mort certaine.

Dans la maison, habitaient une quarantaine de pauvres gens, qui mirent leurs provisions en commun… Mais, la première fois qu’une femme alla chercher de l’eau au puits, qui était au fond de la cour, elle tomba sous les balles… Dans les maisons voisines aussi, les puits étaient interdits et gardés par des sentinelles… Les malheureux connurent les tortures de la soif… Par exemple, ils souffraient moins de la faim… On les autorisait à manger… Vers le cinquième jour, on put espérer que le calme allait renaître… Les soldats avaient dû quitter le jardin… on n’en voyait plus autour des puits. En ville, la fusillade s’apaisait.

– Boire, mossié !… Boire, boire !

Ils étaient ivres de soif ; ils étaient fous de soif…

– Boire !… Boire !

Deux hommes eurent le courage de s’avancer, avec des seaux, jusqu’à la margelle du puits. Toutes les faces étaient tendues vers eux, dans un ravissement d’espoir… Ils accrochèrent les seaux. Le bruit de la chaîne qui descendait était une musique…

– Nous l’écoutions descendre… descendre… Ach !

Mais, comme les porteurs s’en revenaient avec leur charge, les dragons, qui s’étaient dissimulés jusque-là, se montrèrent tout à coup… Ils tuèrent d’un coup de carabine l’un des hommes, et l’autre, épouvanté, s’enfuit, en laissant tomber le seau, dont l’eau se répandit dans la cour…

– Nous connaissions lé mort. Tous aimaient un garçon si brave… Mais… c’est terrible, il faut bien lé dire… c’est l’eau qu’on régrettait.

Le soir, les puits étaient remplis de boue, de fumier, d’immondices de toute sorte. On y jeta aussi le cadavre du pauvre garçon…

Alors, une folie gagna les assiégés… Ils s’assemblèrent dans la cour, y passèrent la nuit à gémir, à prier, à hurler, à dormir, à s’enlacer…

– Je n’ai jamais rien vu dé si triste, mossié… jamais rien dé pareil…

Au matin – leur présence fut-elle signalée ?… ou bien n’était-ce qu’une patrouille qui faisait sa ronde ? – toujours est-il qu’on entendit des pas de chevaux dans la rue, et, bientôt, des coups furieux ébranler la porte cochère, qui ne fut pas longtemps à céder… Un cheval, d’un bond, traversa les décombres, portant un officier qui s’arrêta, à quelques mètres des prisonniers terrifiés, et, revolver au poing, hurla l’ordre habituel :

– Haut les mains !…

Le vieux crut devoir m’expliquer :

– Les officiers et les sergents dé ville, ils crient toujours : « Bras en l’air !… En haut les mains ! » parce qu’ils ont peur des révolves, et des bombes… Alors, ils crient : « Bras en l’air !… En haut les mains ! »…

Toutes les mains se dressèrent… Seule, la petite Sonia qui n’avait pas compris… qui ne pouvait pas comprendre, qui ne savait rien que sourire, regardait l’officier, en souriant, ses petites mains baissées… Son grand-père voulut l’avertir d’un geste :

– Comme ça… Comme ça !

Et le vieillard imitait de ses mains tremblantes le geste sauveur.

Il n’eut pas le temps. Déjà l’officier visait l’enfant et, malgré le cri d’horreur qui emplit la cour, l’abattait…

J’entends encore, j’entendrai longtemps, j’entendrai toujours, la voix étranglée du vieillard :

– D’un coup dé son révolve, mossié !…

Elle ne poussa pas un cri. Elle eut quelques contractions, gratta le pavé du bout de ses petits doigts… Un petit peu de sang sur elle… un petit peu de sang autour d’elle… Et ce fut fini… Comme un petit oiseau…

– J’étais seul, tout seul dans la vie… J’étais seul sur la terre…

Je compris qu’il eût bien voulu pleurer… Il ne le pouvait pas… Il se mordit les lèvres… sa barbe remonta, par de légers soubresauts, son nez se fronça… Mais il ne pleurait pas… La source de ses larmes était, en lui, à jamais tarie…

Il répéta, en réunissant ses mains :

– Uné pétite chose… commé ça… pétite… pétite… rien, mossié… rien… comme un pétit oiseau… Ach !…

Balançant la tête, il dit, après un silence :

– Pourquoi jé pars ?… Jé né sais pas… Pourquoi jé vais là-bas ?… Ach !… Jé né sais pas !

Il dit encore :

– Bêtise !… Bêtise !

Je considérais le malheureux et me sentais incapable de l’effort qu’il eût fallu pour en détacher mes yeux… Je me sentais encore plus incapable de la moindre parole… J’étais saturé d’horreur… L’horreur me paralysait… Et puis à quoi bon parler ? Que pouvais-je dire qui n’eût pas été ridicule et glacé devant un si affreux exemple du malheur humain ? Le vieux juif ne me demandait ni une consolation, ni une pitié… Il ne me demandait rien ; il ne me demandait rien que de me taire…

À la fin, je le vis rougir, baisser la tête, la détourner… Il avait honte de ne pouvoir pleurer, peut-être, de ne pouvoir plus jamais pleurer… Des sanglots m’étreignaient la gorge, des larmes me montaient aux yeux.

Et pour qu’il ne vît pas mes larmes, moi aussi je me détournai…