La mort de Balzac

Je laisse à Jean Gigoux le soin de raconter la mort de Balzac, en cette terrible journée du 18 août 1850. Ce récit, le voici, tel que je le tiens de lui, tel que je l’ai noté, le soir même, en rentrant chez moi. Je n’y change rien… Je ne le brode, ni ne le charge, ni ne l’atténue.

C’était dans son atelier, parmi toutes les belles choses, toutes les belles œuvres qu’il avait rassemblées. Il me dit :

– Victor Hugo a raconté dans Choses vues la mort de Balzac. Ces pages sont extrêmement belles et poignantes. Je n’en connais pas de plus puissamment tragiques, mais elles sont un peu inexactes, en ce sens qu’elles ne montrent pas encore assez l’abandon dans lequel mourut le grand écrivain. Peut-être Hugo, qui admirait, qui aimait beaucoup Balzac, a-t-il reculé devant l’horreur de la vérité… La vérité vraie est que Balzac est mort abandonné de tous et de tout, comme un chien !

À ce mot de « chien », un grand épagneul roux, qui dormait, roulé en boule sur le tapis, remua la queue et tourna la tête vers son maître.

– Non !… non !… fit celui-ci, qui se pencha pour caresser le poil soyeux de l’animal, sois tranquille, mon garçon… tu ne crèveras pas comme Balzac, toi !… On te fermera les yeux, à toi !…

Et il reprit :

– Hugo prétend avoir été reçu dans la maison par Mme Surville. Il prétend qu’il s’est entretenu quelques minutes avec M. Surville, qu’il a vu Mme de Balzac au chevet de son fils agonisant. Or j’affirme que ni Mme Surville, ni M. Surville, ni Mme de Balzac mère ne vinrent, ce soir-là, à l’hôtel de l’avenue Fortunée. La vieille femme que Hugo a prise pour la mère était une simple garde… et Dieu sait ce qu’elle gardait ! Il y avait aussi un vieux domestique, paresseux et roublard, celui-là même qui dit à Hugo : « Monsieur est perdu et Madame est rentrée chez elle. » Ils n’étaient presque jamais dans la chambre du moribond. Ils n’y étaient même pas au moment précis où Balzac rendit le dernier soupir… Ni famille, ni amis… Gozlan, je me rappelle, était absent de Paris… On oublia de prévenir Gautier et Laurent Jan… Aucun éditeur ne fut averti, aucun journal… Le jour du 18 août 1850… je vous en donne ma parole d’honneur… il n’est venu chez Balzac que deux personnes : Nacquart, son médecin, dans la matinée, et Hugo, le soir, à neuf heures… J’en oublie une troisième : Mme Victor Hugo, qui, l’après-midi, demanda Mme de Balzac et ne fut pas reçue.

– Et vous ?… interrompis-je.

– Oh ! moi !… fit Jean Gigoux.

Il haussa les épaules, lissa ses longues et fortes moustaches.

– Moi !… répéta-t-il, attendez… j’aurai aussi mon compte !…

Il continua :

– Vous savez que Balzac était rentré de Russie très malade, perdu. Il avait une artériosclérose – ce qu’on appelait en ce temps-là une hypertrophie du cœur – que lui avaient valu son travail fou, et quelque chose de plus fou encore que son travail, l’abus qu’il faisait du café. Aggravée par le chagrin, la maladie avait marché rapidement. C’était effrayant à voir. Il souffrait, comme un damné, de la poitrine, des reins, du cœur. Il ne pouvait absolument pas respirer : l’asphyxie, il n’y a pas d’autre mot. Et il enflait comme une outre… Chaque jour on le ponctionnait. Mais il arriva bientôt que les ponctions ne le soulagèrent plus… Le trocart criait, grinçait dans la chair des jambes devenue dure. Imperméable, sèche et très rouge, pareille à du « lard salé », a dit le docteur Louis… On ne peut pas se figurer ! Le 17 août, dans la journée, il fut administré, et les trois chirurgiens qui le soignaient…

Levant ses mains vers le plafond, et les laissant ensuite retomber sur ses cuisses lourdement, il répéta :

– Qui le soignaient !… qui le soignaient !… ah !… Enfin !… les trois chirurgiens qui le soignaient, avec le bon Nacquart, se retirèrent, en recommandant qu’on ne les dérangeât plus, désormais, quoi qu’il pût arriver !… Il n’y avait plus rien à faire… Balzac s’en allait, mourait par le bas, mais le haut, la tête, restait toujours bien vivant… La vie était si fortement ancrée en ce diable d’homme, qu’elle ne pouvait même pas se décider à quitter un corps presque entièrement décomposé… Et il y avait, dans toute la maison, une affreuse odeur de cadavre… Croiriez-vous que, quand je repense à cette journée-là, cette odeur me revient, que je ne puis m’en débarrasser… après tant d’années ?… Mais vous savez tout cela !… Ce n’est pas ce que je veux vous dire…

Il se tut quelques secondes. Puis :

– Écoutez… Ce que je vais vous dire, je ne l’ai encore raconté à personne… Si, à Rodin… Je l’ai raconté à notre ami Rodin, un jour que j’étais allé dans sa petite maison du boulevard d’Italie, voir une esquisse de son Balzac… Eh bien ! promettez-moi que ce que je vais vous dire, vous ne l’écrirez pas, du moins que vous ne l’écrirez pas, moi vivant… Après… ma foi… ce que vous voudrez !…

Un peu timide, un peu gêné, il ajouta :

– Il est bon, peut-être, qu’on sache, un jour… ce qui est arrivé…

Et il poursuivit :

– Dans la matinée du 18, Nacquart revint. Il resta plus d’une heure au chevet de son ami. Balzac étouffait… Pourtant, entre ses étouffements, il put demander à Nacquart : « Dites-moi la vérité. Où en suis-je ?… » Nacquart hésita… Enfin, il répondit : « Vous avez l’âme forte… Je vais vous dire la vérité… Vous êtes perdu !… » Balzac eut une légère crispation de la face ; ses doigts égratignèrent la toile du drap… Il fit simplement : « Ah !… » Puis, un peu après : « Quand dois-je mourir ?… » Les yeux pleins de larmes, le médecin répliqua : « Vous ne passerez peut-être pas la nuit. » Et ils se turent… En dépit de ses souffrances, Balzac semblait réfléchir profondément… Tout à coup, il regarda Nacquart, le regarda longtemps, avec une sorte de sourire résigné, où il y avait pourtant comme un reproche. Et il dit, dans l’intervalle de ses halètements : « Ah ! oui !… je sais… il me faudrait Bianchon… Il me faudrait Bianchon… Bianchon me sauverait, lui ! » Son orgueil de créateur ne faiblissait pas devant la mort. Toute sa foi dans son œuvre, il l’affirmait encore dans ces derniers mots, qu’il prononça avec une conviction sublime : « Il me faudrait Bianchon !… » À partir de ce moment, la crise s’atténua, mollit peu à peu. Il parut respirer moins douloureusement… Nacquart était au courant des dissentiments du ménage. Voyant le malade plus calme, espérant peut-être un attendrissement, il demanda : « Avez-vous une recommandation à me faire ?… quelque chose à me confier ?… Enfin, désirez-vous quelque chose ?… » À chaque question, Balzac secouait la tête et répondait : « Non !… je n’ai besoin de rien… je ne désire rien… » Nacquart insista : « Vous ne voulez voir… personne ?… » – « Personne ! » À aucun moment, au cours de cette visite, il ne parla de sa femme. Il semblait qu’elle n’existât plus pour lui… qu’elle n’eût jamais existé… Comme Nacquart allait partir, Balzac demanda du papier, un crayon… D’une main tremblante, il traça une dizaine de lignes. Mais il était si faible que le crayon lui glissa des doigts… Il dit : « Je crois que je vais m’endormir… je terminerai cela… quand je me sentirai un peu plus fort… » Et il s’assoupit. Qu’avait-il écrit ? À qui avait-il écrit ? On ne retrouva jamais cette feuille, qui eut le sort de beaucoup d’autres, qu’on ne retrouva pas non plus…

Pendant qu’il parlait, Gigoux, qui était un peu cabotin, comme tous les conteurs, me considérait du coin de l’œil, essayant de surprendre mes impressions, au besoin de les provoquer. Il n’avait point l’habitude des récits dramatiques. Sa grosse verve joyeuse, commune et brutale, s’y trouvait mal à l’aise. Pourtant, il me parut sincère, ému. Je ne l’en écoutai pas moins, impassible, sans l’interrompre.

À ce moment, il se tut, reprit haleine, passa plusieurs fois la main sur son front, et, d’une voix un peu plus basse, un peu moins hardie :

– Ce matin-là, poursuivit-il, j’étais venu de très bonne heure chez Mme de Balzac. Je la trouvai dans une sorte de grand peignoir rouge, les bras nus, et déjà toute coiffée. Elle n’avait pas dormi de la nuit. Elle m’avoua qu’elle n’avait pas osé entrer dans la chambre du malade… que Nacquart y était en ce moment, qu’elle ne savait que faire, qu’elle était très malheureuse : « Il est si dur pour moi, gémit-elle… J’ai peur de le voir… » Elle semblait fort surexcitée et, en même temps, très abattue. Je lui conseillai de se montrer, ne fût-ce que quelques minutes, au chevet de son mari… Elle répliqua : « Il ne fait même pas attention à ma présence. Il m’humilie… Non ! non ! c’est trop affreux !… » Et brusquement, en larmes : « Vous n’allez pas encore me laisser seule, toute la journée, comme hier ?… J’ai failli devenir folle… » Doucement, je lui reprochai son obstination à ne vouloir recevoir personne, surtout les anciens familiers de Balzac. Je tâchai de lui faire sentir combien son attitude serait mal jugée : « On soupçonne vos dissentiments, mais on ne les sait pas si profonds… C’est maladroit, je vous assure… Croyez-vous que les amis ne jaseront pas ?… ne jasent pas déjà ?… Même pour les domestiques… » Elle s’irrita : « Ces gens m’agacent… Je n’ai besoin que de vous… je ne veux voir que vous !… Ah ! et puis, vous aussi, tenez, vous m’agacez… Je ne vous aime plus ! » Il était près de midi quand Nacquart, sortant de chez le moribond, la fit demander. Elle ne resta que quelques minutes avec lui et rentra très pâle, très vite, dans la chambre, où elle s’affala sur un fauteuil : « Il paraît que c’est pour aujourd’hui ! » fit-elle brièvement. Et, la tête un peu penchée, son beau front tout plissé, les yeux vagues, elle joua avec les effilés de son peignoir rouge : « Il s’est endormi, dit-elle encore… Tant mieux s’il ne souffre plus !… » Tout à coup, tapant sur les bras du fauteuil : « Ah ! ce Nacquart ! je le déteste… je le déteste… » J’étais horriblement gêné. Il ne me venait à l’esprit que des mots bêtes, des phrases banales, toutes faites, comme on en adresse aux gens qui ne vous sont de rien… Que nous avons peu d’imagination, dans ces moments-là, ou peu de sensibilité !… Est-ce curieux !… Faisant allusion à la couleur éclatante de son peignoir, je ne trouvai que ceci : « Vraiment, ma chère amie, vous êtes bien trop en rouge, aujourd’hui. » Étonnée, elle répliqua vivement : « Pourquoi ? Il n’est pas encore mort !… » Elle fit servir un déjeuner auquel elle ne toucha point et que moi, je l’avoue à ma honte, je dévorai avec appétit. Il était d’ailleurs exécrable… Nous parlions peu… Elle allait de son fauteuil à la fenêtre, revenait de la fenêtre à son fauteuil, tantôt limant ses ongles avec rage, tantôt poussant des soupirs. Moi, j’essayais de démêler la qualité de son émotion… Ce n’était pas de la douleur, pas même du chagrin, ni du remords, j’en suis sûr. C’était quelque chose comme de l’ennui… Ce qui la préoccupait le plus, c’était tout ce qu’elle aurait à faire après la mort… Elle ne cessait d’y penser et de répéter entre de longs soupirs : « Comment vais-je me tirer de tout cela ?… Je ne sais pas, moi !… Un homme pareil ! si illustre !… Ça va en être, des histoires et des cérémonies !… Ici, je suis toute dépaysée… Ah ! ces journées ! ces journées !… » Elle redoutait infiniment Victor Hugo. Elle l’avait vu cinq ou six fois. Sa politesse si grave, sa violente admiration pour Balzac, et son regard profond, qui pénétrait jusqu’à l’âme secrète, lui faisaient peur. Il serait là, sûrement… Il lui parlerait ! « Comment ferai-je ?… Non !… non !… je ne pourrai jamais ! » Et elle limait ses ongles avec plus de frénésie… Dans l’après-midi, nous apprîmes par la garde que Balzac était entré en agonie. Depuis qu’il s’était réveillé de son assoupissement, il n’avait plus sa connaissance. Ses yeux étaient grands ouverts, mais il ne voyait plus rien. Il râlait, d’un grand râle sourd qui, parfois, lui soulevait la poitrine, à la faire éclater. Le plus souvent, il demeurait calme, la tête enfouie dans l’oreiller, sans le moindre mouvement… N’eussent été le bruit de sa gorge et le gargouillement de son nez, on l’eût cru déjà mort. Le drap était tout mouillé de la sueur soudaine, fétide, qui lui ruisselait du visage et de tout le corps. La garde conta : « Monsieur a, au bout de chaque doigt, une énorme goutte de sueur que le drap pompe et qui se renouvelle sans cesse… On dirait qu’il se vide, surtout par les doigts… C’est extraordinaire !… » Elle n’avait jamais vu ça. Elle dit : « Ah ! Madame fera bien de ne pas entrer… Vrai ! c’est pas engageant, pour une dame !… J’en ai veillé, vous pensez !… Mais des comme Monsieur !… Oh ! là ! là !… Et j’ai beau mettre du chlore !… » Elle dit aussi : « Il me faudra une paire de beaux draps, tout à l’heure, pour que je fasse la toilette. Le valet de chambre n’en a plus que de vieux… » Et comme la pauvre femme, épouvantée de tous ces détails, répétait : « La toilette ! mon Dieu ! c’est vrai ! la toilette !… », la garde la rassurait d’un affreux sourire : « Oh ! Madame n’a pas besoin d’être là… Que Madame ne se tourmente pas… Ce n’est rien, j’ai l’habitude, allez ! » La journée passa ainsi, lugubre et lente, éternelle. Il ne me fut pas permis de sortir, d’aller à mes affaires, à mon atelier, où j’avais donné un rendez-vous important… Chaque fois que j’en émettais le désir, elle s’accrochait à moi, poussait de petits cris : « Non ! non !… Ne me laisse pas toute seule, ici… Ton atelier !… Reste avec moi, je t’en prie !… » Si la garde se présentait pour demander quelque chose qui lui manquait ou pour nous tenir au courant des progrès de l’agonie, elle se bouchait les oreilles, ne voulant rien entendre. Elle la pria même de ne revenir que « quand tout serait fini ». La sorte d’enfant tardif, d’animal hébété, que peut devenir une femme qui, comme Mme de Balzac, avait la réputation – exagérée, d’ailleurs – d’être une créature supérieure, énergique, brillante, je n’aurais jamais cru que cela fût possible à ce point ! Car j’ai toujours vu, au contraire, les femmes plus fortes que les événements et donnant aux hommes l’exemple du courage, de l’endurance, de la maîtrise de soi… Elle, elle n’était plus rien… plus rien… Ce n’était plus un être de raison, ce n’était pas même une folle, pas même une bête… Ah ! quelle pitié… ce n’était rien… Vaincue par la fatigue, engourdie par la chaleur de cette chambre fermée, elle consentit à s’étendre sur la chaise longue, où elle sommeilla, d’un sommeil pénible, troublé, jusqu’à la nuit… J’avais pris un livre : Le Médecin de campagne, je me souviens… un exemplaire décousu, déchiré, sali à force d’avoir été lu et relu… Mais, faut-il vous le dire ? j’étais totalement abruti, aussi incapable de lire n’importe quoi que de penser à quoi que ce soit. Je n’éprouvais qu’une sensation, l’ennui de ne savoir que faire, de ne savoir que dire, l’ennui d’être là… Surtout, je souffrais cruellement de ne pouvoir pas fumer… Et, dans cette maison en plein Paris, où, plus délaissé qu’une bête malade au fond d’un trou, dans les bois, mourait le plus grand génie du siècle, j’écoutais, sans être impressionné par l’atrocité de ce drame, j’écoutais l’immense, le lugubre silence que troublait seulement, de loin en loin, le bruit humain, l’unique bruit humain de deux immondes savates, traînant, derrière la porte, dans le couloir…

Gigoux s’arrêta. Il semblait fatigué… Peut-être hésitait-il à en dire davantage. Ce vieil homme que j’avais connu toujours si sceptique dans la vie, si dépourvu de préjugés, sauf dans son art, qui faisait du cynisme une sorte de parure intellectuelle, et comme une loi morale de l’existence, était, devant moi, timide, incertain, pareil à un petit enfant pris en faute. Et maintenant, il détournait la tête, pour ne pas rencontrer mon regard… Je crus qu’il n’oserait plus, qu’il ne pourrait plus parler… Je lui sus gré de l’effort douloureux que, visiblement, il dut faire, afin de reprendre et achever son récit… Enfin, il se décida :

– À dix heures et demie du soir, exactement, on frappa deux coups violents à la porte de la chambre : « Madame !… Madame !… » Je reconnus la voix aigre, la voix glapissante de la garde. « Madame !… Madame !… » répéta la voix. Et quelques secondes après : « Venez, Madame ! venez !… Monsieur passe !… » Puis encore deux coups, si rudement portés que je crus que la serrure avait cédé et que la garde entrait dans la chambre… Nous nous étions dressés sur le lit… Et, le cou tendu, la bouche ouverte, immobiles, nous nous regardions, sans une parole… Vivement, elle avait glissé une jambe hors des draps, comme pour se lever : « Attendez ! » fis-je, en la retenant par les poignets… Pourquoi attendre ? attendre quoi ?… J’avais murmuré cela, tout bas, machinalement, bêtement, sans que cela correspondît à aucune idée, à aucune intention de ma part… J’aurais pu aussi bien dire : « Dépêchez-vous !… » Mais la voix s’était tue. Il n’y avait plus personne derrière la porte. Et, déjà, j’entendais les deux savates s’éloigner, dans le couloir, en claquant… puis une porte, plus loin, s’ouvrir… une porte se refermer… puis le silence !… Ses cheveux, libres, couvraient son visage comme un voile de crêpe, roulaient en ondes noires sur ses épaules, d’où la chemise avait glissé… Elle chuchota enfin : « C’est stupide ! c’est stupide !… J’aurais dû répondre… que va-t-elle penser ?… Non, vraiment c’est trop bête !… » Mais elle ne bougeait toujours pas, la jambe toujours hors des draps… Et elle répétait, d’une voix à peine perceptible : « C’est stupide !… Pourquoi m’avez-vous empêchée, retenue ? » Et moi, obstinément, je disais : « Attendez !… Elle reviendra !… » – « Non ! non !… elle vous sait ici… J’aurais dû répondre… Et maintenant… » – « Elle reviendra… Attendez !… » En effet, au bout de dix minutes, qui nous parurent des heures et des heures, et des siècles, la garde revint… Deux coups contre la porte, comme la première fois… Et : « Madame !… Madame !… » Puis : « Monsieur a passé !… Monsieur est mort !… »

Ici le vieux peintre s’interrompit, et, hochant la tête :

– Laissez-moi, dit-il, vous confesser une chose inouïe… une chose inexplicable… Ce n’est pas pour m’excuser, pour me défendre… C’est… Enfin, voilà !… Je vous assure que ce « Monsieur est mort ! » n’évoqua en moi, tout d’abord, rien de précis, rien de formidable, surtout… Je n’y associai pas l’idée de Balzac… Je n’y vis pas se dresser, soudainement, la colossale figure de Balzac, les yeux clos, la bouche close, refroidie à jamais… Non… J’étais tellement hors de moi-même, hors de toute conscience… de toute vérité… j’étais noyé en de telles ténèbres morales, que cette nouvelle, criée derrière cette porte et dont le monde entier, demain, allait retenir, ne m’impressionna pas plus que si j’eusse appris qu’un homme quelconque… un homme inconnu était mort… Je ne me dis pas : « Balzac est mort !… » Je me demandai plutôt : « Qui donc est mort ?… » Mieux, je ne me demandai rien du tout… Par un exceptionnel phénomène d’amnésie, j’oubliais réellement que j’étais, à l’instant même où il mourait, dans la maison, dans le lit, avec la femme de Balzac !… Comprenez-vous ça ?…

Il eut un sourire amer, un geste presque comique, qui exprimait l’étonnement de « n’avoir pas compris ça » et il continua :

– Au cri de « Monsieur est mort ! » elle s’était levée, d’un bond, et s’était mise à courir dans la chambre, pieds nus, sans savoir, elle aussi, ce qu’elle faisait, et où véritablement elle était… « Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémissait-elle… c’est de votre faute !… c’est de votre faute !… » Elle allait d’un fauteuil à l’autre, d’un meuble à l’autre, soulevait et rejetait mes vêtements épars, les siens tombés sur les tapis, culbutait une chaise, se cognait à une table, où l’on n’avait pas enlevé la desserte du dîner… Et les glaces multipliaient son image affolée, de seconde en seconde plus nue… Les coups redoublèrent, plus sourds, la voix appelait plus glapissante : « Madame !… Madame !… Eh ! Madame !… » Je vis qu’elle allait sortir dans cet état de presque complète nudité… Je criai : « Où allez-vous ?… Habillez-vous un peu, au moins… Et puis, calmez-vous !… » Je me levai, l’obligeai à mettre ses bas, à revêtir une sorte de peignoir blanc, très sale, que j’avais trouvé dans le cabinet de toilette… Comme elle voulait sortir encore : « Et tes cheveux ?… voyons !… arrange tes cheveux !… » Elle sanglotait, se lamentait : « Ah ! pourquoi l’ai-je suivi ?… Je ne voulais pas… je ne voulais pas… C’est lui… tu le sais bien !… Et toi ?… pourquoi es-tu venu aujourd’hui ?… C’est de ta faute… Et cette vieille-là ?… Que va-t-elle croire ?… Mon Dieu ! Mon Dieu !… Et ma fille ?… ma pauvre enfant !… C’est horrible !… Je ne pourrai jamais !… » Pourtant, elle ramena ses cheveux, les tordit, les fixa sur la nuque, en un gros paquet, d’où de longues mèches s’échappaient… « Non ! non !… je ne veux pas… je ne veux pas y aller… je ne veux pas le voir… Emmène-moi en Russie… tout de suite… tout de suite… emmène-moi, dis ?… » Et, sur de nouveaux coups frappés à la porte, sur de nouveaux appels, presque injurieux, le peignoir mal agrafé, la tête tout ébouriffée, sans pantoufles aux pieds, elle se précipita, en criant : « Oui ! oui !… c’est moi !… je viens !… je viens !… » Je me recouchai. Allongé sur la couverture, les jambes nues, le poitrail à l’air, les bras remontés et ramenés sous la nuque, sans songer à rien… sans l’émotion de ce qui venait de se passer, sans la terreur de ce voisinage de la mort, longtemps, je considérai mes orteils, à qui j’imprimais des mouvements désordonnés et des gestes de marionnettes… Le silence de la maison avait je ne sais quoi de si lourd, de si peu habité, qu’il ne me semblait pas réel… Avec cela, m’arrivaient aux narines des odeurs d’amour, d’écœurantes odeurs de nourriture aussi, et de boisson, que la chaleur aigrissait… Mes vêtements, des jupons traînaient sur les fauteuils, pendaient des meubles, jonchaient le tapis, en un désordre tel et si ignoble que, n’eût été la splendeur royale du lit, n’eussent été les cuivres étincelants de la psyché, je me serais cru échoué, après boire, au hasard d’une rencontre nocturne, chez une racoleuse d’amour… Pour compléter l’illusion, à ma gauche, par la porte du cabinet de toilette, j’apercevais une bouilloire qui chauffait sur une petite lampe… Je restai ainsi cinq heures, durant lesquelles, pour me prouver que tout n’était pas mort dans la maison, je cherchais à percevoir, çà et là, dans un demi-assoupissement, le bruit de chuchotements, d’allées et venues, le long du couloir. Cela n’était pas gai, certes ; cela n’était pas non plus très pénible… Au fond, je n’étais pas fâché d’être libre, je jouissais presque d’être seul. Quand Mme de Balzac rentra, j’avais donné un peu d’air à la chambre et m’étais rhabillé… Elle était extrêmement pâle, défaite. Ses paupières gonflées et très rouges montraient qu’elle avait dû beaucoup pleurer : « C’est fini, dit-elle… Il est mort… Il est bien mort !… » Elle se laissa tomber sur le bord du lit, se couvrit la figure de ses mains, soupira : « C’est effrayant !… » Et, toute secouée par un long frisson, elle répéta : « C’est effrayant !… c’est effrayant ce qu’il sent mauvais !… » Elle ne me donna aucun détail. À toutes mes questions, elle ne répondit que par des plaintes… des plaintes brèves, agacées… Elle avait un pli amer, presque méchant, au coin de la bouche. Et la bouche, d’un dessin si joliment sensuel, prenait alors une expression vulgaire, basse, qui avait quelque chose de répugnant… Je lui demandai si elle avait fait prévenir la famille : « Demain… demain… dit-elle. À cette heure, comment voulez-vous ?… » Sa voix, toute changée, sans cet accent chantant qui me plaisait en elle, devenait agressive… En me regardant, en regardant le lit, le désordre de la chambre, elle eut comme un haut-le-cœur… Je crus qu’elle allait éclater en larmes, ou en fureur. Je l’aidai à s’étendre sur le lit : « Vous aurez, demain, une journée fatigante… beaucoup de monde… beaucoup à faire… Reposez-vous… tâchez de dormir… » – « Oui… oui, fit-elle, je suis brisée… » Il était quatre heures du matin ; le petit jour allait paraître… Doucement, tendrement, je lui dis : « Vous ne m’en voudrez pas de vous quitter… Soyez gentille. Il le faut… Ce ne serait pas convenable qu’on me vît chez vous à pareille heure !… » Je m’attendais à une scène, à des larmes. Elle ne protesta pas, ne chercha pas à me retenir… « Oui, vous avez raison, approuva-t-elle sur un petit ton sec… c’est mieux ainsi… Allez-vous-en !… » Et comme je ne partais pas encore, cherchant je ne sais quoi dans la chambre : « Allez-vous-en !… Eh bien ? allez-vous-en !… » répéta-t-elle d’une voix plus dure, en se tournant du côté du mur, avec une affectation qui m’étonna… Elle refusa mon baiser : « C’est bien ! c’est bien !… laissez-moi, je vous en prie… » Était-ce la fatigue ? Était-ce le dégoût ? Ou bien quoi ?… Je dis : « Alors, à bientôt !… » – « Comme vous voudrez ! », fit-elle. Je sortis… Personne dans le couloir. Aucun bruit dans la maison… Une lampe achevait de brûler sur une petite table. Sa lueur tremblante faisait mouvoir de grandes ombres sur les murs. En passant devant la chambre de Balzac, je faillis me heurter à une chaise sur laquelle la garde avait empilé des paquets de linge souillés, qui dégageaient une abominable odeur de pourriture. Je m’arrêtai pourtant… j’écoutai… Rien !… Un craquement de meuble… ce fut tout !… J’eus une secousse au cœur, et comme un étranglement dans la gorge… Un instant je songeai à entrer ; je n’osai pas… Je songeai aussi à aller chercher ma boîte de couleurs et à faire une rapide esquisse du grand homme, sur son lit de mort… Cette idée me parut impossible et folle… « Non ! non ! pas moi !… me dis-je, ce serait une trop sale blague !… » Alors, je descendis l’escalier lentement, sur la pointe des pieds… En bas, c’était la cuisine. Elle était entrouverte, éclairée. Des bruits de voix en venaient : la voix de la garde, la voix du vieux valet de chambre… Ils soupaient, gaiement, ma foi !… En m’approchant, j’eusse pu entendre ce qu’ils disaient. Je n’osai pas non plus, dans la crainte qu’ils ne parlassent de moi… de nous… Les autres domestiques étaient rentrés chez eux, sans doute, et dormaient… Là-haut, Balzac était seul, tout seul !… Une fois dans la rue je poussai un long soupir de délivrance, j’aspirai l’air frais du matin, avec délices, et j’allumai un cigare.

Se levant tout à coup, Jean Gigoux marcha dans l’atelier, la tête basse, les mains derrière le dos… marcha longtemps dans l’atelier… Et, s’arrêtant devant moi, il me dit :

– Et voilà comment Balzac est mort… Balzac !… vous entendez ?… Balzac !… Voilà comment il est mort !…

Puis il se mit à marcher… Après un court silence :

– C’est drôle, fit-il… Je ne suis pourtant pas un méchant homme, je ne suis pas une canaille, une crapule… Mon Dieu ! je suis comme tout le monde… Eh bien ! je n’ai vraiment compris que plus tard… beaucoup plus tard… Certes, cette journée-là, cette nuit-là, j’ai eu de la gêne, de l’embêtement… je ne sais pas… du dégoût… Je sentais que ce n’était pas bien… Oui, mais ça ?… ça ?… l’ignominie ?… Non !… Je vous donne ma parole d’honneur, ce n’est que plus tard… Qu’est-ce que vous voulez ?… On aime une femme, on se laisse aller… et c’est toujours, toujours, de la saleté !… Ah !… et puis, est-ce que vraiment je l’aimais ?…

Il écarta les bras, les ramena vivement le long de son corps, en faisant claquer ses mains sur ses cuisses :

– Ma foi !… je n’en sais plus rien !…

Haussant les épaules, il ajouta :

– L’homme est un sale cochon… voilà ce que je sais… un sale cochon !…

Il tourna quelque temps dans l’atelier, tapotant les meubles, dérangeant les sièges, grommelant :

– Balzac !… Balzac !… Un Balzac !…

Puis il revint s’asseoir, brusquement, sur le fauteuil, en face de moi :

– Quant à Mme de Balzac…

Il appuya sur chaque mot, avec une ironie pesante, qui me choqua un peu…

– Quant à Mme de Balzac, répéta-t-il… le lendemain, elle s’était reprise… oh ! tout à fait… Elle fut très digne… très noble… très douloureuse… très littéraire… Épatante, mon cher… Andromaque elle-même, quand elle perdit Hector… Elle m’émerveilla et toucha tout le monde par la correction tragique, par la beauté de son attitude… Quelle ligne !… Ah ! quelle ligne pour un Prix de Rome !… On l’entoura, on la plaignit… vous pensez !… Le plus comique, c’est, je crois bien, qu’elle fut sincère dans sa comédie… La considération, les respects, les hommages lui redonnaient de la douleur et de l’amour. Je n’en revenais pas, moi, pourtant revenu de tant de choses, déjà !… Ah ! ces obsèques !…

Il eut un sourire presque gai :

– Mon cher, figurez-vous, le ministre Baroche, qui représentait le gouvernement et cheminait, dans le convoi, près de Victor Hugo, lui dit : « Au fond, ce M. de Balzac était, n’est-ce pas, un homme assez distingué ?… » Hugo regarda ce ministre – qui a une si belle presse dans Les Châtiments –, il le regarda, ahuri, scandalisé, et répondit : « C’était un génie, monsieur, le plus grand génie de ce temps… » Et il lui tourna le dos. Hugo a raconté cela quelque part… Rien n’est plus vrai. Je me trouvai à côté de lui quand cette petite énorme scène se passa… Mais ce que Hugo ne sut peut-être jamais, c’est que le ministre Baroche, s’adressant à son autre voisin qui avait, je me rappelle, de très beaux favoris, lui dit tout bas, à l’oreille : « Ce M. Hugo est encore plus fou qu’on ne pense… »

Et Gigoux se mit à rire franchement, d’un de ces rires comme il en avait, même très vieux, de si sonores.

Il ajouta :

– Aussi, plus tard, il en a pris pour son grade… Il ne l’a pas volé, hein ?…

Il dit encore :

– Ah ! savez-vous ce détail ?… Quand, le lendemain de la mort, les mouleurs vinrent pour mouler le visage de Balzac, ils furent obligés de s’en retourner… bredouilles, mon cher… La décomposition avait été si rapide que les chairs de la face étaient toutes rongées… Le nez avait entièrement coulé sur le drap…