Le théâtre repopulateur.

Nous sommes allés au théâtre. On y joue Monna Vanna, de Maurice Mæterlinck. Vous savez le prodigieux triomphe, en Allemagne, de cette belle tragédie. On n’en compte plus les représentations, et son succès y dure toujours. Elle est interprétée avec soin, mais sans verve. La mise en scène en est somptueuse, mais sans goût. Les couleurs y hurlent ; le clinquant des accessoires vous aveugle. Ce n’est pas de la figuration, c’est de la fulguration.

Nous avons eu beaucoup de peine à trouver des places. Salle bondée, archicomble, comme on dit chez nous. Foule recueillie, plus que recueillie, extatique, comme dans une chapelle de couvent, un chœur de moines, la nuit du vendredi saint. Je n’ai jamais vu une attention aussi religieuse, de tels regards de prières, simultanément braqués sur la scène, comme sur un tabernacle, au moment où resplendit le mystère de l’Incarnation… Jamais, dans une salle, pleine à en éclater, je n’ai entendu un si impressionnant silence.

Von B… me dit, dans un entr’acte :

– Vous assistez là, mon cher, à un des spectacles les plus curieux qui puissent se voir en Allemagne… Et ce qui se passe ici, à Dusseldorf, se passe, à cette même heure, dans plus de quarante villes, où l’on joue, ce soir, Monna Vanna… Savez-vous ce qui fait, au fond, le succès sans précédent de cette tragédie ? Je vais vous le dire… C’est tout ce qu’il y a de plus allemand… Au second acte, Monna Vanna entre dans la tente de Prinzivalle « nue sous le manteau »…

Il s’était tu.

– Eh bien ? dis-je.

– Voilà !… « nue sous le manteau »… voilà tout !… Je ne prétends point que mes compatriotes ne soient pas sensibles à la suprême beauté du drame, à son admirable, son incomparable lyrisme… Non, certes… Quoi qu’on dise, l’Allemand aime la grandeur dans une œuvre de l’imagination. Quoi qu’il dise lui-même, il est beaucoup plus attaché qu’il ne croit au romantisme, et ce merveilleux romantisme, épuré de ses scories anciennes, le ravit… De plus, il est passionné de théâtre, de théâtre français, surtout. Oui, mais, ici… il y a quelque chose de plus… Monna Vanna est « nue sous le manteau ». Veuillez bien noter ceci. Si, d’un geste hardi, tout à coup, elle rejetait le manteau ; si un accident de mise en scène – que le spectateur n’attend pas, d’ailleurs – la dévêtait, et qu’elle apparût, dans sa nudité rayonnante, sur les fonds rouges de la tente, parmi les peaux de bêtes du lit ;… il serait fort offensé, protesterait, et son exaltation tomberait aussitôt… Oui, mais Monna Vanna est « nue sous le manteau »… Cela lui suffit… Et croyez bien que, pour notre bon Allemand, « sous le manteau », Monna Vanna est infiniment plus nue que « sans le manteau ». Avez-vous remarqué cette hypertension des regards, dilatés comme sous l’influence de la belladone, et si étrangement immobiles ?… Avez-vous remarqué, surtout, que quelques hommes, pour mieux isoler, pour mieux concentrer, pour mieux caresser, pour mieux réaliser l’image, ont fermé les yeux ?… Tout ce qu’il y a de passion voilée, de désirs contenus et violents dans l’âme de l’Allemand, s’est exalté à ce fait que Monna Vanna est « nue sous le manteau »… Volupté permise, luxure tolérée qui décuple, comme dans un rêve, la puissance de la vision intérieure !… Et vous allez voir, tout à l’heure, une chose encore bien plus curieuse et qui ne s’est jamais vue, je crois, en Allemagne… Aucun de ces spectateurs ne songera à souper, après le théâtre. Ils en ont perdu le boire et le manger… Ils vont rentrer chez eux, en hâte, le corps en feu, et, pleins de l’image de Monna Vanna « nue sous le manteau », ils vont doter la patrie allemande d’un petit Allemand, confectionné selon les meilleures recettes de l’Anthropogénie… Ah ! mon cher, on ne peut savoir à quel point une femme, qui, d’ailleurs, n’est pas du tout « nue sous le manteau », peut augmenter, en un soir, la population d’un grand pays, comme l’Allemagne… Les statisticiens nous le diront, peut-être, un jour…

Et il ajouta :

– Je ne comprends pas du reste que, chez vous comme chez nous, il y ait tant de solennels idiots pour vouloir proscrire du théâtre, du livre, du tableau, les images voluptueuses… Même ce qu’ils appellent la pornographie devrait être respecté, entretenu, protégé, comme une force, comme une vertu nationale, puisqu’elle facilite le rapprochement des sexes… Mais les pires agents de dépopulation, ce sont tous ces sénateurs Bérenger, protecteurs du triste et stérile onanisme…

– Alors, dis-je, vous êtes, vous aussi, pour la repopulation ?

– Moi ? fit von B… vivement. Mais, je m’en fous, complètement, mon cher…