Soir à Dordrecht.

Une fois ou deux, en route, parmi tant de souvenirs, ceux qui m’attendrissaient, ceux aussi qui m’irritaient à force d’amertume, une fois ou deux, m’était revenue en mémoire la dimension extraordinaire des soles où avaient mordu les dents de notre appétit, à Dordt… Comme elle riait, notre jeunesse !…

C’était sur la terrasse d’un hôtel, au bord des eaux, où le soleil jouait, où les navires viraient comme des animaux familiers, où tout l’appareil d’un commerce actif et sonore ne semblait en travail que des préparatifs d’une fête… la nôtre, sans doute.

Gorinchem, le prodige de cette ville en flammes, au soleil couchant, et qui s’était éteinte presque tragiquement, m’avaient fait tout oublier, mais, jusque-là je n’avais été impatient que de retrouver les traces de mon bonheur d’autrefois…

Entre mille images qui fuyaient, j’avais peine à en retenir quelques-unes qui se laissassent préciser… Je sens sur mon épaule le poids et la tiédeur d’une tête, dont l’effort du vent happe les cheveux et leur parfum, mais m’en laisse ma part… Je souris à l’hésitation de deux pieds nus, auxquels il faut une serviette pour oser se poser sur le tapis sordide des chambres d’hôtel. Quelle vertu donnent à la valse de Faust, tout simplement, un clair de lune sur le fleuve et mon cœur content ? Aucun cri de Tristan, aucune plainte de Mélisande ne m’ont causé plus d’émotion que ces trois pauvres violons, où bêlait, si lamentablement, la musique de Monsieur Gounod… Je ris d’un mensonge inventé pour que je tourne la tête et ne voie pas un rouleau de faux cheveux qu’on détache, et d’un de ces ordres, si durs, de la pudeur, qui vous priveraient, si on obéissait, du spectacle intime le plus doux, gestes secrets et charmants, dont toutes vos veines battent et qu’on n’oserait nommer… Je vois les gares où l’on s’embarque, les gares aussi où l’on revient, et ces quais, enfin, où l’on regrette même le terrible mouchoir qu’aucune main, fût-elle perfide, n’agite plus… Je retiens, une seconde, l’éclat de deux genoux polis et la courbe tendue d’un sein… une épaule ronde parfumée chaleureusement, le duvet de sa cheville… J’attends des larmes qui vont couler sur un visage tout pâle et silencieux de bonheur… Me reviennent en tête, et y précipitent à flots mon sang, des furies de caresses, après quoi, l’on se croyait de force, même qu’on chancelât, à défier l’univers, à en triompher avec tous ses héros et ses monstres, pêle-mêle… Je songe aussi à des riens dont on riait aux larmes, à des moins que rien qui déchaînaient des tempêtes… et à ces après-midi de fatigue, où on se laissait aller à l’ennui, qu’elle définissait : « l’indifférence à ma vie, comme à ma mort ».

Mais, malgré mon désir de mélancolie, je sens que tout cela est loin, bien loin, que tout ce passé se fane et s’efface… Au fond de moi-même, je m’aperçois que, de tous ces souvenirs, qu’une hypocrite et sotte manie de littérature voudrait amplifier en douleurs, il m’en reste un de vraiment vivant, et tout proche, et si vulgaire : la fermeté savoureuse de vos chairs, soles magnifiques, qu’on mangeait si gaîment, à la terrasse de cet hôtel, au bord de l’eau.

C’était, c’est encore l’hôtel Bellevue, un peu plus vieux, un peu plus tassé, lui aussi… Je reconnus le même tapis, sur les marches si raides de l’escalier ; aux fenêtres, les mêmes rideaux ; dans la salle à manger, qui sert, en même temps, d’office, de caisse, de salon, et de restaurant, les mêmes meubles… Suivi de l’hôtelier qui nous retenait – le même hôtelier aussi, je crois bien – je courus jusqu’à la terrasse… La nuit était complète, sans la fissure d’une lumière, et les eaux silencieuses… De toutes petites vagues venaient clapoter, chuchoter au bord… C’est à peine si je parvins à distinguer des feux qui se mouvaient dans le lointain… De gros nuages cachaient la lune, et faisaient le fleuve tout noir, confondu avec le noir de la terre… Pas le moindre violon… Aucune valse, même de Faust, pour m’attendrir… Tout était donc bien mort !…

Revenu dans la salle à manger, j’étonnai le maître d’hôtel, en criant d’une voix forte :

– Des soles… des soles, comme autrefois !…

Il n’y avait même plus de soles…

Mes compagnons, dont j’avais excité l’appétit par des descriptions enthousiastes, insistèrent vainement près du patron…

Il n’y avait plus de soles… il n’y avait plus rien…

Force fut de se contenter de saumon fumé et de sardines de conserves…

Mais quelles sardines !… Elles nous parurent extraordinairement exquises… Pimentées, condimentées, nous n’en avions jamais mangé de pareilles. Les soles furent oubliées… L’un de nous s’extasia :

– Il n’y a que la Hollande pour préparer de tels poissons… Vive la Hollande !

Et, appelant le maître d’hôtel :

– Où fabrique-t-on, ces admirables, ces merveilleuses, ces uniques sardines ?… demanda-t-il… J’en veux commander des caisses, des wagons, des bateaux ! Je veux épater la France, et la faire rougir de son ignorance sardinière… À Rotterdam ?… À Maestricht ? À La Haye ?… À Batavia ?… Où ?… Où ?

Le maître d’hôtel redressa sa taille, et, avec dignité :

– Nous les faisons venir de Bordeaux… dit-il…

*

* *

Comme nous finissions de dîner, une société d’Anglais vint prendre le thé, dans une encoignure dont notre table était voisine. Les hommes en smoking, les femmes décolletées… En face de nous, une toute jeune lady, blonde, se levait, allait, venait, et même quand elle était assise, cinq minutes, ne tenait plus en place. Ses doigts jouaient avec son éventail, avec une cigarette à bout d’or, avec ses bagues, avec ses cheveux. Un collier sursautait à son cou, et je découvris que ses pieds, sous le fauteuil, ne s’arrêtaient pas de déchausser, pour les rechausser, des pantoufles argentées où s’impatientait la soie de ses bas blancs… À des mots qui faisaient rire plus haut les hommes, et baisser les joues de ses amies, ce n’est pas assez dire que la petite agitée rougissait ; un flot de sang la parcourait toute, une vague rouge se levait à l’épaule, couvrait tout ce qu’on voyait de sa peau, pour s’en venir mourir à la racine de ses cheveux plus blonds… Mon regard rencontra, tout à coup, dans le sien, l’angoisse de ne pas retrouver, au bout de l’orteil désespéré, la pantoufle qui avait fait trop loin la culbute. La dame rougit plus fort, et son sang parut si bien en mouvement, que je me figurai plus rose, presque rouge, son bas blanc, où le pied se crispait, jusqu’à ce qu’il disparût dans la pantoufle d’argent, enfin reconquise…

Cette nuit-là, je dormis, d’un sommeil profond, sans rêves…