Modern-style.
Le Bradenbrager-Hof, qui, je ne sais pourquoi, m’a rappelé le valet de chambre de Maupassant, est un de ces grands hôtels, comme on en trouve dans les moindres villes d’Allemagne, et comme nous n’en avons qu’à Paris et dans quelques villes d’eaux, un de ces caravansérails nouveaux et art nouveau d’Occident, construits par les Belges et les Suisses, pour les habitudes de confort des Américains et des Anglais… Des salons, plus ou moins Louis XV et Louis XVI, y alternent avec des fumoirs de paquebot. Rien n’y est plus droit, plus d’équerre, plus d’aplomb. Tout ce qui est rond y devient carré, tout ce qui est carré y devient rond. Je veux dire que rien n’y est rond, ni carré, ni ovale, ni oblong, ni triangulaire, ni vertical, ni horizontal. Tout tourne, se bistourne, se chantourne, se maltourne ; tout roule, s’enroule, se déroule, et brusquement s’écroule, on ne sait pourquoi ni comment. Ce ne sont que festons de cuivre verni, qu’astragales de bois teinté, ellipses de faïence polychrome, volutes de grès flammé, trumeaux de cuir gaufré, frises de nymphéas hirsutes, de pavots en colère et de tournesols juchés sur les moulures des stylobates, comme des perroquets sur leurs perchoirs… Des larves plates et minces dorment à l’entrée des serrures ; des embryons, des têtards montent, se glissent en ondulations visqueuses, le long des portes, des fenêtres, des tiroirs, des chanfreins. Les cheminées sont des bibliothèques ; les bibliothèques, des paravents ; les paravents, des armoires, et les armoires, des canapés. L’électricité jaillit aussi bien des parquets que des plafonds, d’ampoules de cristal taillé en fleurs de rêve ou en bêtes de cauchemar ; elle court, chahute, bostonne, virevolte, cakewalke, dans les girandoles et les lustres, qui ont la danse de Saint-Guy. Les meubles ont l’air d’avoir bu, et semblent inviter la livrée aux pires excès d’acrobatie. Et, pour qu’on ne s’y trompe pas, sur les façades dissymétriques, creusées de trous profonds et renflées de bosses énormes où toutes les matières connues, juxtaposées, se neutralisent et s’annulent, les balustrades des balcons sont soutenues par des sarabandes frénétiques de points d’interrogation.
Ces sortes d’hôtels, si hostiles par tous les détails de leur esthétique, ont du moins ceci de précieux, qu’ils offrent au voyageur le plus délicat et le plus raffiné les plus complètes ressources de toilette et d’hygiène. En procédant à un minutieux lavage, dans un cabinet muni de tous les appareils désirables d’hydrothérapie, je ne pouvais m’empêcher de songer que, par là encore, j’étais bien loin de notre belle France où, presque partout, même dans les plus grandes villes, les hôtels conservent jalousement les habitudes de la race, la tare héréditaire où se reconnaît, mieux que par son esprit, un véritable Français de France : la malpropreté. Malpropreté monarchique et catholique à qui Louis XIV donna le caractère d’une vertu, et la force d’émulation d’un concours. Chamfort ne raconte-t-il pas qu’un gentilhomme, ayant observé que les abords du palais de Versailles étaient empuantis d’urine, ordonna à ses domestiques et à ses vassaux de « pisser » abondamment autour de son château ?
Que de fois, arrivant le soir, dans un hôtel de Normandie, par exemple, j’ai dû m’enfuir devant les saletés de la chambre, les draps douteux, les poussières accumulées des rideaux, les crasses pullulantes des tapis, et, surtout, devant ces odeurs ammoniacales qui, des couloirs, par les fentes des portes, s’infiltrent, pénètrent, imprègnent tous les objets !… Que de fois me suis-je résigné à coucher dans mon auto, comme un forain dans sa roulotte, à l’entrée des villes, sous les arbres des promenades, et mieux, en plein champ, où l’on respire un air moins mortellement humain !…
Et je me souvenais qu’un jour, dans une ville du Morvan, descendu à l’hôtel, un petit hôtel coquet, récemment remis à neuf, selon l’Évangile du Touring-Club, je m’étonnai de voir combien étaient ignominieusement tenus ces réduits intimes, aux lambris de faïence, qui, pourtant, s’il fallait en croire la marque de fabrique, arrivaient directement d’Angleterre. Vivement, je me plaignis au patron qui me répondit d’un air découragé :
– Ah ! ne m’en parlez pas, monsieur…
– Mais si… mais si… au contraire, je veux vous en parler…
– Que voulez-vous ? Ce n’est pas de ma faute, je vous assure… Je veille pourtant, je veille… Mais les Français, qui savent tant de choses, ne savent pas c… Ça, ils ne le savent pas !… Ce sont des cochons, monsieur…
Il s’emporta :
– Vous avez bien vu ?… J’ai collé des affiches… des affiches, où j’explique la façon de se servir de ces appareils… Eh bien, non… Ils ne veulent pas… Ils montent toujours dessus… C’est dégoûtant !…
Et il ajouta, car ce Morvandiau était, malgré tout, optimiste :
– Peut-être qu’avec tous ces sports… oui, enfin… avec l’automobile, apprendront-ils à c… comme tout le monde. J’ai confiance dans les sports, monsieur… Mais, sapristi !… il y a à faire… il y a à faire…
– À faire autrement, grommelai-je.