Vincent van Gogh et Bréda.

La route d’Anvers à Bréda n’est ni meilleure ni pire que la plupart des routes de Belgique. Elle leur ressemble par sa monotonie. Ainsi s’explique – car il n’eût pas suffi de ma rêverie – que je n’aie point reconnu la Hollande, dans cette Belgique continuée… Ce n’est rien que de la terre plate, grisâtre, où tout ce qui pousse est chétif, où la lumière lourde et opaque est celle de tous les pays à qui l’eau manque. Rien n’est triste comme la traversée de ces champs sans sève et de ces petits bois mal venus, dont on rencontre pas mal de bouquets…

– Assez bien de bouquets… diraient nos excellents amis les Belges, auxquels, même en Hollande, il m’arrive de penser encore en riant…

Bréda – dont le nom évoque assez comiquement et à la fois, une excellente race de pondeuses, une race aussi, sinon de cocottes, du moins de lorettes, Gavarni et Guys, Stevens et Grévin, les Lances de Velasquez, les chansons de Nadaud, une certaine qualité d’esprit, de gaîté second Empire, « Ah ! c’était le temps où… » et Villemessant et Dinochau et Carjat – Bréda est une ville tout à fait quelconque et tellement insignifiante qu’il m’affole de penser qu’elle ne soit pas belge… Je ne la mentionnerais pas si, dans sa cathédrale, l’emphase tout italienne d’un sculpteur bolonais ne s’était avisée de faire, au-dessus d’un tombeau, porter les armoiries de je ne sais quel petit prince de Nassau, tout simplement par Régulus, Jules César, Annibal et Philippe de Macédoine.

Au sortir des musées et des cathédrales belges, j’étais un peu las, non seulement de la grandiloquence italienne qui s’y boursoufle, mais même de la magnificence flamande, parfois écrasante, et je ne demandais qu’à me reposer parmi les nuances et la discrétion hollandaises. J’aspirais à ce repos comme on attend un bain, vers la fin d’un voyage qui dure. Il me fallait surtout me purifier de toutes sortes de blagues, de toutes sortes d’excès, avant que de pouvoir me plonger dans le délice de Vermeer et la splendeur de Rembrandt. C’est dans cette disposition d’esprit que cet Italien flagorneur – les guides ont beau dire que ce n’est pas Michel-Ange – m’a agacé, choqué… J’aurais dû en rire…

Mais je pardonne à Bréda, en raison d’un détail de son histoire qui m’émeut et qu’elle ignore.

Bréda est la ville où naquit Vincent van Gogh. Il l’habita quelque temps, en sa première jeunesse. On rêve pour ceux qu’on admire et qui marquèrent leur trace, dans la vie, d’un peu de génie, d’un peu de grâce, d’un effort humain autre que celui des autres hommes, on rêve d’un joli décor, à leur naissance. Je crois à l’influence profonde et secrète du milieu sur la direction et la destinée d’un esprit ; je crois que les choses natales laissent une empreinte durable sur le cerveau, et qu’il est très difficile de s’en affranchir, plus tard, quand elles furent mauvaises. Je fus assez étonné de ne trouver aucune affinité entre Vincent van Gogh et Bréda. Il est vrai que, tant qu’il y vécut, il ne songea pas une minute à devenir l’artiste original et violent qu’il fut. Ennuyeuse et morne, entourée de paysages aux lignes étriquées, aux formes pauvres, Bréda n’avait pas su lui révéler sa vocation. Il y était quelque chose comme instituteur, un instituteur libre. Il parlait aux enfants qu’il assemblait dans la rue, même aux hommes, et il leur prêchait la morale protestante, relevée de tout ce que son âme imaginative et tourmentée contenait déjà d’élans passionnés vers le grand et vers le beau… Et puis il était parti, découragé de son impuissance et de l’inutilité des paroles…

J’aurais voulu avoir des renseignements sur ce moment de la vie de van Gogh, ou bien, à défaut de renseignements parlés, voir sa maison, et, de sa maison, les premiers spectacles qui s’offrirent à lui et qui l’émurent… Je m’informai… À mes questions, les gens s’ébahirent :

– Vous dites ?… Comment dites-vous ?… Vincent van Gogh ?… Un peintre ?… Vous ne vous trompez pas de nom ?… À Bréda ?… Vous ne confondez pas avec Amsterdam ?… Attendez donc…

Personne ne savait.

J’expliquai que ça avait été un grand et douloureux artiste… qu’il était mort, encore jeune, en France… qu’il n’y avait pas longtemps de cela… Et, m’animant devant ces mines étonnées, j’expliquai qu’il était célèbre en France, en Allemagne… même en Hollande… qu’il y avait des tableaux de lui au musée de Rotterdam… Et j’insistais :

– Voyons !… Au musée de Rotterdam… ah !

– C’est bien possible, me répondit-on… Van Gogh ?… Non, ça ne nous dit rien. Il y a tant de peintres et tant de musées, en Hollande !

Je m’efforçai de leur rappeler son visage tragique, son front obstiné, ses yeux ivres de penser et de regarder, sa courte barbe blonde.

– Des barbes blondes… ça n’est pas ce qui manque ici…

Je m’acharnai sottement :

– Enfin… souvenez-vous… Il était bon avec les enfants… il leur parlait…

Mais ils ne m’écoutaient plus… Ils s’éloignèrent de moi, en me regardant avec méfiance.

Pauvre Vincent !… Il n’eût pas été humilié de l’ignorance de ses compatriotes… Il ne chercha pas la gloire… il chercha quelque chose de plus impossible : l’absolu. Et il en est mort…

J’appris, à Rotterdam, qu’un parent très proche de van Gogh vivait à Bréda, entouré de la plus belle collection qui soit, de ses œuvres. Seulement, il ne porte pas le nom de van Gogh.

Voilà pourquoi « van Gogh », « ça ne leur disait rien ».

 

J’ai une autre impression.

Deux semaines après, je sortais du musée de La Haye où j’avais passé presque toute la journée. J’étais ivre de Vermeer, ivre surtout de Rembrandt… La tête me tournait. L’Homère et, davantage, le portrait du frère de Rembrandt me poursuivaient… Ce visage si prodigieusement humain, à la fois si dur et si doux, si mélancolique et si obstiné, cette effigie, aux plans si larges et sûrs, plus vivante que la vie, ce front encore tout chaud de la double pensée qui l’anima et qui le modela, et ces yeux où l’on voit tout ce qu’ils ont regardé !… Le génie de Rembrandt est si fort, qu’il en devient douloureux… On ne peut en supporter le premier choc, sans un grand bouleversement. J’avais besoin de me remettre de mon émotion… Je longeai quelque temps les bords du Vivier. Je me promenai sous les arbres de cette place où tout s’apaise, devient doux, silencieux, glissant, comme ces eaux dorées qui la baignent… Et je rentrai dans la ville…

Comme je flânais à travers la rue, j’avisai une petite boutique, devant laquelle de grandes affiches mobiles annonçaient une exposition des œuvres de van Gogh… Je me dis :

– Non… non… pas aujourd’hui… Ce serait une trahison… Je reviendrai demain…

Et, en disant cela, je pénétrai machinalement dans la boutique.

Le soir commençait à venir… Il n’y avait plus personne, qu’un employé qui dormait, la tête appuyée sur une pile de catalogues… Sur les murs gris, une vingtaine de tableaux, peut-être. Au centre de la pièce, une sorte de divan circulaire, d’un rouge affreux, du milieu duquel jaillissait une colonne drapée que terminait un ridicule petit palmier dans un pot de céramique.

Je m’assis, et je regardai… Je regardai longtemps… Je regardais, sans fatigue, intéressé…

Je sentais bien que d’autres tableaux, même parmi ceux qu’on appelle de bons tableaux, m’eussent fait fuir. Je les eusse considérés comme une profanation… Oui, oui, j’étais bien sûr qu’il m’eût été impossible de les regarder…

Je regardais toujours…

Et un calme, une sécurité – plus que cela – une sorte de joie nouvelle, entraient en moi…

C’étaient des paysages de printemps, des paysages du Midi… des vergers… des moissons dorées ondulant sous le vent… Et des ciels étrangement mouvants, où des formes vagues de grands animaux, de femmes couchées, s’allongeaient, s’émiettaient, reprenaient d’autres formes… Et des figures tourmentées, parmi lesquelles celle du peintre, d’un accent si tragique… celle aussi du bon père Tanguy, souriante, avec sa vareuse brune, son tablier vert, ses deux grosses mains de travail… Et des fleurs, d’adorables fleurs, tulipes, glaïeuls, roses, iris, soleils, d’une vie, d’un éclat, d’une caresse, d’un rayonnement extraordinaires…

Ces toiles, je ne les détaillais pas comme je fais en ce moment, même d’une façon si sommaire… C’est l’ensemble des formes, c’étaient les taches de lumière qu’elles faisaient sur les murs, qui me retenaient et me charmaient…

Je me disais :

– Ce que j’ai là, devant moi… c’est une autre sensibilité, une autre recherche… c’est autre chose… c’est un autre art… moins écrit, moins solide, moins profond, moins somptueux, que celui dont je viens de recevoir une commotion si violente… Évidemment, je vois, parfois, dans ces toiles, une grimace douloureuse, parfois j’y sens une impuissance consciente à réaliser, par la main, complètement, l’œuvre que le cerveau a conçue, cherchée, voulue. Et, cette grimace, je ne la vois, cette impuissance, je ne la sens, peut-être, que parce que j’ai connu tous les doutes, tous les troubles, toutes les angoisses de Vincent van Gogh, et cette faculté cruelle d’analyse, et cette dureté à se juger soi-même, et cette existence toujours vibrante, toujours tendue, à bout de nerfs, et cet effort affolant, torturant, où il se consuma. D’ailleurs, qui sait, qui saura jamais à quoi se vérifie la réalisation complète, en une œuvre d’art ? N’est-ce pas dans les créations de ses dernières années, dans ce que certains critiques appellent grossièrement ses ébauches, que Rembrandt est allé le plus loin, le plus haut, dans la science et dans le génie ?… Mais de ces toiles qui sont là, devant moi, rayonnantes sur ces murs gris, ce que je sais c’est, qu’en dépit de leurs discordances, de leur inachèvement, de leur brutalité, c’est le seul art que mes nerfs surexcités, que mes yeux toujours emplis des plus belles visions, puissent supporter, aujourd’hui. Après Rembrandt, qui bouleverse comme un phénomène de la nature, on peut s’arrêter à van Gogh, qui inquiète et qui enchante… Et la preuve c’est que je suis là, encore, que je regarde, et que je suis content.

Je ne quittai la petite boutique que quand le soir fut tout à fait venu…