Une famille d’automobilistes.

Revenus de notre surprise, bien sûrs de n’être pas dérangés par une attaque soudaine des corps d’armée belges, nous passâmes la soirée assez gaiement, dans un hôtel propre, très recommandé par le Touring Club, où l’on nous servit de la cuisine simple et modeste, de la cuisine de siège. Les truites de la Meuse, annoncées sur la carte, furent, au dernier moment, remplacées par une plus humble friture de gardons, et l’on substitua de la charcuterie au rosbif promis ; tout cela de si bonne grâce que nous fûmes enchantés de notre dîner.

Près de nous, était attablée toute une famille : le père et la mère, la fille, le fils. Ils étaient arrivés, un peu avant nous, en automobile aussi… Partis de Paris, depuis trois jours, ils avaient été arrêtés, dans des endroits peu habitables, par toute sorte d’accidents… Ils en parlaient avec aigreur… La mère, surtout, se plaignait amèrement de la machine :

– Ce n’est rien… ce n’est rien… expliquait le père. Elle est un peu paresseuse, c’est vrai… Elle va s’échauffer…

Elle insistait :

– Je t’ai toujours dit que tu aurais dû acheter une Charron, comme les Levasseur, ou une Panhard, comme les Tripier… Ce ne sont pourtant pas des imbéciles, eux !… Ah ! c’est agréable, d’avoir tout le temps des pannes !

– Elle va s’échauffer… je te répète qu’elle va s’échauffer… Il faut qu’elle se fasse… Mais naturellement… Tu n’es pas raisonnable… Voyons, c’est comme des chaussures neuves… elles ne vont bien au pied qu’au bout de huit jours… Ah ! les femmes… la lune, tout de suite !

– Eh bien, moi, je te dis que nous n’arriverons jamais à Bruxelles, avec ce sabot-là…

Il se mit à rire bruyamment, se tourna vers nous, comme pour en appeler à notre témoignage :

– Sabot !… Une Brulard-Taponnier, douze chevaux !… Ah ! ah ! ah !…

– Tu verras… tu verras !…

Elle était couperosée, flasque, minaudière, et pessimiste. Pour bien prouver qu’elle était venue en automobile, elle avait conservé ses terribles lunettes, bien en vue sur son chapeau de feutre beige. Lui, gros, court, la joue ronde et rasée, la barbe en pointe, jovial, vulgaire, et brave homme, arborait orgueilleusement une casquette russe, ornée des insignes du Touring. Impossible d’être plus gauche, plus sottement fagotée que la fille. Sans fraîcheur, sans grâce, les oreilles livides et comme décollées, le cheveu pauvre, elle montrait déjà, sur le devant de la bouche, une denture toute gâtée… Quant au fils, le front bas, le menton fuyant, jaune et très maigre, le corps aveuli par des habitudes solitaires, il était totalement abruti… Famille bien française, comme on voit.

En voyage, nous ne cessons, nous autres de France, de nous moquer des familles allemandes, anglaises, italiennes, que nous rencontrons sur notre route, et qui, souvent, nous donnent l’exemple de la santé physique et de la bonne éducation. Avec une joie féroce et un imbécile orgueil, nous nous complaisons à relever, toujours à notre avantage, ce que nous appelons leurs ridicules, leurs tares, qui ne sont, peut-être, que des vertus… Mais il est entendu que rien n’est beau, élégant, pétulant, spirituel, rien n’est intelligent que de France. Les grands hommes d’autre part ne sont que de plats copistes, de honteux plagiaires. Dickens doit tout à Alphonse Daudet, Tolstoï à Stendhal… Ibsen est, tout entier, dans La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam… Qu’eût été Gœthe sans Gounod et sans Thomas ?… Et pour ce qui est de Henri Heine, ne parlons pas, voulez-vous ?… de ce vil espion pensionné par Guizot… L’âme française, je la retrouve, toute, dans cette exclamation de Brossette qui, un jour, à Kœnigsberg, me disait :

– Les Allemands, monsieur ?… quel peuple de sauvages !… Ils ne comprennent pas un mot de français…

Ah ! si pourtant nous songions quelquefois à mirer, dans nos familles à nous, nos infériorités de race, nos descendances d’alcooliques, de syphilitiques, notre lourdeur, notre stupidité haineuse ou jobarde ?

Cette fois, en considérant cette famille de mon pays, attablée près de nous, j’y songeai, avec quelle douloureuse humilité !

Ils allaient en Belgique. Jamais encore ils n’étaient sortis de France, et l’idée que, le lendemain matin, pour la première fois, ils franchiraient une frontière, entreraient dans un pays qui ne serait plus la France, cette idée-là les impressionnait, les troublait au delà de tout… Ils ne savaient pas trop s’ils devaient avoir peur, ou se réjouir…

Après le dîner, la table desservie, le père s’entretint longuement, avec le patron de l’hôtel, des industries du pays ; la mère tira de son sac un jeu de cartes et fit une patience ; la jeune fille feuilleta le Bædecker, et le fils, écroulé sur sa chaise, bouche ouverte et bras pendants, s’endormit profondément.

Tout à coup la jeune fille demanda :

– Mère !… qu’est-ce que c’est que le Manneken-Piss ?

– Veux-tu bien te taire ?… chuchota la mère, en glissant vers nous un regard inquiet… Veux-tu bien ne pas dire de ces choses-là, petite malheureuse ?

Mais la jeune fille appuya, ingénûment :

– Quelles choses ?… Puisque c’est dans le Bædecker !

– Ça n’est pas convenable, là !

– Pourquoi ?

– Parce que…

– Alors, on ne verra pas le Manneken-Piss ?

– Si, tu le verras… Tu le verras avec ta mère… Seulement, tais-toi !

Et le père continuait de s’instruire auprès du patron de l’hôtel.

– Nous avons ici, énumérait ce dernier, de très beaux calcaires… une importante fabrique de colle forte… des tanneries…

– Des tanneries ?… Ah !… c’est intéressant… Et la conserve ?

– Non, nous n’avons pas ça… Par exemple, nous avons aussi une belle usine de caoutchouc…

– Bigre !… Ah ! dites-moi ?… Et pas de conserve ?… C’est curieux !…

À cette insistance, nous comprîmes que le gros monsieur avait, quelque part, un établissement de conserves… Malgré son air bonhomme, avait-il dû en empoisonner des gens ! Et, peut-être, avait-il élevé ses enfants avec ses produits, ce qui expliquait leur teint terreux et maladif… Satisfaits de ce renseignement et de ces hypothèses, nous allions nous retirer, quand le mécanicien entra, en cotte de travail, les mains toutes noires de graisse…

– Ah ! Ferdinand, dites-moi ?… La voiture ?… Ça va, hein ?… Nous partons demain, à huit heures, mon garçon… huit heures précises… Dites-moi ?… Faites le plein d’essence… Voyons… Namur ?… Soixante kilomètres, à peu près, hein ? Non… le demi-plein… Ce sera assez…

Le mécanicien parut gêné, se gratta la tête :

– C’est que… dit-il… voilà… la machine ne va pas du tout… Elle n’embraye plus…

– Sacristi !… Dites-moi ?… Ça n’est pas grave ?

– Hé !… monsieur… c’est embêtant…

Toute la famille, même le fils réveillé, tendait le col vers le mécanicien…

– Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Une machine toute neuve !

– Bien sûr… mais monsieur doit comprendre… du moment qu’elle n’embraye plus…

– Je comprends… certainement, je comprends… mais… dites-moi ?… Ce n’est pas une raison… Voyez ça… travaillez…

– Mauvais travail… Ici, il n’y a pas de fosse… Et puis, il fait trop noir… Demain matin, nous verrons ça… Ah ! j’ai bien peur…

– Mais non… mais non… Huit heures, hein ?… Ah !… Dix litres seulement… Nous remplirons après la frontière…

Il prononça « la frontière » avec un accent majestueux. Le mécanicien parti, il se promena quelques minutes dans la salle, le front plissé… Mais, pour dissimuler ses préoccupations, les pouces aux entournures du gilet, et balançant la tête, il faisait :

– Peuh ! peuh ! peuh !… Peuh ! peuh !

La mère avait un sourire méchant… Elle dit :

– Tu verras… tu verras !

La fille demanda :

– Père… qu’est-ce que c’est : « elle n’embraye plus » ?

– Mon enfant, c’est…

Il resta court, chercha une explication, et n’en trouvant pas :

– C’est rien… fit-il, rien du tout… Un peu de graissage… il n’y paraîtra plus…

– Oui ! oui… compte là-dessus… ricana la mère, en se levant.

Et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain matin, dans la cour de l’hôtel, ce fut une scène tragique.

La famille, harnachée pour le voyage, était réunie autour de la Brulard-Taponnier, douze chevaux… Nous arrivâmes juste au moment où Brossette, à qui son collègue avait demandé aide, sortait de dessous la voiture.

– Eh bien ? interrogea le monsieur, qui avait mis ses derniers espoirs dans la science de notre mécanicien…

– Eh bien… répondit-il en s’époussetant… rien à faire… Le cône est faussé, le cuir est brûlé… Faut qu’elle aille à l’usine.

Ils furent tellement consternés, tous les quatre, qu’ils ne songèrent même pas à protester, à s’indigner. Le silence qui suivit cette sentence fut quelque chose de poignant… J’eus pitié d’eux… Vraiment, ils avaient l’air de condamnés à mort.

Ferdinand s’approcha de son maître. Son expression de fourberie me frappa. Il fut verbeux.

– Je l’avais bien dit à monsieur, hier soir… Ah ! c’est très embêtant… J’vas ramener la sacrée machine à Paris, et je viendrai retrouver monsieur en Belgique, où que monsieur me dira… Vrai !… on peut appeler ça de la guigne… Monsieur, lui, va prendre le chemin de fer pour quelques jours, cinq… six jours… huit jours au plus… le temps des réparations, quoi !… À moins que monsieur ne préfère m’attendre ici… C’est, comme de juste, à la disposition de monsieur…

Le patron de l’hôtel, qui circulait autour de la voiture, lança négligemment :

– Il y a de bien belles promenades, dans les environs… Bons chevaux… Voitures confortables… Prix modérés…

Après un nouveau silence, le monsieur regarda Ferdinand d’un regard timide et suppliant :

– Vous êtes bien sûr ?… Il n’y a pas un moyen ?… Dites-moi ?… pas un moyen ?

– Que monsieur demande à mon collègue !…

Brossette, qui se lavait les mains à la pompe, tourna la tête, répéta :

– Rien à faire…

Ferdinand rajusta le capot du moteur. Ils le considéraient comme s’ils eussent encore espéré un miracle… Mais le moteur resta silencieux…

– Ah ! c’est complet, fit, dans un serrement des lèvres, la femme dont la couperose, sous le voile, s’accentuait de barres violacées… Elle est jolie la Brulard-Taponnier, douze chevaux !… Elle est jolie !

De plus en plus hébété, le monsieur soupira.

– Arriver à Bruxelles en chemin de fer !… Dites-moi ?… C’est raide…

La fille avait des larmes dans les yeux. Adieu, peut-être, le Manneken-Piss !… Le fils ouvrait et refermait la portière d’un geste colère et stupide…

En écoutant le bruit doux et régulier de notre moteur que Brossette venait de mettre en marche, le monsieur, dans sa détresse, s’enhardit jusqu’à m’adresser la parole :

– Vous avez de la chance… Ah ! vous avez de la chance…

– Monsieur a une bonne voiture, voilà… rectifia aigrement la femme… Monsieur n’a pas une Brulard-Taponnier, douze chevaux !…

Notre 628-E8 partit dans un démarrage que, malicieusement, Brossette s’était appliqué à faire foudroyant.

– Pauvres gens !… dis-je à Brossette, quand nous fûmes sortis de la ville.

Brossette, d’abord, ne répondit rien. Puis, haussant les épaules et ne pouvant retenir un petit rire que je voyais se tordre, au coin de sa bouche :

– De bonnes poires, monsieur !… La voiture n’a rien, vous savez ?… Seulement, Ferdinand est jaloux de sa femme… Ça le travaille… ça le travaille… Il veut rentrer pour la surprendre… Et comme ils n’y connaissent rien…

J’adressai de vifs reproches à Brossette, pour s’être fait le complice d’une si mauvaise action.

– Oh ! moi, monsieur… bien sûr que je donne tort à Ferdinand… Ces choses-là, ça se fait pas… Mieux vaut être cocu… je lui ai dit… Il s’est entêté… Tout de même, je pouvais pas refuser ce service à un copain… Et puis, on n’est pas poires comme ces gens-là !

L’air piquait ; le matin était exquis, odorant… Un gros bateau remontait la Meuse, dans un clapotement rouge… Nous marchions vivement… Peu à peu, je sentais mon indignation faiblir. Quand nous nous arrêtâmes, devant la douane, les mauvais instincts, qui travaillent l’âme de l’automobiliste, avaient fait leur œuvre. Et c’est avec une sorte de joie méchante, de plaisir barbare, que j’aimai à me représenter, dans la cour de l’hôtel, groupée autour de la machine silencieuse, cette famille désemparée, à qui le patron de l’hôtel continuait de dire, sans doute :

– Il y a de bien belles promenades, dans les environs !…