Roi d’affaires.

Dînant chez des amis de la colonie étrangère, je demandai à un Belge notoire, qui passe pour presque tout savoir des choses de Bruxelles, surtout les choses scandaleuses, de me conter quelques anecdotes caractéristiques, sur le roi Léopold.

Le Belge notoire sourit, et il me dit :

– Oh ! ce n’est pas la peine… Vous le connaissez mieux que moi… Léopold, c’est Isidore Lechat…

Et, finement :

– Un Lechat mieux léché, par exemple… corrigea-t-il.

– Bon ! répliquai-je… Isidore Lechat… C’est entendu… Mais cela ne me dit rien de précis… J’entends toujours, quand on parle du Roi : « Le Roi est ceci… Le Roi est cela »… mais d’histoires, qui illustrent ces vagues affirmations, pas la moindre. Ou bien alors, ce sont des histoires qui courent les rues, les théâtres, les boudoirs, les restaurants de Paris, et que je ne puis vraiment prendre au sérieux… Non, je voudrais des faits positifs… des traits de caractère… du document, enfin… Un homme pareil !… Il doit y en avoir d’admirables, d’extraordinaires, par milliers…

Alors, ils se mirent à bavarder sur le Roi, avec abondance…

Mais on ne sait jamais rien… Les gens passent près de vous, les choses arrivent et défilent autour de vous ; personne n’a d’yeux, personne n’a d’oreilles…

Ils restèrent, comme de coutume, dans des généralités lyriques qui ne m’apprirent rien d’autre, sur ce personnage passionnant, que leur propre opinion, laquelle, faut-il le dire, m’était fort indifférente.

Je sus, ainsi, ce que je savais déjà depuis longtemps, que le Roi est fin, rusé, retors, voluptueux, sans le moindre scrupule ni la moindre pitié. Il est horriblement âpre et avare, mégalomane aussi, par surcroît, d’une mégalomanie singulière qui le pousse à bâtir, à bâtir des maisons, des palais, des boutiques, sans autre but que de faire de Bruxelles une ville monumentale, dans le genre de New-York et de Chicago. Projet absurde, car il n’a sans doute pas réfléchi que c’est à des Belges – à des Belges de Bruxelles – qu’il s’adresse, non à des Américains. Pour satisfaire en même temps à son avarice, à ses plaisirs, à sa mégalomanie, il ne pense qu’à conquérir de l’argent, encore de l’argent, toujours de l’argent. Tous les moyens lui sont bons, principalement les pires. Son imagination, en affaires, est inépuisable et merveilleuse. Il roule les gens, et même les peuples, avec une maëstria souveraine. Les bons tours ne lui font jamais défaut. Il a beau le vider, son sac en est toujours plein. Ses filles, qu’il a dépouillées en un tour de main, en savent quelque chose. L’Angleterre et l’Allemagne, qui ne sont point pourtant des gogos faciles à mettre dedans, ont connu, à leurs dépens, cette supériorité prestidigitatrice, lors des fameuses négociations du Congo… De son trône, il a fait une sorte de comptoir commercial, de bureau d’affaires, comme il n’en existe nulle part de mieux organisé, et où il brasse de tout, où il vend de tout, même du scandale. Dans un autre temps, cet homme-là eût été un véritable fléau d’humanité, car son cœur est absolument inaccessible à tout sentiment de justice et de bonté. Sous des dehors polis, aimables, spirituels, élégamment sceptiques, familiers même, il cache une âme d’une férocité totale, qu’aucune douleur ne peut attendrir… Ce qu’il a fait souffrir sa femme, ses filles, on ne le saura sans doute jamais… Ah ! les pauvres créatures !… Et on les enviait !… Ce fut une stupeur, dans toute la Belgique, quand on apprit que la Reine – la meilleure, la plus douce, la plus résignée des femmes – était morte, seule, toute seule, abandonnée comme une pauvresse, dans cette triste résidence de Spa. Le Roi, lui, était à Paris… Il vint sans hâte, en rechignant, enterra sa femme, sans cérémonie, vite, vite, et, la formalité accomplie, le soir même, il s’empressa de reprendre le train pour Paris et de retourner à ses plaisirs… On ne lui sut, en cette circonstance, aucun gré de son manque d’hypocrisie… Je pense qu’on eut le plus grand tort, car il est beau que les hommes – fussent-ils rois – se montrent tels qu’ils sont. Il estima peut-être assez son peuple, pour ne point lui donner la comédie d’une douleur bourgeoise qu’il ne ressentait pas ; explication trop idéaliste à laquelle le Belge notoire ne voulut pas souscrire… Non, ce jour-là, on ne vit sur la figure du Roi que l’ennui, l’agacement d’avoir été dérangé pour si peu de chose… Cette messe mortuaire, vite expédiée pourtant, ne valait pas la déception d’un rendez-vous d’affaires manqué, ou d’un déjeuner remis, au Pavillon d’Armenonville…

La femme du Belge notoire dit à son tour :

– Indulgent pour lui-même, le Roi est implacable aux autres. Sa Cour est gourmée, raide, d’un protocole compassé et vieillot, d’une hiérarchie surannée et comique… Il y veut de la vertu et de la religion… On s’y ennuie mortellement… Peu lui importe. Sa vie à lui n’est pas là… Il ne vient à sa Cour que pour se reposer de ses fatigues parisiennes et se mettre au vert… Nous lui servons de temps de carême… D’ailleurs, outre cette cure d’hygiène dont nous faisons tous les frais, je crois que son malfaisant égoïsme s’amuse énormément à voir les autres se dessécher d’ennui… Ah ! vous n’avez pas idée de ce qu’est une fête à la Cour du roi Léopold, ce vieux marcheur, cet ami de tous les plaisirs… On y a toujours l’air d’enterrer quelqu’un…

J’objectai :

– Mais il a la réputation d’être charmant, galant avec les femmes…

– Avec les femmes des autres pays, parbleu !… s’écria la dame courroucée… Mais nous ?… Ah ! nous !… Il n’a qu’une joie… une joie infernale : nous embarrasser, nous blesser, nous mortifier… Il ne nous montre que de l’ironie, et… le dirai-je ?… du mépris… oui, c’est cela, du mépris…

– Cependant… commençai-je à insinuer… la…

La dame du Belge notoire me coupa violemment la parole.

– Je sais ce que vous voulez dire… vous vous trompez… Elle n’est pas belge… elle n’est pas belge… Elle est… enfin, elle n’est pas belge…

Et elle poursuivit :

– Je ne l’ai jamais vu que méchant avec les femmes belges… d’une grossièreté d’âme qu’il sait, mieux que personne, orner d’un badinage léger, d’une drôlerie piquante, mais qui ajoute encore à la cruauté de la blessure… Que faire ?… Lui répondre ?… se fâcher ?… Il se venge aussitôt sur les maris, car il dispose des places, des honneurs… Alors, on se tait, on sourit, on accepte toutes les humiliations… Il faut bien vivre… Tenez… voici un trait, tout récent, de son caractère, ce qu’on se plaît à appeler son esprit… Au dernier bal de la Cour, je me trouvais, dans un petit salon, avec une de mes amies, la comtesse de M… C’est une charmante femme, veuve depuis quatre ans… assez jolie… enfin pas très jolie… très bonne, par exemple, très entrain… et dont l’existence est un peu libre, je le reconnais… un peu libre… Mais quoi !… Elle fait ce qu’elle veut, et ce qu’elle fait ne regarde qu’elle, après tout. La veille, au bal du Cercle de la Noblesse, la comtesse avait beaucoup dansé avec M. de K… qui passe, à tort ou à raison, pour être son ami… Mais enfin, elle avait dansé décemment, et personne n’avait trouvé à y redire… Voyons, monsieur, je vous le demande… si M. de K… est son amant, rien de plus naturel qu’elle danse avec lui…

– Évidemment…

– Et s’il ne l’est pas ?…

– Rien de plus naturel encore, approuvai-je… pour qu’il le devienne…

– Évidemment…

Elle s’aperçut que cet adverbe, ainsi placé, était peut-être un peu vif… Aussi s’empressa-t-elle de reprendre son récit.

– Nous étions donc toutes les deux à nous morfondre dans ce petit salon, quand le Roi, après le défilé du corps diplomatique, y entra. Rien ne l’assomme, ne le dispose mal, comme cette cérémonie, qu’il déteste… Il vint vers nous… Je suis obligée d’avouer, qu’en dépit des années, le Roi a toujours une belle allure… de la sveltesse… de la grâce… Enfin, il est très bien… Mais à ses petits yeux bridés, effrayants quand on les regarde de près, à un certain pli de la bouche, je sais lorsqu’il est en veine de méchanceté… Il y était…

– Eh bien, madame, dit-il, en abordant la comtesse… vous amusez-vous, aujourd’hui ?…

– Oui, Sire, beaucoup… répondit-elle, en faisant une profonde révérence.

– Pas tant qu’hier… pas tant qu’hier, n’est-ce pas ?

Mon amie s’embarrassa, balbutia :

– Comment, Sire ?…

– On m’a dit, appuya le Roi… on m’a dit que vous aviez beaucoup dansé, hier… au Cercle de la Noblesse… beaucoup dansé… Avec qui avez-vous donc tellement dansé ?

Ma pauvre amie rougit :

– Mais, Sire, bégaya-t-elle… je… je… ne sais plus…

– Ah !… Bien… bien…

Et, se retournant vers moi, brusquement, il me dit :

– Et, vous, madame ?… Est-il indiscret aussi de vous demander avec qui vous avez dansé ?

Le Roi attendit ma réponse… Comme je me taisais, il salua, et, riant d’un petit rire méchant qui nous couvrit de confusion, s’éloigna lentement.

La dame semblait outrée, en racontant cette anecdote. Elle finit sur cette conclusion d’une énergie un peu rude :

– Tout ce que vous voudrez… C’est un mufle !…

Alors, un haut fonctionnaire belge protesta doucement :

– On le calomnie beaucoup… Nous avons une tendance fâcheuse à exiger des rois qu’ils soient au-dessus, ou en dehors de l’humanité… Mais non… Ils sont des hommes comme les autres… Léopold est un homme comme tout le monde… voilà tout… Il a nos défauts, nos désirs, nos passions, nos méchancetés, nos vices, peut-être aussi – qui sait ? – nos qualités. Pourquoi voulez-vous que son ménage, par exemple, fût meilleur que les vôtres ?… Et qu’il pratiquât des vertus assommantes et pompeuses que vous avez le bon esprit de répudier pour vous-mêmes ? Vous lui reprochez l’ennui de sa Cour ? Où pensez-vous qu’on s’amuse, qu’on puisse s’amuser quelque part à Bruxelles ?… L’ennui de sa Cour ?… Mais c’est l’ennui de Bruxelles, mais c’est Bruxelles… Tout Roi qu’il est, il n’y peut rien… Il fait ce que nous faisons tous, selon nos moyens et nos préférences… quand il s’embête chez lui, il va s’amuser ailleurs. Et il a raison… Pour les dames belges, on ne peut pourtant pas l’obliger, par la Constitution, à coucher avec elles toutes !

Ici, il y eut une explosion de fureurs que je néglige de vous décrire, parce que vous devez vous l’imaginer sans peine, et aussi parce qu’elle fut sans effet sur le haut fonctionnaire, qui n’en continua pas moins son panégyrique.

– Moi, je sais au Roi un gré infini de ne pas prendre au sérieux sa royauté. Il aura beaucoup servi – beaucoup plus que les anarchistes – à démontrer aux peuples que la Royauté, dans notre temps, est une chose tout à fait inutile, tout à fait démodée, presque aussi grotesque que ces vieilles armures de chevaliers qui meublent encore, çà et là, les antichambres et les couloirs, dans quelques châteaux de cordonniers enrichis… Elle ne devrait plus exister que dans les opérettes, encore que les librettistes estiment que le thème en est bien usé. Sérieusement, est-ce que les Cours d’Autriche, d’Allemagne, d’Espagne, avec la bouffonnerie de leur cérémonial, la splendeur carnavalesque de leurs déguisements, ne vous paraissent pas maintenant de stupides décors de théâtre, de lamentables mises en scène, pour représentations d’hippodrome ?… Quand je rencontre Léopold, il ne me donne jamais l’impression que c’est le Roi des Belges. Je me dis : « Ah ! voilà le président du Conseil d’administration de la Belgique ! »… Et cela suffit bien, je vous assure, aux exigences de ma fierté nationale… Et puis, je l’aime, moi, cet homme-là… Il a de l’esprit, un à-propos charmant, de la modération… En voulez-vous une preuve ?… Il fut un temps où tous les kiosques de journaux et de fleuristes, toutes les devantures des librairies, des papeteries, étaient pleins de cartes postales, représentant – Dieu sait en quelles postures ! – le Roi et Mlle Cléo de Mérode. Je me souviens d’en avoir vu d’absolument obscènes… Cela l’agaçait beaucoup… et ce qui l’agaçait plus encore que l’intention de lèse-majesté qu’elles affichaient si audacieusement, c’était leur sottise lourde et grossière… Quoiqu’il ne se soit jamais plaint, l’étalage en fut interdit sévèrement, mais non la vente qui continua, sous le manteau, comme on disait du temps d’Andréa de Nerciat.

Le haut fonctionnaire s’interrompit pour me demander :

– Vous connaissez, à coup sûr, M. B…, votre compatriote ?

– Le sosie du Roi ?

– Oui.

– Je crois bien… même taille, même élégante allure, même barbe carrée, mêmes yeux… C’est extraordinaire !

– Vous le connaissez… Bon… Eh bien, un jour, l’année dernière, à Ostende, le Roi se promenait sur la digue… avec quelques amis… Il se mêle tellement à la foule, qu’on n’y fait pour ainsi dire pas attention… Quand il passa près de moi, j’étais arrêté devant un kiosque qui, exceptionnellement, était couvert, de la base au faîte, de ces cartes dont je vous ai parlé… Quel ne fut pas mon étonnement de voir, tout à coup, le Roi se retourner, quitter son groupe, se diriger vers le kiosque !

– Bonjour, bonjour, cher monsieur C…, me dit-il, de sa voix la plus aimable, en m’apercevant… Ah ! ah ! je suis content de vous voir… On m’a dit que vous aviez gagné, hier, au Cercle… une grosse somme… une très grosse somme…

– Mon Dieu, Sire… c’est vrai… J’ai été assez heureux… assez heureux…

– Tant mieux… tant mieux… Il faut gagner de l’argent, cher monsieur C…, beaucoup d’argent.

Il acheta un journal qu’il mit dans la poche de son pardessus… et, levant la tête, il considéra toutes ces cartes dont la moins inconvenante le représentait avec, sur ses genoux, Mlle Cléo de Mérode, presque nue, et qui lui tirait la barbe. J’étais anxieux, quoique assez amusé, je dois le dire.

Son examen terminé, il me montra ces ordures, avec une parfaite aisance, et, du ton le plus naturel :

– Ce kiosque, hein ?… fit-il. Croyez-vous ?… Ah ! ce pauvre B… !… Au fond, ça doit bien l’ennuyer, toutes ces cochonneries. Je sais qu’il doit venir à Ostende, ces jours-ci… Faites donc enlever ça, discrètement…

Et m’ayant serré la main, il alla rejoindre ses amis.

L’anecdote eut du succès.

– C’est assez joli !… murmurait-on, en approuvant par de petits mouvements de tête… ça n’est pas mal…

Seule, la femme du Belge notoire ne désarma pas. Elle regarda, avec une expression de haine, le haut fonctionnaire qui maintenant se taisait et piquait, du bout des doigts, une praline de chocolat, dans une bonbonnière… puis, haussant les épaules si fort qu’une rose, détachée de son corsage, roula sur le tapis :

– Oh ! vous… d’abord… grinça-t-elle.

On ne parla plus du Roi… On parla de Paris et on parla d’art, et on parla d’art et de Paris, de Paris et d’art.

Naturellement !…

Naturellement aussi, je m’esquivai du mieux que je pus.