Le port,
patrie du peintre.
Je crois bien que, nulle part ailleurs, l’émotion de Claude Monet n’eût été plus forte. C’est que l’art extrême-oriental, on le voit apparaître, partout, en Hollande, et sortir, on dirait, de l’eau. Il est vrai que dans les ports d’Occident – et toute la Hollande n’est qu’un grand port – les bateaux rapportent avec eux des parcelles, des éclats de l’Orient, et de ses créations qui sont obligées de lutter, de subtilité comme de splendeur, avec la lumière même.
Venise, vêtue de drap noir, regorgeait de ces richesses transmarines, et son climat n’eût peut-être pas suffi, seul, à produire, pour l’enchantement du monde, les yeux de Titien.
Le hasard uniquement fit que Rubens n’ouvrit pas les siens à Anvers, où commerçait, avec l’Europe, de toutes les marchandises d’outre-mer, la plus grande flotte marchande du monde. Ses parents l’y ramenèrent de bonne heure, et il y a passé la partie de sa vie peut-être la plus féconde. De sorte qu’il tira des quais fameux de l’Escaut, outre l’arrangement des lignes et l’ampleur ornementale de ses compositions, une part au moins de la magnificence, dont il distribua, entre les souverains et les belles femmes de son temps, les éblouissantes effigies.
Même Marseille, « Porte de l’Orient », écrit Puvis de Chavannes, Marseille, où naquit Monticelli, valut à ce peintre l’étrange grouillement de sa palette, où les fruits rouges, les soies orientales, les coquillages nacrés, s’écrasent parmi les eaux bleues et parmi ces noirs puissants, dorés, qui font frissonner les bassins, pleins de navires…
Est-il possible aussi que personne n’ait pu se défendre de croire qu’il abordait au Japon, de ceux qui, au crépuscule du matin, sont entrés dans le fjord de Kristiania ?
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Je suis convaincu qu’un grand port, quel qu’il soit, où qu’il soit, est, par excellence, un lieu d’élection pour la naissance, la formation, l’éducation d’une âme d’artiste. Un artiste qui est né dans un port, qui y a vécu son enfance et sa première jeunesse, parmi la variété, l’imprévu, l’enseignement sans cesse renouvelé de ses spectacles, est, forcément, en avance sur celui qui naquit, au fond des terres, dans un village de silence et de sommeil, ou dans l’étouffante obscurité d’un faubourg de la ville. Son imagination, surexcitée par tout ce qui passe et se passe autour de lui, s’éveille plus tôt. Son cerveau travaille davantage et plus vite, et sans trop de luttes… Il s’habitue à voir et, voyant, à comprendre. Sa pensée qui n’est pas bornée par un mur, « le mur de la maison Meyer », ou par un coteau, est libre de vagabonder, à travers l’espace, comme ces jolies mouettes qui hantent le vaste ciel, et qui n’ont d’autre limite à leurs désirs, que la fatigue de leurs ailes… Il englobe, dans un regard, plus de choses d’ici et de là-bas, plus de visages d’ici et de là-bas, plus de vie universelle. À son insu, et comme mécaniquement, le mouvement des barques sur la mer, de la mer contre les jetées, le rythme de la houle, l’entrée des navires dans les bassins, l’oscillation des mâts pressés que relie la courbe molle des cordages, les voiles qui fuient, qui dansent, qui volent, les volutes des fumées, toutes les silhouettes des quais grouillants, lui enseignent, mieux qu’un professeur, l’élégance, la souplesse, la diversité infinie de la forme. Sans le savoir, il emmagasine des sensations multiples qui ne s’effaceront plus, qu’il retrouvera, plus tard, et dont il fera vivre un visage, un torse de femme, l’ondulation d’une jupe, la flexion d’une hanche, le balancement d’une branche… Car il y a de tout cela dans un port… Il y a de tout et il y a tout, dans un port.
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Et, une fois de plus, ma rêverie aboutit à Rembrandt.
Rembrandt n’est pas né dans un grand port, c’est vrai… Mais son nom est inséparable de celui d’Amsterdam, où il vécut tant d’années, et y trouva l’emploi de ses dons, en leur toute-puissance… Amsterdam, dont les habitants sont vêtus de noir, comme ceux de Venise, avec le même orgueil et un goût pareil des accents éclatants et des ornements lourds. Dans l’une et l’autre ville, le soleil fait la même féerie avec le ciel et avec l’eau qui divise les maisons, jusqu’à ce que l’humidité se condense en brouillard, pour lui dérober la cité aquatique et la restituer à l’obscurité, sur qui le triomphe de l’astre n’aura que plus de splendeur. Je ne voudrais pas penser que Rembrandt eût pu naître en quelque petite ville endormie dans les terres, sans jamais voir le soleil dorer des quais, dorer les eaux noires des bassins, dorer l’atmosphère profonde, « l’obscure clarté » qui grouille entre les coques des navires… Peut-être que ce qu’il eût tiré de lui-même eût suffi pour émerveiller les humains. Mais je m’exalte à découvrir, dans son œuvre, la conception, non seulement des images, mais des couleurs les plus somptueuses, issues de la rencontre de son génie, avec le luxe d’un grand port, infini jusque dans la variété de ses misères, à Amsterdam, surtout, le plus oriental des ports d’Occident, Amsterdam et sa sombre population juive.
Fermant les yeux à l’ardeur insoutenable du couchant, vers où nous courions, je songeais à la fin douloureuse du héros, de ce Rembrandt des dernières années, enchaîné par la misère, en proie au malheur, expiant, lui aussi, peut-être, le crime d’avoir osé dérober au ciel, pour nous, le feu divin de sa lumière…