Les femmes allemandes et M. Paul Bourget.

Ce même soir, von B… nous emmena souper chez un riche industriel de ses amis… Ce n’était point une réception priée. Il n’y avait là que des intimes, six ménages qui avaient l’habitude de se réunir tous les soirs. Les hommes, un peu lourds de manières, peut-être, mais fort intelligents et accueillants ; les femmes, pas très jolies, pas très élégantes, mais toutes charmantes, non point à la façon des femmes de Paris, mais charmantes, d’un charme plus sérieux, plus profond, et plus lent, qui ne vient point de leurs toilettes, ni de leur coquetterie, qui vient d’elles-mêmes, de leur naturel et de leur esprit.

La maison est fort joliment arrangée, un peu comme un intérieur anglais, où le luxe, le confort correspondent si bien aux besoins de la vie quotidienne… Les meubles, quelques-uns trop massifs, d’autres trop étriqués, ne satisfaisaient pas toujours mon goût de la sobriété et de la ligne. Je dois dire pourtant qu’ils étaient réduits au minimum de laideur que comporte le modern-style… Ce ne fut qu’une impression momentanée, car les meubles ont ce mystère familier, qu’ils prennent très vite le visage et l’âme de leurs propriétaires. Par exemple, je fus ravi de ne voir aux murs que des tableaux français, choisis avec une décision d’art très hardie et très sûre : de très beaux paysages de Claude Monet, de puissantes natures mortes de Cézanne, les plus admirables nus de Renoir. La salle à manger est ornée d’exquis panneaux de Vuillard. Dans le cabinet de travail, des décorations de Pierre Bonnard, sobres, substantielles, harmonieuses, avec ce goût si aigu, si incisif, de l’observation des formes en mouvement, et cette qualité de matière, cette richesse de couleur, qui n’appartiennent qu’à lui. Çà et là, des van Gogh, des Vallotton, extraordinairement expressifs, des Roussel, légers, fluides, dignes de Corot et de Poussin. Un grand Courbet – paysage de roches jurassiennes – occupe magnifiquement la place d’honneur, dans le salon. Toute une suite de pastels de Lautrec, quelques-uns très libres, des aquarelles, des dessins de Guys et de Forain, égaient le lumineux escalier, ainsi que le palier du premier étage. Sur des colonnes et des socles, sur les cheminées et les meubles, des marbres et des bronzes de Rodin, de délicieux bois de Maillol. Je vis que ce choix, ni le snobisme, ni la mode, ni le désir d’étonner ne l’avaient imposé, mais une préférence esthétique très raisonnée, très intelligemment expliquée, surtout par les femmes… Il fallait donc que je vinsse en Allemagne, pour avoir la joie de voir, ainsi compris, ainsi fêté, ce que j’aimais, et, pour toute une soirée, sentir ce plaisir si rare, même en France, d’être en communion de goûts et de pensées avec les êtres qui vous entourent…

Comme je m’attardais à regarder une très importante toile de Vallotton : des Femmes au Bain, notre hôtesse me dit :

– Je suis choquée de voir que M. Vallotton n’a pas encore conquis, chez vous, la situation qu’il mérite et qu’il commence à avoir en Allemagne. Ici, nous l’aimons beaucoup ; nous le tenons pour un des artistes les plus personnels de sa génération. C’est vraiment un maître, si ce mot a encore un sens, aujourd’hui. Son art, très réfléchi, très volontaire, très savant, un peu farouche, ne tend pas à nous émouvoir par les petits moyens sentimentaux. On le sent à l’étroit, et comme mal à l’aise, dans les sujets intimes. Mais comme il se développe, comme il s’amplifie dans les grands ! Ce qui me plaît si fort en lui, c’est cette constante et claire recherche de la ligne, des combinaisons synthétiques de la forme, par où il atteint très souvent à la grande expression décorative. Je trouve qu’il y a, en lui, la force sévère, la tenue puissante des grands classiques. Sa sécheresse linéaire, qu’on lui reproche si injustement, à mon sens, est, peut-être, ce qui m’impressionne le plus, dans son œuvre… Elle a quelque chose de mural… Pourquoi ne lui donne-t-on pas, chez vous, à exécuter de vastes fresques ? Aucun autre artiste n’y réussirait davantage… Mais c’est un art perdu, aujourd’hui, je sais bien… Il ne s’accorde plus à notre civilisation bibelotière et compliquée.

Les femmes cultivées, les femmes dites intellectuelles, sont assommantes. Je les fuis comme la peste. Rien ne m’est plus odieux que leur bavardage, où s’étale, bouffonne et dindonne, une prétention à l’esprit, au savoir, à l’originalité de la pensée, qui n’est le plus souvent que l’apanage des ignorants et des sots. Elles ne peuvent avoir de l’intelligence avec simplicité. Le talent n’est, chez elles, que l’aggravation de la sottise… Nous avons en France, une femme, une poétesse, qui a des dons merveilleux, une sensibilité abondante et neuve, un jaillissement de source, qui a même un peu de génie… Comme nous serions fiers d’elle !… Comme elle serait émouvante, adorable, si elle pouvait rester une simple femme, et ne point accepter ce rôle burlesque d’idole que lui font jouer tant et de si insupportables petites perruches de salon ! Tenez ! la voici chez elle, toute blanche, toute vaporeuse, orientale, étendue nonchalamment sur des coussins… Des amies, j’allais dire des prêtresses, l’entourent, extasiées de la regarder et de lui parler.

L’une dit, en balançant une fleur à longue tige :

– Vous êtes plus sublime que Lamartine !

– Oh !… oh !… fait la dame, avec de petits cris d’oiseau effarouché… Lamartine !… C’est trop !… C’est trop !

– Plus triste que Vigny !

– Oh ! chérie !… chérie !… Vigny !… Est-ce possible ?

– Plus barbare que Leconte de Lisle… plus mystérieuse que Mæterlinck !

– Taisez-vous !… Taisez-vous !

– Plus universelle que Hugo !

– Hugo !… Hugo !… Hugo !… Ne dites pas ça !… C’est le ciel !… c’est le ciel !

– Plus divine que Beethoven !…

– Non… non… pas Beethoven… Beethoven !… Ah ! je vais mourir !

Et, presque pâmée, elle passe ses doigts longs, mols, onduleux, dans la chevelure de la prêtresse qui continue ses litanies, éperdue d’adoration.

– Encore ! encore !… Dites encore !

Ces façons sont inconnues de la femme allemande. Chez elle, on sent que la culture n’est pas une chose exceptionnelle, ni de métier, qu’elle n’est pas une aventure, une religion, et – qu’on me permette ce mot peu galant – une blague. La femme allemande ne cherche pas à nous étonner, à nous éblouir ; elle cherche à s’instruire un peu plus, à comprendre un peu plus, au contact des autres. Elle a de la sincérité, du naturel, de la passion, de l’intelligence, – ce qui est une grande séduction, – et, comme elle appartient à une race, douée au plus haut point de l’esprit critique, il arrive que, sans le vouloir, elle nous embarrasse souvent, jusque dans les choses que nous croyons le mieux connaître. Ce que j’apprécie surtout, en Allemagne, ce que je considère comme la plus précieuse de toutes les élégances féminines, c’est que la femme la plus solidement instruite sait rester femme, n’être jamais pédante. Ses devoirs d’épouse, de mère, de maîtresse de maison, ne l’humilient pas, ne lui causent ni gêne, ni ennui, ni dégoût. Elle les concilie très bien avec ses désirs, sa passion de culture intellectuelle. J’ai même remarqué qu’elle met à remplir ses devoirs plus d’honnêteté, de rigueur, plus de joie, parce qu’elle en comprend mieux le sens supérieur ; plus de grâce aussi, parce qu’elle en sent davantage la beauté pénétrante et forte. Je n’ai jamais aussi bien compris qu’une femme intelligente, qui sait être intelligente, n’est jamais laide. Et je crois bien que c’est ici que j’ai contracté cette sorte de haine, ou de pitié, je ne sais, pour la très belle femme qui s’obstine à ne vouloir nous charmer que par sa beauté inutile, et par ses robes de Doucet, et par ses chapeaux de Reboux.

Cette soirée, dans cette maison, nous fut un délice. Les femmes savaient tout, parlaient de tout, – même des choses françaises, frivoles ou sérieuses, – avec une précision, une justesse, et des détails qui allèrent jusqu’à nous stupéfier. Comme j’étais encore tout frissonnant de mes souvenirs sur Balzac, je mis la conversation, le plus naturellement du monde, et avec l’espoir, sans doute, d’un petit succès, sur notre grand romancier. Oh ! ma surprise, et – pourquoi ne pas l’avouer ? – ma déception de voir qu’elles le connaissaient aussi bien, sinon mieux que moi !… Pas dans sa vie, peut-être, mais dans son œuvre. Aucun des personnages de La Comédie humaine ne leur était étranger… Elles en commentaient la signification, le caractère, la portée sociale, avec un sens très averti des passions humaines, et sans la moindre pruderie.

L’une dit :

– Bien qu’il y ait, dans ses livres, un fatras mélodramatique qui me fatigue quelquefois, et qu’il peigne des mœurs – les mœurs parisiennes – qui ne nous sont pas toujours très familières, Balzac est, de tous vos écrivains – de tous les écrivains, je pense – celui qui me semble avoir exprimé la vie – non pas seulement individuelle, mais la vie universelle – avec le plus de vérité et le plus de puissance… Gœthe me paraît tout petit, tout menu, à côté de ce géant. Certes son intelligence est incomparable. Mais qu’est l’intelligence de Gœthe, auprès de cette intuition prodigieuse, par laquelle Balzac peut recréer tout un monde et le monde ?… Il est un peu désespérant… La vie, non plus, n’est guère belle, même chez nous, où l’hypocrisie nous tient lieu de vertu… C’est pour cela qu’on ne le comprend pas toujours très bien en Allemagne… Nous nous vantons de n’aimer que les méthodes expérimentales, mais nous sommes, plus qu’on ne croit, encore asservis aux dogmes du vieux romantisme de Schelling… Malgré nos savants, toute métaphysique n’est pas morte, chez nous… Quoiqu’on dise, croyez-moi, la vie nouvelle qu’apporta Nietzsche, n’a pas germé, partout, sur la terre allemande.

Puis, ce fut le tour de Renan, de Taine, de Zola, de Flaubert… de tous, et même – dégringolade ! – de M. Paul Bourget.

Elles étaient curieuses – comme d’un petit jeu de société, j’imagine – de savoir ce que je pensais de M. Paul Bourget… Est-ce que, vraiment, je pensais quelque chose de M. Paul Bourget ? Bah !

Je répondis :

– J’ai connu Bourget autrefois… Je l’ai beaucoup connu… Nous étions fort amis. Cela me gêne un peu, pour en parler… Et puis, il a pris par un chemin… moi par un autre… Mais il y a si longtemps de cela qu’il me semble bien qu’il est mort…

Je mis un temps, comme à la Comédie, et :

– C’était un garçon intelligent… déclarai-je, sur un ton d’oraison funèbre.

Elles se récrièrent… J’insistai bravement :

– Je vous assure… intelligent… très intelligent… Tenez, c’est peut-être Bourget qui a le mieux senti Balzac… qui en a le mieux parlé… Il était très jeune, alors… et charmant… Il avait une certaine générosité d’esprit… sauf que, déjà, il n’aimait pas les pauvres… Oh ! il avait les pauvres en horreur… Il ne les trouvait pas dignes de la littérature… ni de l’humanité… Étant plus jeune que moi, il me protégeait, m’éduquait, me tenait en garde contre ce qu’il appelait les emballements un peu trop naïfs, un peu trop grossiers aussi, de ma nature… Un jour que nous remontions les Champs-Élysées, il me dit : « Laissez donc les pauvres… ils sont inesthétiques… ils ne mènent à rien. » Et, me montrant les beaux hôtels qui, de chaque côté, bordent l’avenue : « Voilà, cher ami… C’est là !… » Ah ! si j’avais su profiter de ses leçons… Enfin, il était charmant… Depuis, la vie, n’est-ce pas ?… toutes sortes d’ambitions…

– Il est si ennuyeux !… s’écria une dame, avec une conviction qui nous fit tous éclater de rire…

– Enfin, comment est-il ?… demanda une autre dame… Est-il vrai que les femmes françaises raffolent de lui ? Je ne puis le croire…

– Mon Dieu !… elles ont peut-être raffolé de lui, autrefois. Oh ! autrefois… Tout est possible. Il le croyait, d’ailleurs… Mais Bourget a cru à tant de choses… auxquelles il ne croyait pas !… Maintenant, il est gras, un peu bouffi, et il est très, très vieux… Il ne flirte plus guère qu’avec Joseph de Maistre, M. de Bonald, la monarchie, le pape…

– Pauvre garçon !… gémit la dame, avec une voix et une mine également compatissantes.

– Ne le plaignez pas… Il y a là aussi des dessous à chiffonner… Il est vrai que ce ne sont plus ceux de la dame au corset noir.

Un souvenir, alors, me revint :

– Le vieux père Augier, qui était un bourgeois impénitent, m’a fait, sur Bourget, un mot qui le biographie assez bien… Il est pittoresque, mais un peu vulgaire… Je n’ose…

– Dites… dites !…

– Eh bien, Augier m’a dit… il me l’a même dit en vers : « Votre Bourget, mon cher, mais c’est un cochon triste !… » Je rapportai le mot à Bourget… Il s’en montra ravi…

– À cause de « triste » ?… sans doute…

– Non… à cause de « cochon »… C’était bien plus avantageux pour un romancier psychologue…

– Cela est très drôle… Mais vous ne nous avez toujours pas dit comment il est ?…

– Je vais, si vous le permettez, vous raconter encore une histoire… La dernière fois que je vis Bourget, c’était à Cannes, comme vous devez le penser… Maupassant nous avait invités à déjeuner sur son yacht… En me voyant, attendant, moi aussi, sur la jetée, le canot du Bel Ami, Bourget ouvrit les bras, s’exclama : « Vous ?… Ah ! que je suis heureux !… Il y a tellement longtemps !… Cela me fait une telle joie de vous revoir !… Toute ma jeunesse ! »… Et il m’embrassa, le cher Bourget… Après quoi : « Vous savez ?… Vous allez être très étonné… Vous verrez un Maupassant transformé… oh ! transformé ! » L’orgueil riait par tous les plis de sa face… Il me confia : « Vous savez ?… Je l’ai enfin amené à la psychologie, oui, mon cher, à la psychologie ! »… C’était, en effet, l’année où le pauvre Maupassant écrivait Notre Cœur, hélas !… Bourget remarqua mon peu d’enthousiasme… Il me le reprocha : « Comment ? fit-il… ce n’est donc pas une chose énorme… énorme ? » – « Si… si… dis-je… oh ! si ! » « Mais c’est le plus grand événement de ce temps… Quel malheur que Taine soit mort ! Comme il eût aimé cela ! » Il ajouta : « Ç’a été dur !… Maintenant, Dieu merci, c’est fait !… » Sur le Bel Ami, nous trouvâmes M. Jacques Normand, M. Henry Baüer, M. Valentin Simond, alors directeur de L’Écho de Paris, et ce bon docteur Cazalis, qui songeait déjà à guérir les rhumatismes aixois par la méthode préraphaélite… Le déjeuner fut morne, morne… Maupassant ne disait pas un mot… Il était si affreusement triste, il nous regardait avec des regards si étranges, si étrangement lointains, que je ne pus m’empêcher de lui demander : « Qu’est-ce que tu as ?… Es-tu malade ? »… Il se décida enfin à répondre : « Non… Je ne suis pas malade… seulement… voilà… tu comprends ?… Hier… tiens !… à la place où tu es, il y avait la princesse de Sagan… là, où est Baüer, la comtesse de Pourtalès… Qu’est-ce que tu veux ? » J’étais, en effet, très étonné… mais pas de cet étonnement admiratif que m’avait promis Bourget… Maupassant avait levé ses bras vers le plafond d’acajou verni, puis les avait laissé retomber, avec accablement… Maintenant, le coude sur la table, la tête appuyée sur sa paume, l’œil cerclé de rouge, et déjà tout brouillé par la buée trouble de cette folie qui devait bientôt l’emporter, il répéta, en bredouillant : « Qu’est-ce que tu veux ?… qu’est-ce que tu veux ? »… Puis : « Ces femmes-là… je les adore… parce que, mon vieux, vois-tu ?… elles ont quelque chose que les autres n’ont pas, et qu’avaient nos aïeules… nos chères aïeules… l’amour de l’amour ! » Tous, nous avions le cœur serré, sauf Bourget qui, s’adressant à Maupassant, lui demanda : « Et Notre Cœur ?… Où en êtes-vous ? » Et, comme Maupassant ne répondait pas, faisait un geste vague : « Quel beau titre ! » s’écria Bourget, qui nous prit à témoins… « Vous verrez… ce sera le plus merveilleux livre !… Un livre extraordinaire ! » Il eut le courage ou l’inconscience d’appuyer plus lourdement encore : « Il me le doit… car c’est moi qui l’ai amené à la psychologie… N’est-ce pas, Maupassant ?… c’est moi ? Dites que c’est moi ? » Alors, Maupassant hocha la tête, et il se mit à rire, d’un rire pénible qui me fit l’effet d’une sonnerie électrique qui se déclenche… Jamais, rien de si douloureux, de si funèbre… Voilà donc où il en était, ce rude garçon, que, tant de fois, sur les berges de la Seine, bras nus, maillot collant, j’avais vu manier l’aviron avec un si bel entrain de joyeux canotier !… Ce furent d’atroces moments… Je fis tout pour abréger cette angoissante visite. On nous débarqua à Antibes… Bourget voulut, à toutes forces, me reconduire jusqu’au train qui me ramenait à Nice… Comme nous nous quittions, je lui frappai sur l’épaule, et je lui dis : « Ah ! oui !… vous l’avez amené à la psychologie… Il y est, le pauvre bougre… il y est en plein !… Mes compliments, mon cher Bourget… » Depuis, je ne l’appelle plus « mon cher Bourget », ni même « Bourget », je ne l’appelle plus du tout… Car je ne l’ai jamais revu… C’est le général Mercier qui l’a revu…