Il fait de la race.

Les Belges sont grands éleveurs de poules et aussi de lapins. Ils ont fabriqué une espèce de lapin qui se nomme d’un nom grandiose : le géant des Flandres, et qui, pour un lapin, animal généralement peu lyrique, est bien un géant, plus qu’un géant, un véritable monstre. Le géant des Flandres arrive à peser jusqu’à vingt-deux livres de viande.

Mais c’est surtout la poule qui constitue, pour la Belgique, un commerce intéressant et très prospère. Il faut le reconnaître, les Belges sont des maîtres incomparables, en aviculture.

Parmi les élevages, très nombreux autour de Bruxelles, j’en ai visité un qu’on m’avait spécialement recommandé. Il appartient à M. de S… Mi-paysan, mi-hobereau, d’accueil un peu rude, mais bon homme au fond, M. de S…, après quelques minutes, finit par se familiariser jusqu’à l’indiscrétion, jusqu’aux bourrades joyeuses, aux tapes sur le ventre. Et son rire est quelque chose de si assourdissant que, chaque fois qu’il rit, on est instinctivement porté à se boucher les oreilles, comme au passage d’une locomotive qui siffle.

Son installation est merveilleuse. Rien n’y est laissé au hasard… Tout y est combiné, prévu, réglementé, discipliné : nourriture, soins, hygiène, exercice physique, sélection, en vue de l’amélioration constante et du plus parfait bonheur de la race… Je n’ai jamais vu que, nulle part, on en ait fait autant pour les hommes.

– Je suis sévère…, confesse M. de S…, ça oui… mais je ne les embête pas… Il ne faut jamais embêter les bêtes… Il faut qu’elles s’amusent, au contraire… Quand elles ne s’amusent pas, elles dépérissent… Et alors, bonsoir les œufs !…

Ils ont deux espèces de poules, en Belgique ; la Coucou de Malines, et la Campine. Produit très bien fixé d’un croisement de la Brahma herminée avec la Campine, la Coucou de Malines est résistante, grosse, un peu lourde de formes, d’un joli gris caillouté, d’une chair abondante et délicate. Elle est essentiellement commerciale. On en expédie dans le monde entier. La Campine est la poule nationale. On raconte qu’il y a plus d’un siècle, la race en était à peu près perdue ; du moins elle s’était astucieusement dispersée parmi d’autres races. Peu à peu, on l’a reconstituée dans toute sa pureté originelle. Elle est petite, mais extrêmement élégante, vive et jolie. M. Paul Bourget dirait qu’elle a des allures aristocratiques. Svelte et un peu piaffeuse, telle du moins que je la connais, je crois qu’il serait plus juste de lui attribuer des airs de petite cocotte, de cocodette. Un mantelet blanc, délicieusement blanc, accompagne sa robe blanche et noire, très collante au corps, et qui dessine les formes avec une grâce un peu hardie… Une crête effilée, d’un rouge vif, la coiffe d’une façon exquisement insolente. Comme notre Bresse, elle a des pattes bleues, ce qui est un signe de bonne naissance. Le sang bleu, toujours.

– Une pondeuse admirable, s’extasiait notre hobereau… la meilleure, la plus régulière de toutes les pondeuses… avec ses petites mines évaporées…

Et, tout en me promenant à travers ses parquets, propres, luisants, luxueux, pareils aux villas de Saint-Germain et de l’Isle-Adam, il me confiait, en termes prolixes, ses idées sur l’élevage…

Comme j’admirais la vitalité, la robustesse, la belle humeur de ses bêtes :

– Ah ! voilà !… professait-il. Il faut être impitoyable et scientifique… Je suis impitoyable et scientifique… J’élimine les coqs qui ne chantent pas bien… dont la voix n’est pas assez sonore et retentissante… Tout est là, mon cher monsieur… J’ai observé que, plus un coq chante fort, plus il est ardent et, par conséquent, apte à la reproduction. Une belle voix, chez les coqs, de même que chez les hommes, annonce toujours… enfin, vous savez ce que je veux dire…

– Alors, les ténors ?… ne pus-je m’empêcher de remarquer… Dites donc, voilà un point de vue nouveau.

– Non, pas les ténors, naturellement. Les ténors sont des lavettes… Ah ! ah ! ah !… Les ténors, à la broche !… Dans la marmite, les ténors !… Bien entendu, je ne conserve que les barytons… les barytons sérieux, bien gorgés… Allez ! les poules ne s’y trompent pas… Elles savent parfaitement que plus un coq barytonne, mieux elles seront servies, plus leurs œufs seront gros, abondants… et plus vigoureux leurs petits… car tout s’enchaîne, dans la nature… Tenez, j’ai fondé à Bruxelles un Club, chargé de propager, à travers le monde, ces vérités biologiques… Un succès fou, mon cher monsieur… Nous avons maintenant des journaux, des conférences, des laboratoires… beaucoup d’argent… Nous organisons des expositions épatantes… avec des concours de chant… Un vrai conservatoire… mais pas de musique… ah ! ah !… non, sacré mâtin !… un conservatoire de… enfin vous savez ce que je veux dire… C’est passionnant.

Il m’apprit qu’il n’y avait qu’un seul moyen de reconstituer une race dégénérée : l’inceste.

– Ainsi vous prenez, je suppose, deux cochins fauves… Ils ont des tares inadmissibles, ignobles, dégoûtantes, criminelles, telles, par exemple, que des plumes grises, noires ou blanches… des culottes étriquées, pas assez bouffantes… des queues trop longues… Enfin, il reste en eux des mélanges anciens, des influences disparates… Eh bien, vous les isolez dans un parquet… Bon… Ils ont des couvées… Bon !… Vous sélectionnez, sans faiblesse, la poule et le coq, c’est-à-dire le frère et la sœur que vous mettez carrément à la reproduction… Et ainsi de suite, de couvées en couvées… Peu à peu, les influences étrangères s’atténuent, les mélanges disparaissent… Après cinq, six générations, vous avez retrouvé tous les caractères bien définis, toutes les vertus ataviques, toute la pureté première de la race. Ah ! c’est passionnant.

Il ajouta :

– Pour les hommes, ma foi !… je n’ai point essayé…

Et il me poussa du coude légèrement :

– Hé ! hé ! Dites donc ? Faudrait peut-être essayer ça… en France, où la race s’en va… s’en va…

Je vis, dans un parquet, des oiseaux extraordinaires que, tout d’abord, je pris pour des rapaces. Droits comme des hommes et juchés sur de hautes pattes sèches, nerveuses, armées de terribles éperons, le poitrail bombant, serré dans un justaucorps de plumes bleuâtres, la queue courte, pointue, relevée à la manière d’un sabre, l’œil féroce, le bec recourbé, coupant, comme celui des vautours, ils me firent l’effet de ces reîtres querelleurs, qui, pour un rien, tiraient l’épée, et vous étendaient, d’un coup d’estoc, sur la berge des routes.

– Des Combattants de Bruges… expliqua en haussant les épaules, le hobereau… Rien du tout… rien du tout… Oui, ils font les fendants… ça a l’air de quelque chose… et, au fond, des couillons, mon cher monsieur, les pires couillons du monde. Ne me parlez pas de ces épateurs, qu’un rouge-gorge mettrait en déroute… et qu’il faut élever dans du coton…

Nous marchions toujours de parquets en parquets, et, toujours, le grand aviculteur parlait, parlait, expliquait, commentait :

– L’hôpital ! me dit-il, tout à coup.

Il s’arrêta, me montra un grand espace, divisé en cinq ou six compartiments, enclos de grillages, où s’élevaient, bien exposées au soleil, de vraies maisonnettes. Une forte odeur d’acide phénique montait du sol soigneusement ratissé… Quelques poules se promenaient, l’aile basse, de l’allure triste, lente et cassée qu’ont les vieilles bonnes femmes, dans la campagne. J’en vis qui boitillaient, qui sautillaient sur leurs pattes, entourées de linges de pansement. D’autres, hottues, les plumes ternes et bouffantes, la crête décolorée, restaient immobiles, sans rien voir de ce qui se passait autour d’elles. D’autres encore, accroupies en rang, sur l’herbe sulfatée, dodelinaient de la tête et se racontaient de petites histoires, parlaient, sans doute, de leurs maladies, comme font les convalescents, assis, dans le jardin de l’hospice, sur des bancs, un jour de soleil.

Et M. de S… me conta ceci :

– Un matin, j’apprends par mon chef basse-courrier, que j’ai deux poules diphtériques… Comment avaient-elles pu attraper cette contagion, ici, où, chaque jour, les parquets, le sol, les mangeoires, l’eau, la nourriture même, tout enfin est désinfecté ?… Je me le demande encore… Mais il n’y avait pas à s’y tromper ; elles étaient diphtériques… Ah ! sacristi !… Immédiatement, j’ordonne de les isoler dans une de ces maisonnettes que vous voyez… Et on les soigne… Trois fois par jour, un employé venait avec un petit attirail d’infirmier… Il commençait par racler, avec un grattoir, le gosier des poules, enduisait, ensuite, à l’aide d’un pinceau, les plaies à vif, d’une bonne couche de pétrole, et comme il faut soutenir les malades, durant l’évolution de cette maladie, qui est très déprimante, il leur entonnait deux ou trois boulettes, d’une composition spéciale et tonique… Ce régime leur était extrêmement pénible et douloureux. Mais quoi ? Elles avaient beau protester, il fallait bien en passer par là… Or, voici ce qu’elles imaginèrent… C’est à ne pas croire ! Moi-même, j’eusse traité de blagueur celui qui m’eût rapporté la chose, si je n’en avais pas été, une dizaine de fois, le témoin stupéfait… Du plus loin qu’elles voyaient venir leur bourreau, avec sa trousse, elles essayaient aussitôt de se mettre sur leurs pattes, battaient de l’aile, affectaient la plus folle gaieté, puis, se précipitant aux mangeoires garnies d’un peu de millet, elles faisaient semblant de manger… Oui, mon cher monsieur, avec une ostentation comique, elles faisaient semblant de manger, goulûment. Et, regardant l’employé, en dessous, d’un air malin, elles semblaient lui dire : « Tu vois, nous avons grand appétit… nous sommes tout à fait guéries… Remporte donc ton grattoir, ton pinceau au pétrole, et tes boulettes »… Ah ! les roublardes !… C’est passionnant…

– Dire, m’écriai-je, que j’ai été puni, au collège, de huit jours de cachot pour avoir écrit, dans un discours français, ces mots sacrilèges : « l’intelligence des bêtes » !

– Tiens ! moi aussi, dans un thème latin, s’exclama l’aviculteur… chez les Jésuites…

Et son gros rire fit s’agiter toute la basse-cour…

Je n’étais pas au bout de mes surprises…

Au centre d’un parquet, un petit homme, enveloppé d’une longue blouse de toile écrue, un tablier blanc noué autour des reins, la tête coiffée d’une calotte ronde – tout à fait l’air classique d’un interne – disposait sur une table, méthodiquement, des pots, des fioles, des bandes, des rouleaux de ouate hydrophile, et faisait flamber de fins instruments d’acier, dans un récipient de métal.

– Pour quoi est-ce ?… demandai-je.

L’aviculteur parut un moment gêné :

– Pour rien… pour rien… répondit-il.

Puis, tout à coup :

– Bah !… vous avez l’air d’un brave homme… Seulement, pas un mot à personne, hein ?… Eh bien, voilà… Il arrange les poules pour une prochaine exposition… Il les met au point réglementaire…

Et, son caractère joyeux reprenant le dessus :

– Il fait de la race… ajouta-t-il, dans un rire sonore. Vous comprenez ?… J’ai des sujets qui ont des qualités… mais qui ont aussi des tares… On n’est pas parfait, que diable !… Alors, j’augmente les qualités, et je détruis les tares… Je rajeunis les éperons trop vieux… Je peins en rose ou en bleu, selon l’espèce, les pattes jaunes… Je teins les plumes défectueuses… Je supprime des doigts, ou j’en rajoute, suivant le cas… Je retaille les crêtes mal faites et les mets à l’ordonnance… Très délicat, très compliqué, vous savez ?… Enfin, voilà !… Que voulez-vous ?… Il faut bien faire comme tout le monde… Si je vous disais qu’il y a deux ans, à Liège, j’ai enlevé le Grand Prix d’honneur, avec un mauvais lot de cochins fauves, entièrement passés au carbonyle ?… Le diable m’emporte !… Ah ! c’est passionnant.

Sur cette étrange confidence, nous terminâmes notre visite.