Fantômes.
Je serais un pauvre homme, je me sentirais presque aussi dénué de sensibilité et d’imagination qu’un auteur dramatique de ce temps, si je disais que je suis entré en Hollande, sans angoisse.
Bien au contraire, le cœur me battait fort et, longtemps avant la frontière, mes yeux s’ouvraient tout grands, vers l’horizon désiré. J’étais très ému, il ne m’en coûte rien de l’avouer. Et, voyez l’ironie des choses, je roulais sans m’en douter, depuis une dizaine de kilomètres, sur la terre néerlandaise, que j’étais toujours dans l’attente du choc… Aux tristes emblaves, aux sables stériles, aux boqueteaux chétifs que nous traversions, comment l’eussé-je reconnue ? Nous serions peut-être arrivés à Dordrecht, nous croyant toujours en Belgique, si un paysan, interrogé, ne m’eût crié, avec un orgueil farouche et d’une voix violente, en frappant le sol de ses lourds sabots :
– Nidreland !… Nidreland !
Ah ! il avait bien sa patrie à la semelle de ses sabots, celui-là !
Il nous fallut faire demi-tour et regagner la frontière pour nous mettre en règle avec la douane, que j’avais si lestement brûlée. On ne badine pas avec la douane en Hollande.
Je n’en étais que plus impatient de franchir cette zone sans caractère et de revoir le pays clair et uni, conquis sur l’eau, c’est-à-dire sur l’élément le plus fuyant, le plus cruellement impitoyable ; impatient de retrouver ces villages vernis et fleuris, réfugiés sur les digues, comme des inondés qui se pressent sur les hauts talus des champs, et ces villes lustrées qui débordent d’abondance, et l’immensité translucide de ces ciels mouvants, et ce printemps si vert, avec son soleil pâle et son éclatante passementerie de tulipes.
J’eus beaucoup de peine à faire comprendre au douanier ma distraction. C’était un colosse, avec une poitrine plate et un ventre proéminent. Il portait un haut képi bleu, mathématiquement cylindrique. Fort de ce képi, il m’expliqua que les frontières étaient des frontières, qu’on n’entrait pas en Hollande comme dans un moulin. Sans aucun respect pour les recommandations, pour tous les papiers réglementaires dont j’étais muni, il fouilla la voiture de fond en comble, me fit déposer une grosse somme d’argent. Finalement, en roulant de gros yeux, il déclara qu’il en référerait au ministre des Digues.
Le ministre des Digues !… Quel délicieux pays !…
J’appris qu’un Américain, qui s’était présenté à la douane sans papiers, était retenu à l’auberge du village et gardé comme un prisonnier. On avait consigné sa machine. Depuis six jours, se saoûlant et dormant, dormant et se saoûlant, il attendait que le ministre des Digues voulût bien lui envoyer les autorisations nécessaires… Son mécanicien, un gai lascar de Paris, vint nous voir… Je l’exhortai à la patience…
– Oh ! fit-il, j’suis pas pressé… Le patelin n’est pas joli… joli… mais j’couche avec la femme du douanier… C’est bien son tour, dites ?…
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Depuis que j’étais venu en Hollande, pour la première fois, il y avait tant d’années… tant d’années… que je n’osais plus les compter… Les années qu’on a vécues paraissent, à distance, de plus en plus belles, à mesure qu’en nous s’affaiblit avec l’expérience, et s’éteint avec l’illusion, la faculté d’espérer le bonheur. Du moins, à présent, saurai-je comment les pays vieillissent… Hélas !… ils vieillissent à mesure que nous vieillissons. Tous les êtres et toutes les choses n’ont pas d’autre vieillesse que la nôtre… Ils n’ont pas, non plus, d’autre mort que la nôtre, puisque, quand nous mourons, c’est toute l’humanité, et c’est tout l’univers qui disparaissent et meurent avec nous.
Si l’on n’avait pas appris l’art cruel de faire des miroirs, et que les femmes dussent passer leur vie au bord des rivières, chacun de nous ne verrait vieillir que les autres… Il se croirait toujours le jeune homme qui courait follement au bonheur, ou même l’enfant, le petit enfant qui ne pensait qu’à jouer, dont les larmes coulaient pour un rien, et pour un rien, aussi, étaient séchées. Chaque âge, n’étant plus que l’adolescence – sans amertume – d’un autre âge, nous resterions perpétuellement adolescents… Mais, pour n’être pas détrompés, il faudrait ne retourner jamais, à quinze ans d’intervalle, dans un pays où l’on aurait vécu trop heureux… C’est alors qu’apparaissent, dans une mélancolie amère, toutes nos rides, tous nos cheveux blancs, et tout ce qui s’est fané sur nous, tout ce qui s’est flétri en nous.
Il n’est pas de miroir d’une eau plus pure, partant plus implacable.
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Je ne me doutais pas de cela – du moins, je ne pensais pas à cela – quand l’idée me vint de retourner en Hollande, et je m’imaginais joyeusement que j’allais la revoir, comme autrefois, mirer sa blonde jeunesse, son luxe paisible et mon bonheur, dans l’eau toujours pareille de ses canaux.
C’est au printemps aussi que nous étions partis naguère, tout au début du printemps, d’un printemps alerte et doux, dont il nous semblait que son enchantement devait durer toute la vie. Je m’en souviens bien, et je sais maintenant d’où venait mon illusion et ce qui l’excuse.
Tout le temps de notre voyage, nous étions remontés toujours vers le nord, au-devant de la floraison des lilas. Avant de partir, nous en avions respiré à Paris les derniers bouquets, et, à mesure que nous avancions sur la route, ils avaient recommencé de fleurir… Ils fleurissaient, fleurissaient devant nous, et refleurissaient, sans se lasser.
– C’est le printemps !… c’est toujours le printemps !… ne cessaient-ils de nous dire, au passage, dans les petites cours, dans les petits jardins, sur le rebord des fenêtres où leurs tiges coupées trempaient dans l’eau d’un pot bleu…
Et ils avaient beau se faner, nous les retrouvions plus loin, plus jeunes, plus frais, leurs brins à peine entr’ouverts…
– C’est le printemps !… C’est toujours le printemps !…
Pour des êtres jeunes et heureux, qui ne croient qu’au miracle – puisqu’ils sont eux-mêmes le miracle – et qui ne veulent écouter aucune des voix de la vie, l’illusion naîtrait d’un moindre prodige…
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* *
Et maintenant ?… Je n’étais plus très rassuré…
Allais-je, avant d’aborder à Dordrecht – que nous appelions Dordt – réentendre la sonorité des quais du Rhin, où grouilleraient les ateliers des armateurs et se répercuteraient les coups de marteau des deux rives ? Cette terrasse de l’hôtel, d’où l’on voit si bien le soleil se coucher dans le fleuve et le fleuve s’endormir dans la nuit, existait-elle encore ? Reverrais-je une petite place de Rotterdam, dont le clair de lune adoucirait aussi tendrement le ton des pierres ? Et, à Delft, où les pignons de brique, les vieilles tours penchées, les portes s’ouvrant sur les clairs jardins, les eaux et les visages répètent, sans cesse, le nom magique de Vermeer… à Delft, sur le canal encaissé, le canal ombragé, à peine ombragé des pousses roses d’un tout jeune printemps, retrouverais-je ces jolies barques, toutes pleines de fleurs, pensées en mottes, tulipes en boules rondes, guirlandes de narcisses, qui glissaient mollement, l’une derrière l’autre, remorquées par une petite paysanne blonde, et qui souriait ? Recevrais-je encore ce coup de foudre, qui, à La Haye, me fit m’agenouiller devant Rembrandt, comme à Amsterdam j’eus le cœur défaillant, les yeux en larmes, la première fois que j’entendis ces voix divines qui faisaient pénétrer en moi le surhumain génie de Beethoven ?… Rembrandt et Beethoven… les deux ferveurs de ma vie !…
Je me demandais tout cela… Et que ne me demandais-je pas encore ?
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Mais cette fois-ci, comme je vous l’ai dit, nous ne sommes pas entrés en Hollande par le fleuve et ses méandres autour des neuf îles de la Zélande. Nous n’avions plus, pour nous attrister de poésie et de souvenirs, les hantises de l’eau et ses amollissants mirages. Nous sommes entrés par la route, par le solide support de la route. Il n’en fallut pas moins – tant pleurer est le propre de l’homme – il n’en fallut pas moins le rebondissement de la voiture sur un dos d’âne et sur un caniveau, pour me réveiller de ces souvenirs et faire s’effacer leurs dolentes images, et aussi l’image – qui les contenait toutes – du vieux bateau, qui, si lentement, si rêveusement, nous porta d’Anvers à Rotterdam… jadis !…
Par bonheur, il n’est pas de mélancolie dont ne triomphe l’ardent plaisir de la vitesse…
Maintenant, je vois les bandes des cultures virer… La plaine paraît mouvante, tumultueuse, paraît soulevée en énormes houles, comme une mer. Que dis-je ?… La plaine paraît folle de terreur hallucinée… Elle galope et bondit, s’effondre tout à coup, dans les abîmes, puis remonte et s’élance dans le ciel… Et elle tourne, tourne, entraînant dans une danse giratoire ses longues écharpes vertes, et ses voiles dorés… Les arbres, à peine atteints, fuient en tous sens, comme des soldats pris de panique…