Hymne à la
paix et à La Haye.
Je comprends qu’on ait choisi la Hollande et, dans la Hollande, La Haye, pour y installer ce tribunal arbitral qui, un jour, en dépit des plaisanteries et des dénégations pessimistes, se substituera au bon plaisir des Empereurs, des Rois, des Parlements, pour connaître des querelles internationales, leur trouver des solutions qui ne seront plus des massacres, et, enfin, établir la paix, je ne dis pas entre les hommes, mais entre les peuples.
Il est certain que la Hollande et, parmi toutes les villes de Hollande, que La Haye, possèdent un charme, une vertu – pas encore pacifistes, peut-être – mais singulièrement pacifiants. On peut y rêver de choses merveilleuses, on peut y rêver le bonheur universel, comme dans un beau parc, le soir, après dîner…
Cette vertu de la Hollande, ce charme de La Haye, j’en ai subi, bien des fois, les influences sédatives, et d’autres, comme moi, qui étaient plus agités, plus malades que moi, les ont subies également. C’est délicieux. La douceur du sol uni, sa claire et profonde monotonie que rompent et diversifient, à l’infini, l’immense lumière du ciel et les reflets de l’eau confondus, l’absence de tout appareil guerrier, le spectacle d’une vie à la fois active et très calme, d’où tout effort douloureux semble être banni, l’énergie tranquille des visages, le silence des polders et des canaux, tout cela vous prend, vous subjugue, vous conquiert. Jamais rien qui grince et qui menace… Et la terre, si âpre autre part, l’eau, si terrible partout, se font dociles aux mains de l’homme qui leur demande son pain et ses joies.
En bons égoïstes, en sages privilégiés de la fortune, ne cherchez pas trop à briser cette surface riante qui recouvre, peut-être, comme partout, des haines farouches, bien des luttes fratricides, une fermentation sociale qui, à Amsterdam, à Rotterdam, principalement, s’échauffe et bout dans les bas-fonds de la misère et du travail. Contentez-vous, comme toujours, des apparences qui rassurent, et, comme toujours, faites-en des réalités. Que vous importe, si elles mentent ?… Il sera toujours temps de vous réveiller de vos rêves d’autruches.
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Que de fois je suis venu ici, déprimé, surmené, les nerfs tendus et vibrants, par conséquent prédisposé à toutes les impulsions mauvaises ! Et, après deux jours passés à La Haye, où ce qui reste d’un peu sauvage, d’un peu inquiétant dans le caractère hollandais disparaît, après deux jours de flânerie devant le Vivier, le Palais de Rembrandt, que gardent les cygnes, le Palais de la Petite Reine douloureuse, où ne veille aucun soldat, après deux jours de promenades, le long de ces jolies rues, de ces jolis jardins, si joliment fleuris, à travers cette belle campagne verte qui s’étale autour de la ville, comme un doux et somptueux tapis, voici que s’opère en moi la détente miraculeuse… Tout s’apaise, âme, muscles, nerfs et cerveau. Je suis heureux de vivre, sans hâtes fébriles, sans désirs brusques et sursautants. Avec une tranquillité complète, je jouis de toute cette mélancolie qui m’entoure et me pénètre, non point la mélancolie amère comme le fiel où elle alla chercher son nom, mais cette mélancolie rayonnante que, jeune, j’ai tant de fois connue aux approches de l’amour, et que donnent aussi les quelques instants de parfait bonheur, dont tout homme, même le plus dénué, garde en soi, au fond de soi, sans savoir d’où il est venu, le souvenir miséricordieux et lointain : peut-être un paysage entrevu, le soir, après une journée de marche fatigante ; peut-être le regard d’espoir d’un malade aimé, peut-être moins encore…
Comment ne pas croire à l’amour, à la fraternité de l’avenir, quand, sur toutes les routes, sur toutes les digues, de La Haye à Haarlem, vous ne rencontrez que des visages heureux, que des chapeaux, des corsages, des mains, des bicyclettes, des voitures, fleuris de tulipes, de narcisses et de jacinthes ; que des sentiers d’eau argentée où, entre des rives rouges, des rives pourprées, des rives d’or, les barques glissent silencieusement, chargées de leurs moissons rouges, de leurs moissons pourprées, de leurs moissons d’or ?… Un jour, nous avons croisé un petit détachement de fantassins… Ils chantaient, avec des accords délicieux, des chansons idylliques, des sortes de lieds d’amour… Et des tulipes, comme dans les vases de la maison, trempaient leurs tiges au goulot du canon des fusils.
La paix rayonne tellement partout, elle habite si bien ces demeures lustrées et souriantes, qui s’espacent dans les verdures de ce continuel jardin qu’est la Hollande… et je la sens si forte en moi, que je ne veux même pas me demander à qui appartiennent toute cette abondance et toute cette richesse du sol, de l’eau et de la mer, dont la Hollande regorge… Et je ne veux pas savoir, non plus, ce que cache, à Amsterdam, par exemple, cette Bourse toute rouge, dont les murs hauts, les créneaux, les meurtrières évoquent les citadelles de guerre, et les châteaux de rapines d’autrefois.
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Nous avons revu le mari de la dame à la chemise… Interrogé par Gérald, le portier nous apprend qu’il s’appelle le comte K…, qu’il est Russe…, délégué au Congrès de la Paix…, enfin quelque chose comme ça… Et il raconte :
– C’est un monsieur pas commode… Il grogne toujours… et d’une violence !… Chaque fois qu’il sort en ville, il a de mauvaises affaires avec quelqu’un. L’autre soir, au théâtre, il a souffleté le contrôleur. Hier, il a pris à la gorge, dans sa boutique, un boutiquier. Ce matin même… monsieur ne sait pas ?… on a eu toutes les peines à l’empêcher de jeter par la fenêtre le valet de chambre de l’étage… Enfin, il a lancé une carafe de vin à la tête du maître d’hôtel… le pauvre diable est très blessé… Il ne peut dire un mot qui ne soit une injure, faire un geste qui ne soit un coup de poing… Le patron voudrait bien le renvoyer… Mais quoi ! il dépense beaucoup… Et ce serait peut-être des histoires… des complications internationales.
– La guerre, parbleu !
– Hé !… on ne sait pas…
Après un petit silence, Gérald demande encore :
– Et sa femme ?
Le portier, qui est un homme superbe, musclé et râblé comme un athlète, sourit. Il lisse ses moustaches, claque de la langue, redresse son cou de taureau, où je vois des tendons se bander comme des cordes. Il ne répond pas tout de suite. Un moment, j’admire sa force et l’or qui resplendit à sa casquette, au col de sa redingote, aux revers de ses manches…
Puis, avantageux et rêveur, il murmure :
– Dame !… avec un homme comme ça… vous pensez bien !…