Une ville morte.

Rocroy, nom sonore qui semble claironner, à lui seul, toute la jeune gloire de Louis XIV.

J’ai vu bien des villes mortes, – elles ne sont pas rares en France, – mais d’aussi mortes que Rocroy, il n’est pas possible qu’il y en ait, nulle part, dans le monde. Rocroy est plus qu’une ville morte, c’est un cimetière ; plus qu’un cimetière, c’est le cimetière d’un cimetière, si une telle chose peut se concevoir. L’administration des ponts et chaussées qui, par pudeur nationale, sans doute, a voulu épargner aux voyageurs étrangers l’affligeant spectacle de cette déchéance, a déclassé la route qui mène à Rocroy. Rien ne mène plus à Rocroy qu’un chemin ensablé, cahoteux, que personne ne prend, et où poussent librement des herbes grisâtres : l’ancienne route. La nouvelle le contourne à quelques kilomètres, et s’en va desservant des villages plus vivants et de moins mornes campagnes. Pourtant, Rocroy subsiste encore sur les cartes, par habitude, je pense, peut-être par charité, comme, dans les budgets de l’État, subsistent parfois des crédits alloués à des services supprimés, ou à des personnes disparues… Je ne puis me faire à l’idée que le gouvernement trouve des fonctionnaires assez dénués, pour les envoyer – sous-préfets, juges, percepteurs, etc. – dans cette nécropole. J’imagine qu’on les recrute – et avec peine encore – parmi les anciens concierges de châteaux historiques et les gardiens de cimetières désaffectés… Quant aux quelques figurants, chargés de représenter l’indigène, d’où viennent-ils ? De quels hôpitaux ? De quelles morgues ?… De quels musées de cire ?

Et remarquez que, par une audacieuse ironie, Rocroy tient, dans notre système de géographie départementale, l’emploi de chef-lieu d’arrondissement… C’est chef-lieu de rétrécissement qu’il faudrait dire…

Nous y arrivâmes par hasard, ou plutôt par erreur, car, malgré Brossette, que son instinct ne trompe jamais, je m’acharnai à croire que le dit chemin cahoteux devait être un raccourci, et, qu’à le prendre, nous économiserions de la route et du temps, pour gagner Fumay.

Hélas ! ce fut Rocroy.

Mais, je ne regrette rien. Les spectacles agréables ne nous sont pas seuls utiles, et nous avons appris, depuis l’histoire romaine, que rien n’exerce l’esprit, n’élève le cœur, comme de méditer sur des ruines.

Rocroy a encore ses remparts et ses deux portes. Bien qu’ils aient été construits par Vauban, qui avait pourtant de l’imagination et le goût du pittoresque, ils n’ont rien de terrible, rien de décoratif, non plus. La ville n’est, pour ainsi dire, qu’une place, une petite place lugubre et muette, fort sale, autour de laquelle des maisons, qui n’ont même pas le prestige des architectures anciennes, se délabrent, s’excorient, s’exfolient, ainsi que de pauvres visages, atteints de dermatose. Cela est noir, galeux, effrayamment vide. Je ne me rappelle pas y avoir vu un arbre, une fontaine, un kiosque. On y chercherait vainement, même sur une boutique ou sur un café, le souvenir du grand Condé… Ah ! les Espagnols peuvent venir à Rocroy, sans la moindre humiliation. Rien n’y évoque plus la mémorable frottée qu’ils y reçurent ; aucun trophée à la mairie, aucun canon sur les remparts… Mais que viendraient faire à Rocroy les Espagnols ? Ils ont aussi des villes mortes, chez eux, de vieilles villes sarrazines, des villes de porcelaine que le soleil, chaque matin et chaque soir, anime de reflets enflammés et merveilleux.

Quand nous traversâmes cette place, nous vîmes quelques fantômes, assis sur des chaises et sur des bancs, au seuil des portes, devant les boutiques, dont la plupart, d’ailleurs, étaient closes. Ils ne remuaient pas, ne parlaient pas, ne regardaient pas. Le bruit de l’automobile ne leur fit même pas lever la tête.

Dans les plus petits villages, perdus au fond des terres, un chien étranger, un chemineau qui passe, une voiture d’ambulant, un vol d’oies sauvages, est un événement considérable. À plus forte raison, une auto… On s’inquiète, on s’assemble autour de ces choses inhabituelles, qui, pour un instant, rompent la monotonie de ces existences enfermées.

À Rocroy, ils ne s’inquiétaient de rien, ne regardaient rien, si parfaitement immobiles que nous eûmes la pensée que c’étaient des mannequins d’étoupe, et que, si nous les avions effleurés d’une chiquenaude, ils fussent tombés sur le trottoir, avec un bruit mou… Notre surprise s’augmenta à découvrir que les devantures des boutiques s’ornaient d’enseignes, telles que celles-ci : « Épicerie parisienne… Boulangerie parisienne… Charcuterie parisienne… ». J’ignore l’idée que ces spectres se font de Paris, si Paris, pour eux, symbolise la vie ou la mort… Ce que je sais, c’est que tout était parisien, à Rocroy, et que tout était mort.

On ne perçoit d’abord que le comique des choses ; ce n’est qu’à la réflexion que le tragique apparaît.

Il ne nous fallut pas longtemps pour sentir que cette ruine et que cette mort étaient bien la parfaite et douloureuse image de la ruine et de la mort, que fut l’œuvre politique et militaire de Louis XIV, œuvre à jamais néfaste, que, plus tard, vint achever Napoléon, dont, par un prodige, la France n’est pas morte, mais qui pèse toujours sur elle d’un poids si lourd et si étouffant…

Aujourd’hui, de probes et sagaces historiens entreprennent de reviser l’histoire de ce siècle abominable que, dans les écoles démocratiques et les salons libéraux, on appelle toujours le grand siècle. Vraiment, nous n’avons plus à avoir honte du nôtre, quoi qu’en aient les Académies, gardiennes sévères des mensonges du passé.

Que sont nos vices, notre corruption, notre vénalité, que sont nos pauvres petits Panamas, si on les compare aux vices, aux corruptions, aux concussions, aux trahisons de cette cour fameuse qu’on nous donne encore pour le modèle de l’honneur, du patriotisme, de l’élégance et de la vertu ? À peine des farces de collégien… Ma pensée allait, avec une sorte de reconnaissante piété, vers nos bons radicaux et radicaux socialistes qui, comme la noblesse d’alors, forment la classe privilégiée d’aujourd’hui, celle qui, éternellement, sous des titres différents, mais avec des appétits égaux, se rue, dit-on, à la même curée des honneurs et de l’argent… Quelles braves gens ! Et comme je les aime !… Ils sont affables, polis, modérés dans l’expression publique de leurs passions, ennemis du scandale qui est toujours laid, des intrigues trop bruyantes qui sont parfois dangereuses. Excellents patriotes, fermes capitalistes, intermédiaires habiles entre l’épargne et les banques, propriétaires orthodoxes, qui donc pourrait mieux défendre les immortels principes de la conservation sociale, répartir plus équitablement, entre les grosses affaires qu’ils protègent, et les menus besoins des pauvres qu’ils administrent, la manne des budgets ?… En outre, ils ont de l’éducation, de la décence et de la vertu, une culture moyenne qui les rend aptes à toutes les médiocrités éclatantes et fructueuses, un raffinement de mœurs, qui fait leur commerce agréable et sans surprises, des habitudes électorales qui les mêlent au peuple, qui apprennent, même aux plus grincheux, la bienveillance et la familiarité envers les petits…

Ah ! comme ils ont bonne figure, à les comparer, en leur sévère habit noir, à ces grands seigneurs, vêtus de soies et de dentelles, brutaux et goujats, ignorants et voleurs, domestiques et proxénètes, dont l’élégance si vantée, si regrettée, consistait à se roter au visage l’un de l’autre, donner audience, déculottés sur leurs chaises percées, se barbouiller de sauces, comme les chiens qui fouillent du nez dans leur pâtée, cultiver, bactériologistes sans le savoir, d’immondes vermines sous leurs perruques : charniers ambulants, ambulantes ordures, qui laissaient de leur passage dans les couloirs de Versailles, de Meudon, du Petit-Luxembourg, une persistante odeur de musc et de merde… Prestigieux serviteurs de la monarchie et de la religion, ils ne pensaient qu’à trafiquer de leurs fonctions, piller le trésor, les tailles, les gabelles, les magasins publics, tricher au jeu, trahir leur pays, mener leurs femmes, leurs filles, leurs maîtresses, au lit royal, leurs fils au lit des augustes sodomistes de la Maison de France, et, mieux que sur les champs de bataille où ils se battaient, d’ailleurs, comme des lions, leur fierté chevaleresque s’exaltait à présenter le pot de chambre au Roi, à changer ses chemises, ses chausses, ses draps, souillés par les déjections de ses purgatifs…

Règne monstrueux et fétide, dont l’odeur de latrines, de bordel, vous prend à la gorge, et vous fait tourner, soulever le cœur, jusqu’au vomissement !… Ni la beauté des palais, ni la grâce des jardins et des parcs, ni la gloire de La Rochefoucauld, de Pascal, de La Bruyère, de Corneille, de Racine, de Molière, ni le puissant génie constructeur de Colbert, ni – ce qui est plus beau et plus grand que tout cela – la force accusatrice des aveux, des portraits de l’immortel Saint-Simon, ne sauraient en effacer les hontes et les crimes.

Et comme je n’oubliais pas que nous étions à Rocroy, je m’arrêtai plus complaisamment à la physionomie du grand Condé qui, au dire de l’Histoire, fut la plus pesante, la plus stupide, la plus héroïque brute de ce siècle de brutes, qui vendit toujours son épée au plus offrant, qui la vendit même à la France… Ô gloire de Chantilly !

En sortant de Rocroy, où, parmi tant de morts, m’étaient revenus tant de souvenirs d’un passé détesté, avec quelle ferveur je me plongeai à nouveau – c’est une image – dans le bain de vos vertus rafraîchissantes et hygiéniques, bons radicaux et radicaux socialistes de notre temps, si paisible et si raffiné !… Avec quelle joie purifiante, avec quelle dévotion consolatrice je me plus à évoquer vos vertueux hauts-de-forme et vos honnêtes habits noirs… à évoquer encore, à évoquer toujours, groupées autour de M. Fallières – c’était alors M. Loubet – dans les appartements enfin aérés, enfin désinfectés de Rambouillet, les élégances de notre Cour contemporaine !… Qu’il me parut rassurant, M. Loubet ! – c’est aujourd’hui M. Fallières, bon gros vigneron de notre terroir méridional. – Qu’elles me parurent charmantes, émouvantes, antiseptiques, vos élégances nouvelles, bons radicaux et radicaux socialistes ! La belle affaire qu’un esprit vil, frivole et chagrin observe, si mal à propos, tout ce qu’elles doivent encore aux parfumeries des salons de coiffure, à la coupe familiale des coupeurs de la Belle-Jardinière !…

*

* *

La mort de Rocroy a gagné la campagne qui l’environne, comme la gangrène d’un membre gagne le membre voisin… L’impression en est sinistre… On croit qu’on va respirer, on étouffe plus encore. Avant de retrouver la vie balsamique de la terre, la splendeur de la forêt, le tumulte de la Meuse, au long des ardoisières de Fumay, il nous faut traverser un large plateau, sorte de zone funéraire, où le sol est pierreux, lugubrement stérile. Là, ne poussent que des herbes sèches et décolorées, de maigres bouleaux qui ne dépassent pas la taille d’un arbuste nain, et çà et là, des ajoncs qui n’ont pas une fleur… Ensuite, c’est une joie à pousser des hosannas, c’est comme une résurrection, lorsque nous rejoignons, par les lacets des Ardennes, la rivière mouvementée, et que nous entendons la sirène des remorqueurs qui entraînent les longs trains de bateaux… Et tout reverdit, tout miroite, tout sent bon, tout travaille, le sol fleuri, les arbres bourgeonnés, les eaux, les coteaux, les maisons, les hommes, le ciel ; tout est féerique jusqu’à Givet.