Le lilas André
Theuriet. (1)
Quand on va lentement à pied, même en voiture, chaque arbre sur la route est un petit événement. On l’accoste, on reconnaît son essence, on le salue, on lui parle… On dit :
– C’est un chêne !
– Ah ! voici un orme… un peuplier… un platane.
– Tiens ! un sycomore… qu’est-ce qu’il fait là ?
Et l’on sort de son ombre pour entrer dans une ombre nouvelle…
Il vous revient des histoires amusantes…
Un jour – la vie a de ces rencontres, – je me promenais avec M. André Theuriet, au Jardin d’acclimatation. M. Theuriet – on le sait – est l’Amant de la nature. Mieux que personne au monde, il connaît les bois et les sous-bois. C’est même par là qu’il est entré dans la littérature, à l’Académie, dans l’Immortalité… J’étais fier, vous pensez, de marcher aux côtés d’un tel homme, parmi toutes ces choses qu’il connaît si bien… Et j’allais en apprendre des mystères !… Tout à coup, M. Theuriet s’arrêta devant un groupe d’arbustes.
– Ah ! ah !… fit-il.
Et il parut intrigué…
Nous étions au commencement du printemps. À peine si ces arbustes avaient des feuilles… M. Theuriet était donc très intrigué devant ces arbustes… Il dit :
– C’est curieux… Je ne connais pas ça…
Il prit une branche, dans sa main, l’inclina, en examina longuement l’écorce, les bourgeons prêts à éclater… J’admirais sa grâce de botaniste…
– Tiens ! tiens !… fit-il encore…
Puis, après un nouvel et plus scrupuleux examen, pour lequel il eut recours à un lorgnon qu’il posa, avec des gestes méthodiques, sur son nez… il dit :
– Voilà qui est fort !… Ah ! par exemple… Figurez-vous, mon cher… Non, en vérité, je ne connais pas ces arbustes-là… C’est bien étrange.
Il lâcha la branche, qui alla rejoindre les autres, et il reprit :
– Je ne les connais pas… Ça doit être une nouveauté… une importation… récente… Je ne serais pas étonné que cette importation nous vînt de… de… Ah ! c’est curieux… c’est extraordinaire… c’est à ne pas croire !
Et se retournant vers moi :
– Pas besoin de vous demander, à vous ? Une importation… comment sauriez-vous ?
J’étais ahuri…
– Mais, monsieur Theuriet… m’écriai-je… ce sont…
Je m’arrêtai… car j’avais honte de faire honte à l’Amant de la nature.
– Naturellement… ricana M. Theuriet… Ce sont… ce sont… Vous ne savez pas…
Je m’armai de courage, et criai :
– Mais, monsieur Theuriet, ce sont des lilas… des lilas, monsieur Theuriet… des lilas !
L’Amant de la nature me regarda sévèrement :
– Des lilas ?… Vous vous moquez de moi… fit-il.
Puis il haussa les épaules… puis il se mit à rire :
– Des lilas ?… C’est idiot !… ah ! ah ! ah !… Et c’est à moi que… Mais, mon cher, vous ne savez donc pas qu’il y a un lilas qui porte mon nom ?… Il y a le lilas André Theuriet, mon cher… un lilas à fleurs doubles…
Je crois bien que M. André Theuriet en a ri longtemps. Et j’en ris encore, moi aussi, car j’ai lu souvent que, lorsque l’Académie travaille au dictionnaire, et qu’elle discute sur un nom de plante, elle dit :
– Ça regarde Theuriet… laissons faire Theuriet… c’est notre botaniste…
*
* *
Les haies aussi vous arrêtent… On sourit aux aubépines, aux églantines. Elles vous rappellent mille petits événements puérils et charmants, des visages déjà lointains, des noms depuis longtemps oubliés. On s’attendrit… Parfois, pour fleurir sa marche, on les cueille…
De l’auto, c’est à peine si on a le loisir de comparer entre eux les feuillages différents. Et l’on ne voit pas les fleurs des haies… et l’on ne se souvient pas des histoires de M. André Theuriet… Ces arbres qui fuient, ce sont des arbres, sans plus… et ils galopent, galopent… Qu’importe qu’ils s’appellent chêne, acacia, orme ou platane ? Ils galopent, voilà tout… Ils accourent vers nous, se précipitent vers nous, dans un vertige. On dirait – tellement ils ont peur et ne savent plus ce qu’ils font – qu’ils vont entrer dans la voiture et la traverser. Ils ont tellement peur qu’ils ne sont même plus de la matière : ils sont devenus des reflets, des ombres, et qui galopent. La plaine aussi s’immatérialise, emportée dans un galop surnaturel… Et voici des vallons, des gorges rocheuses, des montagnes… des forêts… Au galop ! Au galop !… À peine entrevus, aussitôt dépassés. Au galop !… A-t-on le temps de penser, de rêver, de pleurer ? Au galop les petites joies attendrissantes, les petites douleurs qui larmoient et où se complaît l’enfantillage des souvenirs !… D’ailleurs, sont-ce des joies, des douleurs, des souvenirs ?… On ne sait pas… on ne le sait pas plus, que, des arbres, on ne sait s’ils sont ormes, peupliers, hêtres ou sophoras… On ne sait rien… À peine sait-on que l’air qui fouette le visage, et qu’on avale, avec toutes sortes de poussières, on s’en grise, et qu’on est ivre, comme tout l’univers !…