Le Roi en est…

Nous sommes descendus à l’hôtel Bellevue. On le répare. De la cave au grenier, on le remet à neuf. Les couloirs sont obstrués par des planches, des échelles, des tréteaux. De gros madriers soutiennent les plafonds qui croulent. On nage dans les plâtras, dans les gravats ; on bute sur des pots de colle. Ça va être, paraît-il, une orgie de confort moderne. Du moins, l’annoncent en anglais, en allemand, en russe, en français, de petites notices, bien en vue dans les chambres.

Les garçons vous disent avec des airs avisés, et pour vous donner confiance :

– Le Roi en est.

Parbleu ! Le Roi est de tout, en Belgique ; seulement, il n’est jamais en Belgique. D’ailleurs, dans quelques jours, lorsque je paierai ma note à la caisse, je m’apercevrai bien que le Roi en est… Il en est même trop.

En attendant, on rencontre, dans l’hôtel, plus de peintres, de fumistes, de plombiers, de menuisiers, de tapissiers, que de voyageurs… À peine quatre ou cinq Américaines qui vont en Hollande, ou qui en reviennent, elles ne savent pas au juste ; à peine trois pauvres Anglais, qui, demain matin, se rendront au champ de bataille de Waterloo.

Le service est complètement désorganisé. On ne peut rien avoir, pas même d’eau. Ce matin, en guise de petit déjeuner, j’ai eu une conversation avec le garçon.

– Monsieur va sans doute à Ostende ?

– Non, mon ami… Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je n’irai point à Ostende.

– Monsieur a tort… monsieur devrait y aller… Il faut avoir vu cela… C’est curieux… Depuis l’abolition des jeux, nous avons au Casino d’Ostende, quatre tables de roulette et trente-deux de baccara… Elles travaillent nuit et jour, monsieur… Je ne parle pas des petits chevaux, pour les petites gens… Il y en a !… Il y en a !… Et les femmes… les femmes !… Ah !… monsieur sait sans doute que, maintenant, Ostende doit rester ouvert toute l’année ?… Du moment que les jeux sont supprimés, il n’y a plus à se gêner, n’est-ce pas ?

Puis, discrètement :

– Le Roi en est !

Et comme je ne dis mot, le garçon explique :

– Oh ! il ne s’en cache pas… Il s’en moque, allez, de ce qu’on peut penser ou ne pas penser de lui… C’est un type… Et pourvu que la galette soit au bout !… Bras dessus, bras dessous, il se promène, sur la digue, avec Marquet, le directeur du Casino… En voilà un qui a de la veine ! Il n’y a pas si longtemps, il était garçon… petit garçon… à la buvette de la gare de Namur… Bien des fois, il m’a servi une tasse de café, entre deux trains… Il n’était pas fier, alors… Et le voilà maintenant presque ministre… plus que ministre… associé du Roi…

Je suis sorti.

Devant l’hôtel, sur le parvis de l’hôtel, j’aperçois une jeune femme très jolie, infiniment gracieuse, qui joue avec ses deux petites filles. La jeune femme, très élégante, est tout en blanc, souple, mol et léger ; les deux petites filles, en blanc aussi, jambes nues, avec d’immenses chapeaux de paille et de dentelles… Toutes les trois, elles jouent à se poursuivre, autour d’une caisse verte où fleurit un grand laurier rose. Très raide, très digne, tout en noir, la gouvernante est assise sur un banc, près de la porte, un paquet d’ombrelles et de manteaux sur les genoux, un livre, non ouvert, à la main. Elles attendent, sans doute, une voiture commandée qui ne vient pas plus que n’est venu mon déjeuner… Le portier, tout galonné d’or, inspecte la place et les rues d’un air inquiet.

Je m’arrête à considérer cette jeune femme, qui est bien plus enfant que ses deux petites filles. Je n’ai jamais vu de si beaux cheveux blonds, blonds, comme, à certains jours, est blonde cette mer si merveilleusement blonde du Nord. Je n’ai jamais vu une nuque, mieux infléchie, d’une pulpe plus soyeuse. Les yeux bleus sont d’une candeur puérile, adorable. Ah ! comme ils ignorent Nietzsche, et comme leur est indifférent ce Rembrandt, dont la Ronde de Nuit leur est inexplicable et ridicule, puisqu’on n’y voit pas des petites filles qui dansent, le soir, dans un jardin… Chaque mouvement du buste, des bras, des jambes qui, souvent se devinent sous la batiste brodée de la robe, chaque balancement des hanches, chaque pli de la jupe est une élégance, une caresse, une invention de beauté, une fête émouvante de la vie. Bien qu’elle soit fine de lignes, d’apparence presque délicate, on la sent ronde et ferme avec une peau qui, certainement, irradie de la lumière, comme, au crépuscule, ces grands iris blancs de Florence…

Tout à coup, elle pousse un petit cri d’oiseau, s’arrête de courir, se hausse sur la pointe de ses souliers mordorés, allonge divinement les bras, tend son buste élastique, et prend je ne sais quoi sur une branche du laurier.

Les deux petites trépignent, tapent dans leurs mains.

– Donne… donne… maman.

Et je vois dans sa main, gantée de suède du même blond que les cheveux, une coquille de petit escargot, sèche et vide.

– Ah ! le pauvre petit !… Il est mort… dit-elle avec un air de consternation délicieuse… Il est mort !

Je crois bien qu’il est mort, le pauvre escargot… Il est mort depuis des millions d’années, car c’est un escargot fossile… Avec des précautions infinies, des tendresses maternelles, qui furent des prodiges de grâce sculpturale, elle remet la coquille, dans la fourche d’une branche. Elle semble lui dire :

– Dors, petit, dors !

Puis elle recommence de courir, de poursuivre les deux petites filles, en criant :

– Jeanne… Gabrielle… mes amours… Le gros lion… le gros lion… le gros lion !

Comme Jeanne, Gabrielle, faisant semblant d’avoir peur, se mettent à pleurer pour rire, la jeune femme se baisse, s’accroupit, attire dans ses bras les enfants qu’elle dévore de caresses et de baisers :

– Ô les petites bébêtes aimées !… les chères bébêtes adorées !

Il ne m’a pas échappé que, se sentant regardée, admirée, elle a prodigué peut-être pour le portier de l’hôtel, peut-être pour le passant qui passe, peut-être pour moi aussi, le charme multiple de ses gestes, la grâce glissée ou appuyée de ses œillades. Mais je n’en tire aucune vanité, aucun espoir. Je connais ces coquetteries et jusqu’où elles vont, ou plutôt, jusqu’où elles ne vont pas.

Du reste, il serait tout à fait surnaturel que, dans un hôtel de Bruxelles, il pût m’arriver des aventures qui ne me sont jamais arrivées dans aucun hôtel du monde.

N’y pensons plus, comme chante M. Gounod, et allons bravement voir le Manneken-Piss, puisque c’est par là que tout finit, ici…

Tout de même, le soir, j’ai voulu m’informer auprès du garçon :

– C’est une dame de Paris… explique-t-il… elle vient quelquefois… elle se fait appeler Madame X… mais nous savons que ce n’est pas son nom…

– Ah ?

– Oui…

Il s’approche de moi, et tout bas, avec une sorte de gravité confidentielle :

– Le Roi en est !…