Sur les
Hollandais.
À une dizaine de kilomètres au delà de Bréda, c’est enfin la Hollande… la Hollande d’eau et de ciel, la Hollande infiniment verte, infiniment gris-perle, où plus jamais n’osera s’aventurer le moindre souvenir de Belgique. Les routes se font douces, élastiques, sans poussière, avec leur pavage uni et lavé de briques sur champ. Elles sont plantées magnifiquement d’arbres gigantesques, des ormes, des platanes, des blancs de Hollande, dont on voit très bien que les racines plongent au plus profond d’un sol riche où l’humus ne leur a pas plus manqué que l’eau. Des bandes de vanneaux, de sansonnets voyagent dans l’air, des bandes de canards voyagent sur l’eau… Et l’eau est partout… On la voit sourdre sous les nappes de verdure, comme, sous la couche de cendres qui le recouvre, on voit sourdre la rougeur d’un brasier…
Dans la traversée des polders, sur les digues, il faut aller doucement. Elles sont étroites, le plus souvent bordées de petits canaux en contre-bas, coupées de petites passerelles en dos d’âne et de petits ponts-levis qu’on n’aperçoit que lorsqu’on est dessus. Chaque fois que vous rencontrez un cheval, un de ces beaux chevaux à l’encolure guerrière, arrêtez la machine, et mieux, descendez-en, pour porter secours au charretier ou au cavalier, car le cheval est partout le même stupide animal, et, ici, son danger s’accroît de sa masse, et du peu de place que le fameux ministre des Digues accorde à ses caracolades.
Il n’existe pas d’autre règlement, sur la circulation automobile, que celui que vous établissez vous-même, en vue de votre propre sécurité. En Hollande, l’important est d’entrer… Une fois cette difficulté levée, vous faites ce que vous voulez… Vous tombez même dans le canal, si tel est votre plaisir… Personne n’y voit le moindre inconvénient et ne vous en saura mauvais gré, à condition toutefois que vous vous en retiriez, mort ou vif, votre machine et vous, à vos frais. Il suffit d’ailleurs du plus léger dérapage, ou que votre mécanicien ait, en de certains endroits, une seconde de distraction. Car les routes, à chaque instant, cessent brusquement, à pic, devant le fleuve, ou devant le canal qu’il vous faut traverser sur des bacs à vapeur, puissants et rapides…
Cette façon de voyager en auto, lente, interrompue par toute sorte d’arrêts, est d’abord irritante. Brossette maugrée à toutes les minutes, il s’écrie : « Sale pays ! »… Et puis il s’y fait, et puis l’on s’y fait. Cela devient vite un repos, même un plaisir. On se mêle ainsi beaucoup mieux à la vie des choses et à celle des gens. Ce qui est charmant et nouveau, en ce pays, c’est que, partout, même sur la route, on est en contact perpétuel avec ses habitants. On les voit vivre et on vit avec eux… On est chez eux…
Sous sa face tranquille, avec ses gestes mesurés, le Hollandais est rude et violent. Il aime aussi la moquerie, l’ironie. Mais quand on n’est pas un Anglais, et qu’on s’habille comme tout le monde, on s’en accommode assez bien. Au besoin, il saura être complaisant sans servilité, et gaiement accueillant, s’il ne lui en coûte rien. Par exemple, évitez de vous promener, vêtus de peaux de bêtes. Les peaux de bêtes excitent d’abord sa curiosité, et sa curiosité peut devenir agressive et méchante. Il m’est arrivé à Rotterdam, où pourtant débarquent des gens de tous pays et de tous costumes, à Leuwarden aussi, d’être suivi, dans la rue, par une foule de quinze cents personnes, hommes, femmes et enfants. Ils commençaient par rire et se moquer, et bientôt, s’énervant l’un l’autre, finissaient par me lancer des boules de papier et des pelures d’orange. Or, de l’orange à la pierre, il n’y a pas très loin. Ce furent des moments extrêmement désagréables, et qui me rappelèrent la sortie des réunions publiques, au temps de l’affaire Dreyfus. Ce n’est pas que le Hollandais soit misonéiste et routinier, à la façon du Français, et qu’il s’étonne, outre mesure, des choses dont il n’a pas l’habitude. Au contraire, il accepte facilement un progrès, surtout quand il est d’intérêt général. Mais il a des manies, des mœurs parfois bizarres auxquelles il tient. Il faut les connaître. Il faut le connaître, et ne jamais contrarier son esthétique populaire, d’ailleurs harmonieuse. Et on l’aime, et il nous aime à sa façon, qui n’est pas la nôtre, mais dont la rudesse ne manque ni de bonhomie, ni de pittoresque.
En Hollande, il n’y a ni charbon, ni bois, ni pierre, ni métaux, ni fruits. Ce n’est que de l’eau. Les petits vallonnements des environs d’Arnheim, qu’on franchit facilement, à la quatrième vitesse accélérée, et la forêt d’Appeldorn, avec ses arbres de haute futaie, y font l’effet d’étrangers. Ils annoncent déjà l’Allemagne. Là, l’homme est moins actif ; il m’a paru moins fort, moins beau. C’est une autre race. Le vrai Hollandais, c’est le Hollandais du polder et du canal. La lutte qu’il livre sans cesse aux caprices, aux sournoiseries, aux violences de l’eau, l’a rendu industrieux, patient, énergique, rusé. De cette force dévastatrice, il a su faire un admirable outillage économique, une richesse énorme, et une émouvante beauté. Il en est très fier. Un gros entrepreneur d’Amsterdam me disait :
– En Italie, à la Martinique, ils ont la chance d’avoir des volcans… Et qu’est-ce qu’ils en font ?… Rien… absolument rien… De la ruine et de la mort, monsieur… C’est pitoyable… Ah ! si nous les avions ces volcans-là !… Notre eau et ces volcans-là, monsieur ?… ah ! vous verriez… vous verriez !… Quelles tristes gens !…
– Que feriez-vous des volcans ?… lui demandai-je.
– Je n’en sais rien… la question ne se pose pas chez nous… Soyez sûr que nous en ferions quelque chose… Tenez, c’est comme votre vent, dans le Midi, le mistral… Oui… Eh bien ! qu’est-ce que vous en faites ?… Rien, non plus… Pourtant, je me suis laissé dire qu’on sait parfaitement où il se forme… Rien de plus facile alors que de le capter et de s’en servir… Mais non… vous le laissez souffler où il veut, comme il veut… C’est de la gâcherie, monsieur… de la vraie gâcherie…
Mais je crois bien qu’il se moquait de moi…
Ce terrible élément de l’eau, le Hollandais a pu l’assouplir, le domestiquer, le faire servir docilement à toutes les nécessités, à tous les décors de son existence. L’eau est non seulement la parure de la Hollande ; non seulement elle est le grand moyen de circulation, et, en quelque sorte, le système vasculaire du pays ; non seulement elle est la rue, la route, le chemin de traverse, la voie qui, par mille dérivations, fait communiquer entre eux les grands centres, les villages, les hameaux, les fermes, les masures, les étables isolées dans le polder, les châteaux, les jardins, les parcs, échelonnés le long des digues ; elle fait aussi office d’engrais merveilleux, de basse-cour pour les canards dont il y a partout d’immenses élevages ; elle sert de bornage, de délimitation cadastrale ; elle sépare et identifie les propriétés. Sur la pittoresque route de Groningue à Zwolle, j’ai longé toute une série de petits villages, où chaque maison, chaque champ, chaque jardin est entouré d’eau, comme ailleurs, de murs, de haies, de grillages. On se croit, tout d’un coup, transporté au temps des habitations lacustres. Rien n’est joli, et étrange, et miroitant, comme cette succession de palafittes multipliés par leurs reflets, où l’on voit travailler durement et passer l’eau, sur des barquettes légères, des troupes de femmes, en courtes et lourdes robes de bure, le corsage avivé d’une broderie rouge, la tête ornée de petits casques plats, dont le métal poli brille au soleil.
La grande passion de l’homme, en Hollande, c’est le travail. De Bréda au Helder, de Walcheren au Texel, tout le monde, hommes, femmes, enfants, travaille d’un travail âpre et continu. On travaille à l’eau, à la terre, aux digues, aux ports, aux navires, aux fleurs. Rien n’est perdu. De la moindre chose, on sait faire une source d’enrichissement. Le jour que nous passâmes à Leuwarden, on avait vendu, sur le marché, cent vingt mille œufs de vanneaux. Ils savent organiser et développer, comme celle de la poule, la ponte de cet oiseau farouche.
Il n’est pas jusqu’au touriste, de plus en plus nombreux, qui ne soit pressuré, vidé, desséché… Comme il est ravi du voyage, il paie et ne dit mot.
Un jour, à Utrecht, en me remettant sa note, où s’additionnaient, se multipliaient les chiffres les plus fantastiques, l’hôtelier me dit, avec un sourire :
– Monsieur verra que nous ne sommes plus au temps de Voltaire…
– Pourquoi… de Voltaire ?… fis-je… Quel rapport ?
– Mais oui… monsieur… de Voltaire… qui disait… monsieur sait bien… qui disait : « Pays de canaux, de canards et de canailles ». Ah ! nous l’avons toujours sur le cœur, ce mot-là…
– Je vois… et sur la note, hein ?
Canailles ?… Non pas… Commerçants ? Oui… Et n’est-ce pas un peu la même chose ? Ils ont, comme on dit, le commerce dans la peau. Aucun peuple n’est mieux doué pour les affaires, et pour la banque… Ils mettent, à drainer l’or, la même ingéniosité tranquille et tenace qu’à drainer l’eau du polder…
On sait qu’ils furent les premiers navigateurs européens à pénétrer utilement en Chine. Avant tous pourparlers, les Chinois, redoutant en eux des ennemis de leur religion, les obligèrent à marcher, à cracher sur le crucifix, ce qu’ils firent sans la moindre hésitation. Après quoi, rassurés, les Célestes les autorisèrent à pénétrer dans le pays, et à y commercer à leur guise.
Race forte et dure, réaliste et laborieuse, dominée, en toutes choses, par l’intérêt qui ignore le scrupule et éloigne le sentiment. Quoi qu’en pensent certains politiques, elle ne se laissera jamais violenter, absorber par l’Allemagne… La Hollande n’est pas au bout de son histoire.
Le Hollandais est un bon colonisateur. Il a su tirer, de ses magnifiques établissements dans l’Inde, des profits considérables. Mais il a trouvé, là-bas, peu à peu, son maître, dans le Chinois. À Java, le Chinois sourcille de partout, s’infiltre et s’étale partout… C’est une sorte d’eau envahissante, conquérante, que le Hollandais ne peut pas endiguer et qui menace de le submerger…
Un ancien consul, retiré à Arnheim, M. X…, m’a conté cette anecdote caractéristique :
À Canton, – il y a vingt ans de cela – M. X… avait à son service un boy chinois, d’une intelligence, d’une souplesse, d’une fidélité extraordinaires… Valet de chambre, secrétaire, cuisinier, tailleur, bottier, musicien et poète, ce boy était tout… tout ce qu’on voulait…
– Je l’aimais beaucoup, me dit M. X…, et lui, paraissait s’être attaché à moi, pour la vie… Une perle !…
Un jour, le consul fut envoyé à Batavia, chargé par le gouvernement d’une affaire importante. Sachant combien il tenait à cet excellent serviteur, des amis lui conseillèrent de le laisser à la maison…
– Aussitôt là-bas… il sera circonvenu, pris, embauché par des compatriotes… Vous ne le reverrez plus…
Son boy ? La fidélité même… Allons donc !… Les autres boys, peut-être… mais le sien ?… C’était absurde… Il l’emmena. À Batavia, au débarquement, il laissa son petit bonhomme se débrouiller avec les bagages, et lui recommanda de les apporter au palais du gouverneur, où il devait loger, durant son séjour, et où il se rendit sans plus tarder. Deux heures, trois heures, quatre heures se passèrent… Pas de boy… Qu’était-il donc arrivé ?… Il envoya aux informations : pas de boy… Très inquiet, M. X… allait prier le gouverneur de mettre sur pied la police, quand, vers le soir, un commissionnaire nègre vint apporter les bagages et une lettre. La lettre était du boy… Il y expliquait, avec beaucoup de regrets, qu’il était obligé de quitter son service, vu qu’il était installé horloger, dans un beau quartier de Batavia… Horloger ?… Déjà !… C’était une plaisanterie, sans doute… M. X… courut à l’adresse indiquée. Il entra dans une petite boutique, et vit, assis devant l’établi, la loupe à l’œil, le boy, qui, avec une aisance parfaite, examinait le mécanisme d’une montre…
– Tu es fou !… cria M. X… Qu’est-ce que cela veut dire ?…
Alors, le boy raconta que, durant qu’il attendait les bagages, un vieux Chinois l’avait abordé… Ils avaient longtemps causé, discuté…
– Qu’est-ce que tu veux faire ? avait dit le vieux Chinois… Veux-tu être tailleur… cuisinier… médecin… horloger ?… Quoi ?… Dis ce que tu veux…
Bref, le boy avait choisi l’horlogerie… Et le vieux Chinois venait de l’installer dans cette boutique, où il était sûr de faire fortune… M. X… était stupéfait. Il ne trouva à dire que ceci :
– Mais tu connais donc l’horlogerie ?
Et le boy répondit d’un air tranquille :
– Faut bien… Un vrai Chinois doit tout connaître.