Démocrates de Gand.

Un charmant ami de Mæterlinck, retrouvé à Bruxelles, nous conte cette anecdote :

Gand a chez nous la spécialité des émeutes bizarres. Vous souvenez-vous de celles qui eurent lieu, en Belgique, il y a quelque douze ans ? Le peuple réclamait le suffrage universel. Il voulait, lui aussi, être souverain. Cela lui était venu, tout d’un coup, on ne sait pourquoi. Il avait déjà un Roi constitutionnel et trouvait, sans doute, que cela ne suffisait pas à son bonheur. Il en voulait d’autres, beaucoup d’autres, des rois en habit civil, et il les voulait de son choix… Le peuple, donc, descendit en armes dans la rue et se livra aux vociférations d’usage. Les bourgeois, protégés par les troupes, s’amusèrent à ces spectacles qu’ils croyaient sans danger.

À Gand, les choses semblèrent, durant quelque temps, tourner au tragique. Cris, barricades, rixes sanglantes, coups de revolver, charges de cavalerie, décharges de mousqueterie, rien ne manqua à la fête, pas même les morts. Ordinaire apothéose… Ces escarmouches menaçant de se prolonger, on convoqua la garde civique. J’en faisais partie. Force me fut de me ranger sous le drapeau de l’ordre, parmi les défenseurs de la société. Dans ma compagnie, nous n’étions que deux bourgeois authentiques, un peintre de mes amis, et moi. Le reste ?… ouvriers, petits employés, commis de magasin, tous, ou presque tous, en parfaite communion d’idées avec les émeutiers. Dans le rang, ils discutaient, entre eux, à voix basse, et ce mot de « suffrage universel » revenait sans cesse, sur leurs lèvres.

Ils se promettaient bien, ils juraient, si on leur commandait de tirer sur le peuple, de tirer en l’air.

– Ils ont raison, disait l’un, ils combattent pour notre bonheur.

– Mieux que cela, appuyait un autre… pour notre souveraineté…

– Oui, oui !… Tous, nous voulons être souverains, comme en France.

– Imposer notre volonté, comme en France.

– Dicter nos lois, comme en France.

– Patience !… Encore quelques jours, et nous serons les maîtres de tout, comme en France.

Un autre disait :

– On peut commander tout ce qu’on voudra. Je ne tirerai pas… D’abord, parce que ce n’est point mon idée, ensuite parce que mon frère est avec ceux qui se battent, pour notre souveraineté. Je me serais bien battu, moi aussi… mais j’ai une femme, deux enfants…

– Moi aussi, je me serais bien battu… mais le patron, qui n’est pas pour le peuple, m’aurait mis à la porte, et je n’aurais plus d’ouvrage… Oui, mais, quand nous serons souverains, c’est nous qui mettrons les patrons à la porte…

Un petit homme, qui n’avait encore rien dit, se mit, tout à coup, à répéter, plusieurs fois, en me criblant de regards aigus, sautillants et menaçants :

– Moi, je sais bien pour qui je voterai…

Et, comme je restais muet, dans mon rang…

– Oui, oui… Vous voudriez que je vote pour vous… Mais je ne suis pas un imbécile… Je ne voterai pas pour vous… Je sais bien pour qui je voterai… Je voterai pour quelqu’un… Et quand j’aurai voté pour celui que je sais… ah ! ah ! ah !… Je sais ce que je dis… Et vous… vous ne dites pas ce que vous savez…

– Au moins, pensais-je… ils ne tireront pas.

Notre capitaine se promenait devant le front de la compagnie, inquiet, nerveux, l’oreille ouverte aux clameurs encore lointaines de l’émeute. De temps en temps, des cavaliers traversaient la place, au galop. Les boutiques se fermaient ; de pâles bourgeois rentraient chez eux, en hâte, essoufflés. Peu à peu, le grondement populaire se fit plus proche ; les cris, les vociférations, les appels, plus distincts. Deux coups de feu claquèrent, comme deux coups de fouet, dans une bagarre de voitures… Le capitaine se tourna vers nous. C’était un marchand de cravates de la ville… Il avait une figure toute ronde et rose, un gros ventre pacifique, des yeux doux…

– Mes enfants, nous dit-il… ça se gâte… Ils vont être là dans quelques minutes… Qu’est-ce que vous voulez ?… Je vais être obligé de faire les sommations légales et de commander le feu… C’est très embêtant… car je les connais… ce sont des enragés… ils ne m’écouteront pas… Tirer sur des gens de la ville, des gens qu’on connaît… c’est très embêtant. D’un autre côté, il faut bien que force reste à la loi… Il le faut… C’est très embêtant… Si encore ils avaient exposé tranquillement leurs revendications !… Le Roi est un brave homme, les ministres sont de braves gens… Eux aussi, parbleu, sont de braves gens… On se serait arrangé, bien ou mal… Enfin, ça n’est pas tout ça… Le devoir avant tout… c’est très embêtant… Soldats… écoutez-moi bien… Il faut faire le moins de malheur qu’on pourra… Quand je commanderai le feu, le premier rang ne tirera pas… Il n’y aura que le second rang qui tirera… Et encore est-il nécessaire que le second rang tire, tout entier ?… Non… non… En somme, il ne s’agit que de les effrayer… Trois, quatre morts… trois, quatre blessés… C’est très embêtant… mais ce n’est pas une grosse affaire… Et ça suffira peut-être à les arrêter, ces bougres-là… Voyons, vous, là-bas, dans le second rang, attention !… Fixe !… Y a-t-il, parmi vous, dix hommes… bien décidés à lâcher leur coup sur le peuple, à mon commandement ?… Y en a-t-il cinq seulement ?… Voyons, voyons, sacristi !… Y en a-t-il quatre ?… quatre ?… Répondez !

Et à ma stupéfaction, de la droite à la gauche du rang, j’entendis sur chaque lèvre, voltiger sur chaque lèvre, rebondir de lèvre en lèvre, ce mot :

– Moi… moi… moi… moi… moi !…

Sur les cinquante hommes que nous étions dans le rang, deux seulement s’étaient tus… Deux seulement étaient froidement résolus, non seulement à ne pas tirer sur des hommes, mais à lever la crosse en l’air, aussitôt parti l’ordre de mort… Et ces deux hommes, ce n’étaient point des prolétaires, c’étaient les deux bourgeois de la compagnie, mon ami le peintre et moi…

Heureusement qu’ils tirèrent fort mal… Il n’y eut que dix pauvres diables de tués, et douze de blessés !…