La découverte de Claude Monet.

Pour la première fois, je considérai, sans y retrouver les anciennes images d’un bonheur devenu si amer, ces canaux où vient se glacer et mourir la vigueur du Rhin. J’admirai délicieusement les petits ponts, enjambant les filets d’eau, où l’élan de leur arche unique de bois se referme par son reflet ; petits ponts tout ronds, comme sont ceux du Japon, sur les estampes, et qui, partout, en Hollande, protègent et défendent chaque maison… Et les petites grilles, basses, ouvragées, qui s’ouvrent sur les petits parterres de ces fleurs qui ont un éclat unique, en ce pays mouillé, où la lumière irisée les imprègne, les caresse et les aime. Dans la traversée des villages, parfois, nous apercevions des jardinières, tuyautant aux fenêtres, derrière le transparent qui les vaporise, des collerettes brodées de narcisses, de jacinthes, de tulipes…

Pour la première fois aussi, je redevenais sensible à cet aspect oriental, extrême oriental, qu’ont la plupart des villes et des villages hollandais, sans qu’on sache précisément de quels éléments il est fait.

C’est à la fois l’art du Japon qu’ils évoquent, et l’art primordial de la Chine, mais aussi l’art des Indes, et toute la magie des continents baignés d’eau, et des Îles, que la marine néerlandaise hante depuis des siècles, comme si les navigateurs avaient rapporté de ces contrées qui sont au delà des mers lointaines, avec leurs denrées qui les enrichirent, un émouvant rappel de leurs aspects.

Le développement des influences qui conduisent l’évolution de la pensée dans le temps, n’est si difficile à saisir que parce que l’oscillation des idées, qui est purement intelligible, dévie souvent, du fait d’accidents qui ne sont que mécaniques… J’ai souvent pensé, dans ce voyage, à cette journée féerique où Claude Monet, venu en Hollande, il y a quelque cinquante ans, pour y peindre, trouva, en dépliant un paquet, la première estampe japonaise qu’il lui eût été donné de voir. Son émotion devant cet art merveilleux, où toute vie, tout mouvement, tout modelé tiennent dans un trait – art qu’il ignorait, d’ailleurs, comme tout le monde, à cette époque, mais dont il avait en lui la prescience, en quelque sorte fraternelle – cette émotion-là, vous la devinez.

Son bouleversement, sa joie étaient tels, qu’il ne pouvait exprimer, par des phrases, ce qu’il ressentait ; il ne pouvait plus l’exprimer que par des cris.

– Ah !… ah !… Nom de Dieu !… faisait-il… Nom de Dieu !…

Ce juron contenait tout l’infini de son admiration.

Et c’est à Zaandam que ce miracle se passait. Zaandam, avec son canal, ses navires à quai, débarquant des cargaisons de bois de Norvège, sa flottille serrée de barques, aux proues renflées comme des jonques, ses ruelles d’eau, ses cahutes roses, ses ateliers sonores, ses maisons vertes, Zaandam, le plus japonais de tous les décors de Hollande.

Il faudrait ignorer, non seulement les tableaux de Claude Monet, mais ceux des pairs qu’il a parmi ses contemporains et ses cadets, et jusqu’aux noms, alors inconnus, d’Hokousaï, d’Outamaro et d’Hiroschigè, pour douter de la fièvre, dans laquelle il courut à la boutique d’où lui venait ce paquet… Vague petite boutique d’épicerie, où les gros doigts d’un gros homme enveloppaient – sans en être paralysés – deux sous de poivre, dix sous de café, dans de glorieuses images rapportées de l’Extrême-Orient, au fond de quelque cale de navire, avec des épices !… Bien qu’il ne fût pas riche, en ce temps-là, Monet était bien résolu à acheter tout ce que l’épicerie contenait de ces chefs-d’œuvre… Il en vit une pile, sur le comptoir. Son cœur bondit… Et puis, il vit l’épicier qui servait une vieille femme, détacher une feuille de la pile… Il se précipita :

– Non… non… cria-t-il… je vous achète ça… je vous achète tout ça… tout ça…

L’épicier était brave homme. Il crut avoir à faire à un original… Et puis, ces papiers coloriés ne lui coûtaient rien : il les avait par-dessus le marché… Comme on donne à un enfant qui pleure, pour l’apaiser, une image, il donna la pile à Monet en riant, et se moquant un peu :

– Prenez… prenez… dit-il… Ah ! vous pouvez bien les prendre… Ça ne vaut rien… Ça n’est pas solide… J’aime mieux ce papier-là, moi…

Se tournant vers la cliente :

– Et vous ? Ça ne vous fait rien, non plus, hein ?

– Moi ?… Ah ! Dieu de Dieu !…

Il prit une feuille de papier jaune, avec quoi il enveloppa le morceau de fromage qu’avait acheté la vieille femme.

Rentré chez lui, fou de joie, Monet étala « ses images ». Parmi les plus belles, les plus rares épreuves, qu’il ne savait pas être d’Hokousaï, d’Outamaro, des femmes, à leur toilette, des femmes au bain, des mers, des oiseaux, des arbres fleuris, il en vit une qui représentait un troupeau de biches, et qui lui paraissait être une des plus étonnantes merveilles de cet art étonnant. Il sut, plus tard, qu’elle était de Korin…

Ce fut le commencement d’une collection célèbre, mais surtout d’une telle évolution de la peinture française, à la fin du XIXe siècle, que l’anecdote garde, en plus de sa saveur propre, une véritable valeur historique. Ceux qui voudront étudier sérieusement cet important mouvement de l’art, qu’on appela du nom d’impressionnisme, ne peuvent la négliger…

Aujourd’hui qu’on célèbre tant d’anniversaires, inutiles et ridicules, ne pourrait-on célébrer avec une pompe particulière l’anniversaire de cette journée émouvante et féconde, où un grand artiste français se rencontra, pour la première fois, à Zaandam, avec une petite estampe japonaise ?…