CCCXXXI

Où madame Camille de Rozan cherche le meilleur moyen de venger son offense.

Nos lecteurs se souviennent peut-être des paroles prononcées par madame Camille de Rozan en accordant à son mari les huit jours qu’il demandait pour faire ses malles et prendre ses passeports.

Rappelons la dernière phrase, qui pourra servir d’épigraphe à ce chapitre et au chapitre suivant :

« Huit jours ? Soit ! avait dit résolument la Créole, huit jours ; mais, aussi vrai, avait-elle ajouté en regardant le tiroir où étaient enfermés le poignard et les pistolets, aussi vrai que ma résolution était prise avant ton entrée dans cette chambre, si, aujourd’hui en huit jours, nous ne sommes point partis, le neuvième jour, toi, elle et moi, Camille, nous serons devant Dieu pour y répondre chacun de notre conduite. »

Or, le lendemain du jour où ces paroles avaient été prononcées, Camille avait reçu, au milieu de sa discussion avec Salvator, une épître de mademoiselle Suzanne de Valgeneuse, dans laquelle il était dit :

« Salvator me donne un million. Faites votre malle au plus vite : nous allons au Havre, et nous partons à trois heures. »

Puis, après avoir répondu : « C’est convenu »

au domestique porteur de la lettre, Camille l’avait déchirée, en avait jeté les morceaux dans le foyer de la cheminée, et il était sorti.

Mais, derrière lui, une des portières du salon était vivement soulevée et donnait passage à madame de Rozan.

Elle alla droit à la cheminée et ramassa les morceaux de la lettre déchirée.

Après avoir minutieusement examiné les cendres du foyer et s’être assurée qu’il ne restait pas trace de la lettre, madame de Rozan souleva de nouveau la portière du salon et rentra dans sa chambre à coucher.

Au bout de cinq minutes, elle avait mis en ordre tous les morceaux de papier et elle avait lu la lettre.

Deux larmes tombèrent sur ses joues, larmes de honte bien plus que de tristesse. Elle était jouée !

Elle resta quelques minutes plongée dans un fauteuil, les deux mains sur ses yeux, pleurant et méditant.

Puis, se relevant brusquement, elle arpenta le salon, les bras croisés, les sourcils froncés, s’arrêtant par intervalles et portant la main à son front comme pour mieux se recueillir.

Au bout de quelques instants de cette fiévreuse promenade, elle s’arrêta et s’appuya sur l’angle de la cheminée, fatiguée mais non abattue.

– Ils ne partiront pas ! s’écria-t-elle, ou ils m’écraseront sous la roue de leur voiture de voyage.

Elle sonna sa femme de chambre. La femme de chambre entra.

– Que veut madame ? demanda-t-elle.

– Ce que je veux ? répondit la Créole d’un air étonné. Mais je ne veux rien ! Pourquoi me demandez-vous ce que je veux ?

– Madame n’a-t-elle pas sonné ?

– En effet, j’ai sonné, mais je ne sais plus pourquoi.

– Madame n’est pas malade ? demanda la femme de chambre en voyant la pâle figure de sa maîtresse.

Vraiment, non, je ne suis pas malade, répondit avec une sorte de fierté madame de Rozan ; jamais je ne me suis mieux portée.

– Si madame n’a pas besoin de moi, reprit la femme de chambre, je vais me retirer.

– Non, je n’ai pas besoin de vous ; c’est-à-

dire... attendez un instant... oui, j’ai quelque chose à vous demander. Vous êtes née en Normandie ?

– Oui, madame.

– Dans quelle ville ?

– À Rouen.

– Est-ce loin de Paris ?

– Trente lieues environ.

– Et du Havre ?

– La même distance, à peu près.

– Bien ! Vous pouvez vous retirer.

« Pourquoi les empêcher de partir ? songea la Créole ; ai-je la preuve certaine de son infidélité et de sa trahison autre part que dans mon cœur ?

C’est une preuve plus irréfragable qu’il me faut, une preuve matérielle ! Où la trouver ? Lui dire :

“Je sais tout ; tu pars demain avec elle ! Ne pars pas, ou malheur à toi !” Il niera comme il a déjà nié ! Aller trouver cette Suzanne et lui dire :

“Vous êtes une créature infâme ; vous m’enlevez mon mari !” elle rira de moi ; elle lui racontera son aventure, et ils riront de moi tous les deux !

Camille rire de moi !... Mais quel est donc le secret de cet être monstrueux ? comment a-t-elle pu se faire aimer si fort et si vite ? quel est son prestige ? Elle n’est pas si jeune, elle n’est pas si brune, elle n’est pas si belle que moi. »

Tout en songeant ainsi, la Créole était arrivée près d’une psyché et elle se regardait profondément pour se convaincre que la douleur ne lui avait rien fait perdre de sa beauté, et qu’elle pouvait plus qu’avantageusement lutter avec mademoiselle Suzanne de Valgeneuse.

Après un long examen, deux nouvelles larmes jaillirent de ses yeux.

Non

! s’écria-t-elle en sanglotant, non, jamais je ne comprendrai qu’il ait aimé cette femme !... Que faire ? Essayer de l’emmener malgré lui, il m’échappera en route, ils se rejoindront ! Puis, consentît-il à me suivre, ne serait-ce pas le cadavre de mon passé que je traînerais derrière moi

? ne serait-ce pas le

fantôme enchaîné de notre amour ? Et il va rentrer ce soir, léger, insouciant comme d’habitude. Il m’embrassera sur le front comme chaque soir

! Oh

! traître, menteur et lâche

Camille ! Non, je ne te dirai pas de me suivre !

c’est moi qui te suivrai comme ton ombre jusqu’à l’heure où j’aurai la preuve de ton crime ! Calme-toi donc, mon cœur, et ne recommence à battre que quand tu seras vengé.

Ce disant, la jeune femme essuya vivement ses larmes et médita son plan de vengeance.

Laissons-la méditer jusqu’au soir, et arrivons au moment où Camille, rose et léger, insouciant comme elle l’avait dit, entra dans sa chambre à coucher.

Il la trouva, comme la veille, debout au milieu de la chambre, et, comme la veille, il lui dit, en la baisant au front :

– Comment ! tu n’es pas encore couchée à cette heure, ma mignonne ? Mais il est une heure, mon enfant chéri !

– Que m’importe ? dit froidement madame de Rozan.

– Mais il m’importe beaucoup à moi, mon amour, reprit Camille en donnant à ses paroles l’intonation de la plus vive tendresse ; nous allons, dans sept jours, entreprendre un fort long voyage, et tu as besoin de toutes tes forces.

– Qui sait si ce voyage sera long ? dit à demi voix la Créole, comme se parlant à elle-même.

– Mais moi ! répondit Camille, qui ne comprit pas la pensée de l’Américaine ; moi qui ai fait quatre ou cinq fois le trajet de Paris à la Louisiane ; et toi-même, qui as fait le trajet avec moi, tu dois en connaître la durée.

– Nous nous aimions, Camille ! répondit en souriant amèrement la Créole, de sorte que le voyage m’a paru bien court.

Je tâcherai qu’il te paraisse plus court encore ! dit galamment Camille en la baisant de nouveau au front. Là-dessus, bonsoir et bonne nuit, mon enfant ; j’ai fait des courses toute la journée, je suis fatigué et je meurs de sommeil.

– Bonsoir, Camille, dit froidement madame de Rozan.

Et le gentilhomme américain rentra dans son appartement sans avoir remarqué le moins du monde le trouble et la pâleur de sa femme.

Le lendemain matin, la Créole, accompagnée de sa femme de chambre, montait dans une voiture de place et se faisait conduire chez un libraire du Palais-Royal, où elle achetait un livre de postes.

Le livre acheté, elle remonta en voiture et répondit au cocher qui lui demandait où elle allait :

– Chez un marchand de voitures.

Le cocher fouetta ses chevaux et les dirigea vers la rue de la Pépinière.

– Monsieur, dit la Créole au marchand, j’ai besoin d’une calèche de voyage.

J’en ai plusieurs dans le magasin, répondit celui-ci ; madame veut-elle prendre la peine de les visiter ?

– C’est inutile, monsieur, je m’en remets à vous.

– De quelle couleur ?

– La couleur m’est indifférente.

– De combien de places ?

– De deux places.

– Madame veut-elle une voiture bien solide ?

– Cela m’est égal.

– Est-ce pour un long voyage ?

– Non ; soixante lieues.

– Madame est peut-être pressée d’arriver à sa destination ?

– Oui, très pressée, dit la Créole en hochant la tête.

– Alors c’est une voiture très légère, reprit le marchand ; j’ai ce qu’il faut pour madame.

Bien

! Maintenant, où prendra-t-on les

chevaux ?

– À la poste, madame, répondit le marchand en souriant à demi de la question de madame de Rozan.

– Vous vous chargez de les envoyer chercher ?

– Oui, madame.

– Et de m’amener la voiture attelée devant ma porte ?

– Certainement, madame. À quelle heure ?

Ici, madame de Rozan réfléchit un instant. Le rendez-vous ou plutôt le départ de Suzanne et de Camille était fixé à trois heures. Il fallait donc partir une heure, ou tout au moins une demi-heure après eux.

– À trois heures et demie, dit-elle en remettant sa carte au marchand.

Elle allait s’éloigner, quand celui-ci lui dit :

Il y a encore une petite formalité à accomplir.

– Laquelle ? demanda la Créole étonnée.

Le prix à débattre, répondit en riant grossièrement le marchand.

– Je n’ai rien à débattre avec vous, monsieur le marchand, dit avec fierté la Créole en tirant de sa poche un portefeuille. Combien vous dois-je ?

– Deux mille francs, répondit le charron ; mais soyez sûre que vous avez là une bonne calèche, élégante, légère et solide à la fois. Avec cette voiture-là, vous iriez au bout du monde.

– Payez-vous, dit la Créole en présentant son portefeuille.

Le marchand prit deux billets de mille francs après s’être incliné avec cette humilité qui caractérise le marchand quand il a dupé l’acheteur.

– À trois heures et demie précises, dit la Créole en quittant le magasin.

– À trois heures et demie précises, répéta le charron en s’inclinant de nouveau jusqu’au sol.

Madame de Rozan trouva, en rentrant chez elle, Camille qui l’attendait pour déjeuner.

– Tu as été faire des emplettes, ma mignonne ?

dit-il en l’embrassant.

– Oui, dit la Créole.

– Pour notre voyage ?

– Pour notre voyage, répéta la Créole.

Au déjeuner, Camille fit de l’esprit

; il

employa, pour amuser sa femme, toutes les boîtes d’artifice qu’il avait en magasin. La Créole s’efforça de sourire ; mais deux ou trois fois elle saisit convulsivement le couteau à découper et elle regarda son mari ; celui-ci ne sembla pas s’apercevoir du mouvement de la Créole.

Le déjeuner achevé – il était deux heures et demie environ –, Camille se leva tout à coup en disant :

– Je vais au Bois.

Tu ne rentreras pas dîner

? demanda

madame de Rozan.

Nous avons déjeuné trop tard, objecta Camille ; mais si tu veux, mon amour, nous souperons ; nous souperons dans ta chambre, ajouta-t-il d’une voix amoureuse

; cela nous

rappellera nos belles nuits de la Louisiane.

– Soit, Camille, nous souperons ! dit la Créole d’une voix sombre.

– Adieu donc jusqu’à ce soir, mon amour ! dit le Créole en l’embrassant plus vivement et plus longuement qu’il n’en avait l’habitude depuis quelques semaines, si bien que ce baiser fit involontairement tressaillir la Créole.

Une femme se trompe rarement sur la valeur réelle d’un baiser. Madame de Rozan s’imagina à ce moment qu’elle était encore aimée, et elle en éprouva une sorte de joie sauvage : il mourrait en la regrettant !

Elle rentra dans sa chambre, jeta quelques effets dans un sac de nuit, et, prenant les pistolets et le poignard dans le tiroir de sa table :

– Ô

Camille !

Camille !

murmura-t-elle

sourdement en regardant le poignard avec des yeux d’où semblaient jaillir des éclairs

; ô

Camille ! l’esprit de la vengeance est entré en moi, et il n’est plus temps de lui couper les ailes !

Je voudrais te sauver, qu’il serait trop tard ! La voix qui me dit : « Frappe ! » doit te dire dans quelques heures : « Expie ! » Ô Camille ! et je t’ai tant aimé, et je t’aime tant encore ! Mais, hélas ! une volonté plus haute que la mienne m’entraîne à me venger ! Tu sais si je t’ai averti, si j’ai voulu te protéger d’avance contre mes justes colères

! Je te disais

: «

Partons

!

retournons sous notre ciel natal ! Au premier arbre de la route, nous retrouverons notre amour en fleur ! » mais tu ne voulus rien entendre, et tu résolus de m’échapper en me mentant. Ô

Camille ! Camille ! c’est moi qui devrais porter ton nom ; car je sens bouillir dans mon cœur tous les emportements de la vengeance, et, comme la Camille romaine, je maudis en aimant !

À ce moment, la femme de chambre entra et annonça que tout était prêt pour le départ.

Bien

! dit laconiquement la Créole en

rengainant son poignard et en le fourrant dans sa poche.

Puis, croisant les mains, elle s’écria, en proie à une exaltation religieuse :

Seigneur, donnez-moi la puissance

nécessaire pour mener à bonne fin ma vengeance !

Puis, pour sa femme de chambre et en s’enveloppant d’un grand manteau, elle laissa tomber ce seul mot :

– Partons !

Elle franchit d’un pas ferme l’appartement, après avoir jeté un dernier et triste regard sur les meubles, les tableaux et les divers objets, témoins des premières et des dernières heures de son amour.

Elle descendit rapidement l’escalier et se trouva dans la cour, où piaffaient les chevaux de la chaise de poste.

– Triples guides pour marcher trois fois plus vite, dit-elle au postillon en montant dans la calèche.

Et le postillon lança les chevaux à travers la grande porte de l’hôtel avec la vitesse d’un homme qui veut gagner honnêtement son argent.

Nous ne raconterons pas les impressions de la Créole pendant la route. Absorbée dans sa profonde douleur, elle ne vit ni les toits des maisons, ni les clochers des églises, ni les arbres du chemin.

Ne regardant qu’en elle, elle ne vit que les gouttes de sang qui tombaient de sa blessure et les larmes qui tombaient de ses yeux.

À six heures, elle avait rejoint la voiture des fugitifs. Elle arriva presque en même temps qu’eux au Havre au milieu de la nuit et apprit, du postillon qui les avait conduits, qu’ils étaient descendus à l’hôtel Royal, sur le quai.

– À l’hôtel Royal ! dit-elle à son postillon.

Au bout de dix minutes, elle était installée dans une chambre de l’hôtel. Nous dirons dans le chapitre suivant ce qu’elle vit et ce qu’elle entendit.