CCCIII
Andante de la révolution de 1830.
Pendant que M. Jackal donnait à Salvator ces paternels avertissements, les bourgeois de Paris se promenaient de la façon la plus inoffensive : les uns avec leurs femmes, les autres avec leurs enfants, les autres, enfin, tout seuls, comme il est dit dans la noble chanson de M. Malbrouck. Nul ne songeait à mal, sans dire pour cela qu’aucun songeât à bien ; l’idée qu’il pût y avoir ce jour-là quelque chose – quoique ce fût par un dimanche un peu frais, il est vrai, mais plein de rayons –
n’était pas entrée dans une seule de ces bonnes têtes.
Ils fuyaient la maison et demandaient du jour et du soleil, fût-ce du jour et du soleil de décembre.
C’est le souhait naturel des gens qui ont de l’ombre toute la semaine.
Tout à coup, sur les boulevards, sur les quais, aux Champs-Élysées, cette nouvelle retentit
:
« Le gouvernement a été vaincu. »
Or, quel était le vainqueur ? C’était cette foule même.
La foule, enchantée de sa victoire, commença à honnir le vaincu.
Tout bas d’abord.
On médit du ministère, on gouailla – que l’on nous passe le mot, il est essentiellement gaulois –
on gouailla les jésuites, robes courtes ou robes longues ; on plaignit le roi ; on se livra à toutes sortes de récriminations.
– C’est la faute de M. de Villèle, disait l’un.
– C’est la faute de M. de Peyronnet, disait l’autre.
– C’est la faute de M. de Corbière, disait un troisième.
–
De M. de Clermont-Tonnerre, disait un quatrième.
– De M. de Damas, disait un cinquième.
– De la Congrégation, disait un sixième.
– Vous vous trompez tous, dit un passant : c’est la faute de la monarchie.
Cette dernière voix remplit tout simplement la foule de stupeur. Où allait-on, en effet, avec cette idée dans l’espace
: «
C’est la faute de la
monarchie ! »
On n’en savait rien ; voilà justement pourquoi l’on s’effrayait. Les myopes, une fois les verres de leurs lunettes cassés, craignent toujours de tomber dans un précipice.
Or, les bourgeois dont nous parlons – la race en est peut-être perdue aujourd’hui –, les bourgeois dont nous parlons étaient myopes.
Ces mots : « C’est la faute de la monarchie », venaient de casser leurs lunettes. Un homme souriait à l’écart : c’était Salvator. Peut-être, ces mots terribles, était-ce lui qui les avait prononcés.
En effet, aussitôt M. Jackal parti, il avait endossé un manteau et était allé flâner – le mot est cette fois plus français que gaulois –, il était allé flâner du côté de la porte Saint-Denis.
La veille, en voyant l’immense majorité qu’obtenait l’opposition à Paris, on avait convoqué à la hâte les différentes loges maçonniques ; et, si précipitée que fût cette convocation, on eût dit qu’elle était prévue, commandée à l’avance, attendue impatiemment.
L’affluence fut considérable.
Quelques-uns dirent :
– L’heure est venue d’agir ; agissons !
– Nous sommes prêts, répondirent beaucoup parmi les autres.
On parla de l’opportunité de la révolution.
Salvator secoua tristement la tête.
– Bon ! dirent les plus ardents : la majorité à Paris, n’est-ce pas la majorité en France ? Paris, n’est-ce pas le cerveau qui pense, qui délibère, qui agit ? Eh bien, l’occasion s’offre, que Paris la saisisse, et la province suivra.
–
Sans doute, c’est une occasion, dit mélancoliquement Salvator ; mais, croyez-moi, amis, elle est mauvaise. Je flaire vaguement je ne sais quel piège où l’on veut nous attirer et où nous périrons. Je crois donc de mon devoir de vous prévenir. Vous êtes de bons et braves bûcherons ; mais l’arbre que vous voulez abattre n’est pas encore mûr pour la cognée ; vous confondez en ce moment le ministère avec le roi, comme, plus tard peut-être, on confondra le roi avec la monarchie. Vous vous figurez qu’en abattant l’un vous détruirez l’autre ; erreur, mes amis, erreur profonde ! les révolutions sociales ne sont point des accidents, croyez-le bien : elles s’accomplissent avec la même précision mathématique que les révolutions du globe. La mer ne surmonte ses rivages que quand Dieu lui dit
: «
Nivelle les montagnes et comble les vallées. » Eh bien, c’est moi qui vous le dis, et vous pouvez d’autant mieux m’en croire que je vous le dis avec grand regret, l’heure n’est pas venue de niveler la monarchie. Attendez, espérez, mais abstenez-vous de participer, de loin ou de près, à ce qui va se passer d’ici à quelques jours ; vous seriez, en agissant autrement que je ne vous le conseille, non seulement victimes, mais complices des actes du gouvernement. Que veulent-ils faire ? Je n’en sais rien ; mais je vous supplie, quoi qu’il arrive, de ne pas donner, en vous y mêlant, de prétexte au malheur.
Ces mots furent dits par Salvator avec une telle tristesse, que chacun baissa la tête et se tut.
Et voilà pourquoi Salvator n’avait été nullement étonné de ce que M. Jackal lui avait dit le matin même, puisque le conseil que lui donnait M. Jackal, il l’avait déjà donné la veille à ses compagnons.
Et voilà pourquoi Salvator souriait à l’écart en entendant honnir le ministère et plaindre le roi.
Cependant la nuit était venue et l’on commençait à allumer les réverbères.
Tout à coup, il se produisit dans la foule un mouvement extraordinaire, ce mouvement que ne produisent que les marées et les foules.
Tout ce qui était en marche s’agita, frémit, ondula.
La cause de cette ondulation était bien simple ; nous la connaissons. On venait d’apprendre par les journaux du soir le résultat des élections dans les provinces.
Certaines nouvelles, au reste, arrivent aux masses avec une rapidité fulminante.
La foule ondula donc.
Les maisons aussi eurent leurs ondulations comme la foule.
À la voix d’un gamin qui cria
: «
Des
lampions ! » une fenêtre s’illumina, puis une seconde, puis une troisième.
C’est un très beau spectacle qu’une ville illuminée, Paris surtout : cela lui donne je ne sais quoi de semblable aux rêves qu’on fait des cités chinoises pendant la fameuse fête des lanternes.
Mais, si pittoresque que soit une scène de ce genre, plusieurs personnes s’en effraient. Ce fut ce qui arriva à la foule des bourgeois qui passa, ce soir-là, rue Saint-Denis, rue Saint-Martin et dans les petites rues adjacentes particulièrement ; car c’est une chose à remarquer que, plus les rues sont petites, plus les illuminations sont grandes dans les jours de réjouissances publiques.
Et le 18 novembre de l’an de grâce 1827 était un de ces jours-là. Bien qu’on ne fût pas complètement renseigné sur le résultat définitif des élections des départements, on en savait, comme nous l’avons déjà dit, assez pour se réjouir, et la preuve, c’est que l’on se réjouissait.
On illuminait donc, et les rues Saint-Denis et Saint-Martin, entre autres, semblaient deux rivières phosphorescentes.
À cela près, la soirée fut calme ; sans doute, le cœur des libéraux était très agité au fond ; mais, grâce aux recommandations de Salvator, tout semblait calme à la surface.
Cependant il n’y a pas de bonne fête sans lendemain ; c’est un proverbe qui le dit ; sans quoi, je ne me permettrais pas de le dire.
M. Jackal avait été désappointé : le calme avait été si grand, qu’il n’y avait pas eu moyen de le troubler.
Le lendemain, c’est-à-dire le 19, les journaux rendirent compte des illuminations de la veille, et annoncèrent que l’on recommencerait le soir, mais que, cette fois, selon toute probabilité, l’illumination croîtrait comme le triomphe, c’est-
à-dire serait générale.
De leur côté, les journaux du ministère, forcés de constater eux-mêmes leur défaite, le firent en termes amers. Ils parlèrent du sombre résultat et de la façon dont avait été accueillie dans la capitale cette désastreuse nouvelle.
« Le parti de la multitude triomphe, disaient-ils ; malheur au pays ! On ne tardera pas à voir à l’œuvre le parti de la Révolution. »
Mais Paris ne parut pas se ressentir de la tristesse du ministère ; il alla à ses affaires comme d’habitude, et il fut tranquille, sinon joyeux, pendant toute la journée.
Il en fut autrement dans la soirée.
Le soir, ainsi que les journaux libéraux l’avaient annoncé, Paris jeta de côté ses vêtements de travail et vêtit ses habits de fête. La rue saint-Martin, la rue Saint-Denis et les rues environnantes s’illuminèrent comme sous la baguette d’une fée.
Il y eut, à la vue de cette rivière de lampions, un éclat de joie qui dut retentir au plus profond du cœur des ministres, pareil à un écho funèbre ; des milliers de gens se promenaient, s’accostaient, se parlaient sans se connaître, ou bien l’on se serrait la main, et l’on se comprenait sans se parler. La joie s’exhalait de toutes les poitrines avec la respiration
; on humait les
premières brises d’une liberté plus étendue, surtout plus nationale, et les poumons oppressés se dilataient.
Rien à reprendre à la foule jusque-là ; c’était une bonne et honnête foule, jouissant de sa victoire, mais sans dessein prémédité d’en abuser.
Quelques-uns poussaient bien des cris antiministériels ; mais le nombre en fut très restreint. La protestation était plus grande par le silence que par le bruit ; le calme était plus imposant que la tempête.
Tout à coup, un homme, du milieu de la foule, fit entendre ce cri :
–
Achetez des fusées et des pétards, messieurs ! Fêtez les élections !
On en acheta.
On les regarda d’abord machinalement, craintivement peut-être, sans songer à les allumer
; puis un gamin s’approcha d’un
bourgeois, et, en manière d’espièglerie, glissa un morceau d’amadou tout allumé dans la poche où le bourgeois venait de glisser, lui, un paquet de pétards.
Le paquet de pétards prit le feu, le bourgeois éclata.
Ce fut comme un signal.
À partir de ce moment, les pétards retentirent de tous côtés ; mille fusées, comme des étoiles filantes, serpentèrent dans l’espace.
La plus grande partie des bourgeois songea à se retirer ; mais ce n’était point chose facile, au milieu de cette foule compacte ; d’ailleurs, en quelques instants, les choses changèrent de face.
Des enfants, des jeunes gens, des hommes apparurent ; tout cela était vêtu d’habits déchirés comme pour inspirer l’intérêt ; tout cela exhibait dans ces rues éclairées a giorno cette misère qui, d’habitude, se cache au plus profond des ténèbres ; troupe étrange, fantastique, pareille, lorsqu’on la regardait bien, par la silhouette sinon par le nombre, à ces ombres que nous avons vues errer rue des Postes, tout près de l’impasse des Vignes, à quelques pas du Puits-qui-parle, en face de la maison mystérieuse du sommet de laquelle, on s’en souvient, était tombé le pauvre Vol-auVent.
En effet, au milieu de cette troupe, un œil exercé eût pu reconnaître, sous la conduite de Gibassier, obéissant à son ordre sans avoir l’air de le connaître, ces braves agents de M. Jackal que nous avons déjà eu l’honneur de présenter à nos lecteurs sous les noms pittoresques de Papillon, Carmagnole, Longue-Avoine et Brin-d’Acier.
Salvator était à son poste du coin de la rue aux Fers ; il souriait comme il avait souri la veille, en reconnaissant tous ces visages auxquels il eût pu appliquer leurs noms.
Des motifs qui ne sont point arrivés jusqu’à nous, mais qui devaient avoir leur importance, avaient suspendu l’émeute qui devait éclater la veille, comme M. Jackal l’avait annoncé à Salvator. Celui-ci l’avait attendue, et, ne la voyant pas venir, avait pensé qu’elle était remise au lendemain. Mais, lorsqu’il vit apparaître, déguenillée, la torche à la main, la face rouge, l’œil aviné, la démarche chancelante, la troupe que nous venons de signaler, conduite par les lieutenants à face patibulaire dont nous avons rappelé les noms, il fut clair pour Salvator que c’étaient les missionnaires de l’émeute, et que la véritable fête, la fête sanglante, allait commencer.
En effet, se ruant dans la foule, ces nouveaux acteurs poussèrent tous à la fois les cris les plus désordonnés, les vivats les plus contradictoires :
– Vive La Fayette !
– Vive l’empereur !
– Vive Benjamin Constant !
– Vive Dupont (de l’Eure) !
– Vive Napoléon II !
– Vive la république !
Mais, entre tous ces cris, se faisait entendre le principal que les gamins de 1848 ont cru inventer et qu’ils n’ont fait qu’exhumer :
– Des lampions ! des lampions !
C’était le motif principal de cette symphonie funèbre.
La promenade de ces enthousiastes dura une heure.
Mais si, à leur patriotique requête, plusieurs lampions retardataires s’étaient allumés, d’autres lampions plus hâtifs étaient arrivés à la fin de leur huile et s’étaient éteints. Or, ce n’était pas le compte des lampionnaires.
La troupe avisa une maison dans la plus complète obscurité, et, poussant des cris féroces, elle somma les habitants de cette maison d’illuminer.
Les cris se résumaient par ces apostrophes. –
Chaque temps de trouble politique a les siennes ; constatons celles de 1827.
– À bas les jésuites !
– À bas les bigots !
– À bas les ministériels !
– À bas les villéistes !
Aucun des locataires ne donna signe de vie.
Ce silence exaspéra la troupe.
– Ils ne répondent même pas ! s’écria un des hommes.
– C’est un injure faite au peuple ! dit un autre.
– On insulte les patriotes ! cria un troisième.
– À mort les jésuites ! hurla un quatrième.
– À mort ! à mort ! répétèrent les gamins avec leur voix de fausset.
Et, comme si ce cri eût été un signal, toute la troupe tira, soit des poches de sa veste, soit de celles de sa blouse, soit de celles de son tablier, des pierres de toutes les formes et de toutes les dimensions, qu’elle lança à toute volée dans les carreaux des fenêtres de la maison silencieuse.
Au bout de quelques minutes, il ne restait plus un carreau.
La maison était percée à jour, aux grands éclats de rire de la plupart des assistants, qui ne voyaient dans ces événements qu’une juste leçon donnée à ce que l’on appelait alors de mauvais Français.
L’émeute commençait.
On envahit la maison, elle était vide.
C’était une maison que l’on remettait entièrement à neuf à l’intérieur, et qui, pour le moment, était inhabitée.
Des émeutiers sérieux se fussent rendus à cette raison, qu’en l’absence des locataires, il était impossible d’illuminer les fenêtres ; mais nos émeutiers, ou plutôt ceux de M. Jackal, étaient sans doute plus naïfs ou plus habiles que les émeutiers ordinaires ; car, trouvant la maison sans meubles et sans occupants, ils poussèrent des cris si féroces, que ceux de leurs camarades qui étaient restés dans la rue se mirent à hurler :
– Vengeance ! on égorge nos frères !
Nos lecteurs savent aussi bien que nous que l’on n’égorgeait personne.
Mais ce fut un prétexte, ou plutôt un signal, pour envahir les maisons habitées dont les lampions avaient eu le malheur de s’éteindre.
Les lampions se rallumèrent, à la grande joie de la foule.
En ce moment-là, passaient, rue Saint-Denis, des voitures allant au marché des Innocents ou revenant du susdit marché.
Or, les charretiers qui conduisaient les voitures étaient étonnés à bon droit de voir, dans cette rue si tranquille d’ordinaire, à une pareille heure, une si grande multitude criant, chantant, vociférant et lançant de côté et d’autre mille pétards.
Toutefois les chevaux étaient encore bien plus étonnés que ceux qui les conduisaient ; non que les cris de la foule soient, en général, désagréables aux chevaux
; mais, ce qui
surprenait, ce qui agaçait, ce qui arrêtait dans leur marche ces quadrupèdes, c’était l’odeur, l’éclat et le bruit des pièces d’artifice.
Un cheval de maraîcher n’est pas précisément un cheval de guerre, un coursier respirant Bellone, comme eût dit l’abbé Delille. Les chevaux des maraîchers s’arrêtèrent donc en poussant de longs hennissements qui se mêlaient aux cris de la foule, produisant les notes les plus incohérentes, le concert le plus discordant.
Les charretiers leur détachèrent leurs plus beaux coups de fouet ; mais, au lieu d’avancer, les chevaux reculèrent.
– Ils marcheront ! criaient les uns.
– Ils ne marcheront pas ! criaient les autres.
– Je vous dis qu’ils marcheront, moi, répondit un gamin fourrant un pétard sous la queue du cheval qui faisait tête de colonne.
Le cheval rua, hennit et recula au lieu d’avancer.
La foule poussa un éclat de rire homérique.
–
Vous obstruez la voie publique
! cria
Gibassier d’une voix de basse.
– Tiens, c’est M. Prudhomme ! cria un gamin.
En effet, Henry Monnier venait d’inventer ce type, devenu depuis si populaire.
– Vous entravez la manifestation de la joie publique ! cria à son tour Carmagnole faisant écho à Gibassier.
–
Au nom du Seigneur tout-puissant,
marmotta Longue-Avoine, que ses relations avec la loueuse de chaises de Saint-Sulpice avaient rendu dévot, ne vous opposez pas aux décrets de la Providence.
– Mais, mille tonnerres ! cria le charretier auquel étaient adressées ces paroles, vous voyez bien que je ne puis pas avancer ! mon cheval s’y refuse.
–
Alors reculez, mon frère, répondit dévotement Longue-Avoine.
– Mais, sacredié ! je ne puis pas plus reculer qu’avancer ! s’écria le charretier. Vous voyez bien que devant et derrière, la rue est encombrée de monde.
– Alors descendez et dételez, fit Carmagnole.
–
Mais, nom d’une pipe
! vociféra le
charretier, quand je détellerais, cela ne fera ni avancer ni reculer ma charrette.
–
Assez causé
! dit Gibassier-Prudhomme
d’une voix de basse effrayante.
Et, faisant signe à une demi-douzaine d’individus qui paraissaient n’attendre que ce signal, il se lança sur le charretier rébarbatif, qu’il terrassa facilement, tandis que ses compagnons dételaient le cheval avec une telle promptitude, qu’on eût dit des gens du métier.
Cet exemple fut suivi.
À quoi serviraient les exemples si on ne les suivait pas ?
Cet exemple fut donc suivi ; on mit à pied les charretiers et l’on détela les chevaux qui se trouvaient dans la rue. Dix minutes après, une barricade s’élevait. C’était la première depuis cette fameuse journée du 12 mai 1588. Nous savons tous que ce ne fut pas la dernière.