CCXCIX

Où il est dit franchement ce qui causait le désordre de madame de la Tournelle.

Au secours

! je me meurs

! s’écria la

marquise d’une voix faible et en tombant, les yeux fermés, dans les bras de l’abbé Bouquemont.

– Ah ! mon Dieu, madame la marquise, fit celui-ci, qu’est-il donc arrivé ?

Comment

! vous connaissez madame la

marquise ? dit le comte Rappt, qui s’était avancé pour porter secours à madame de la Tournelle et qui reculait en la voyant dans les bras d’un ami.

Rien au monde ne pouvait lui causer plus d’effroi que de voir madame de la Tournelle l’amie d’un homme aussi venimeux que l’abbé.

Il connaissait la légèreté d’esprit de la marquise, et quelquefois, la nuit, il s’éveillait en sursaut et couvert de sueur, en songeant que ses secrets étaient aux mains d’une femme qui l’aimait de tout son cœur, mais qui, pareille à l’ours de La Fontaine, pouvait, un jour ou l’autre, l’écraser en lui jetant, pour chasser une mouche1, un de ses secrets à la tête.

Puis, si la marquise était l’amie des deux frères, il connaissait assez la marquise pour savoir qu’au lieu d’être un renfort pour lui, elle serait un renfort pour les gens d’Église.

Il fut donc de plus en plus atterré quand, à ces mots qui lui étaient échappés presque malgré lui :

«

Comment

! vous connaissez madame la

marquise

?

» l’abbé Bouquemont répondit,

parodiant la phrase du comte à propos de M. de Saint-Herem :

– Je serais indigne de vivre si je ne connaissais pas une des personnes les plus pieuses de Paris !

Le comte vit qu’il fallait prendre son parti de 1 La Fontaine, Fables, livre VIII, x, L’Ours et l’amateur de jardins.

cette connaissance, et, revenant à la marquise, qui simulait, par habitude, à soixante ans, un de ces évanouissements qui lui allaient si bien à vingt :

Qu’avez-vous donc, madame

?... lui

demanda-t-il à son tour. Ne nous laissez pas, je vous en supplie, plus longtemps dans l’inquiétude.

– J’ai que je meurs ! répondit la marquise sans ouvrir les yeux.

C’était tout à la fois répondre et ne pas répondre.

Aussi le comte Rappt, qui vit que la chose n’était point aussi inquiétante qu’il l’avait craint d’abord, se contenta-t-il de dire à son secrétaire :

– Il faut appeler du secours, Bordier.

– Inutile, répondit la marquise en rouvrant les yeux et en regardant autour d’elle avec effroi.

Elle vit l’abbé.

– Ah ! c’est vous, monsieur l’abbé, dit la vieille dévote du ton le plus tendre.

Ce ton fit frémir le comte Rappt.

Oui, madame la marquise, c’est moi, répondit joyeusement l’abbé ; et j’ai l’honneur de vous présenter mon frère, M. Xavier Bouquemont.

– Peintre de grand mérite, dit la marquise avec le plus gracieux sourire, et que je recommande de tout mon cœur à notre futur député.

– Inutile, madame, répondit M. Rappt, ces messieurs, Dieu merci

! se recommandent

suffisamment par eux-mêmes.

Les deux frères baissèrent les yeux et s’inclinèrent modestement et d’un mouvement si parfaitement pareil, qu’on eût dit qu’il leur était imprimé par le même ressort.

Que vous est-il donc arrivé, marquise

?

demanda à demi-voix M. Rappt, comme pour indiquer aux deux visiteurs qu’en se prolongeant, leur visite deviendrait indiscrète.

L’abbé comprit l’intention et fit mine de se retirer.

Mon frère, dit-il, je commence à

m’apercevoir que nous abusons du temps de M.

le comte.

Mais la marquise le retint par le pan de sa redingote.

Nullement, dit-elle, monsieur l’abbé

; la

cause de ma douleur n’est un secret pour personne. D’ailleurs, comme vous n’êtes pas tout à fait étranger à ce qui m’arrive, je suis ravie de vous rencontrer ici.

Le front du futur député s’obscurcit ; le front de l’abbé, au contraire, rayonna de joie.

Que voulez-vous dire, madame la

marquise

? s’écria-t-il, et comment, moi qui donnerais ma vie pour vous, puis-je avoir le chagrin de ne pas être étranger à votre douleur ?

– Ah ! monsieur l’abbé, dit la marquise avec un accent désespéré, vous connaissiez bien Croupette ?

– Croupette ? s’exclama l’abbé d’un ton qui, évidemment voulait dire

: «

Qu’est-ce que

cela ? »

Le comte, qui savait, lui, ce que c’était que Croupette, et qui pressentait la cause de cette grande douleur de la marquise, tomba sur un fauteuil en poussant un soupir de découragement et comme un homme qui abandonne, de guerre lasse, la position à ses ennemis.

– Oui, Croupette, reprit la marquise d’un ton dolent. Vous ne connaissez qu’elle ; vous m’avez vue vingt fois avec elle.

– Où cela, madame la marquise ? reprit l’abbé.

– Mais à votre cure, monsieur l’abbé ; à la confrérie, à Montrouge. Je l’emmène, ou plutôt, hélas ! je l’emmenais toujours avec moi. Oh !

grand Dieu ! la pauvre bête, elle eût fait de beaux cris, si je l’eusse laissée seule à l’hôtel.

– Ah ! j’y suis, s’écria l’abbé mis enfin au courant par cette exclamation : « Pauvre bête ! »

J’y suis. Et, se frappant le front comme un homme désespéré :

– Il s’agit de votre charmante petite chienne !

une adorable petite bête, gracieuse et intelligente ! Lui serait-il arrivé quelque malheur, madame la marquise, à cette chère petite Croupette ?

– Malheur ! Je le crois bien, qu’il lui est arrivé malheur, s’écria la marquise en sanglotant ; elle est morte, monsieur l’abbé !

– Morte ! s’écrièrent en chœur les deux frères.

– Morte victime d’un crime odieux, d’un guet-apens abominable !

– Ô ciel ! s’écria Xavier.

– Et quel est l’auteur de cet exécrable forfait ?

demanda l’abbé.

– Qui ? vous le demandez ! fit la marquise.

– Oui, nous le demandons, dit Xavier.

– Eh bien, dit la marquise, c’est notre ennemi à tous, l’ennemi du gouvernement, l’ennemi du roi, le pharmacien du faubourg Saint-Jacques !

– J’en étais sûr ! s’écria l’abbé.

– Je l’aurais juré ! dit le peintre.

– Mais comment cela s’est-il fait, mon Dieu ?

– J’étais allée chez nos bonnes sœurs, fit la marquise ; en passant devant le pharmacien, la pauvre Croupette, que je tenais en laisse, s’arrête.

– Je crois que la pauvre bête a besoin de s’arrê-

ter. – Je m’arrête aussi... Tout à coup, elle pousse un cri d’angoisse, me regarde avec douleur, et tombe roide morte sur le pavé.

– Horrible ! s’écria l’abbé en levant les yeux vers le plafond.

– Épouvantable ! dit le peintre en se voilant la face.

Pendant ce récit, le comte Rappt avait déversé son impatience sur un paquet de plumes qu’il avait complètement déchiqueté.

Madame la marquise de la Tournelle s’aperçut à la fois du peu d’intérêt qu’il portait au récit de cette touchante catastrophe et de l’impatience que lui causait la présence des deux frères.

Elle se leva.

– Messieurs, dit-elle avec une froide dignité, je vous suis d’autant plus reconnaissante des marques d’intérêt que vous donnez à la malheureuse Croupette, qu’elles font contraste avec l’indifférence profonde de monsieur mon neveu, qui, tout préoccupé de ses projets d’ambition, n’a pas de temps à donner aux choses du cœur.

Les deux frères regardèrent le comte Rappt avec indignation.

– Crapaud et vipère ! murmura celui-ci.

Puis, à la marquise :

– Si fait, madame, lui dit-il, et la preuve, au contraire, que je prends la part la plus vive à votre chagrin, c’est que je me mets à votre disposition pour poursuivre l’auteur du délit.

– Ne vous avions-nous pas dit, monsieur le comte, fit l’abbé, que cet homme était un misérable, capable de tous les crimes ?

– Un profond scélérat ! fit Xavier.

– Vous me l’avez dit, en effet, messieurs, répliqua le député se levant et saluant les deux frères, en homme qui dit : « Maintenant que nous nous entendons, maintenant que nous sommes du même avis, maintenant qu’aucune dissension ne nous divise, allez-vous-en chez vous et laissez-moi tranquille chez moi. »

Les deux frères comprirent le mouvement, et surtout le regard.

– Adieu donc, monsieur le comte, dit alors l’abbé Bouquemont d’un air légèrement froid. Je regrette que vous ne puissiez nous consacrer quelques instants de plus ; nous avions encore, mon frère et moi, quelques questions importantes à vous soumettre.

– Des plus importantes, reprit Xavier.

– Ce n’est que partie remise, dit l’ex-député, et je me flatte que j’aurai le bonheur de vous revoir.

– C’est notre vœu le plus ardent, fit le peintre.

– À bientôt donc, fit l’abbé. Puis, saluant le comte, l’abbé sortit le premier, suivi du peintre, qui, après avoir imité en tout son aîné, sortit à son tour.

Le comte Rappt ferma la porte derrière eux et resta quelque temps la main appuyée sur le bouton de la porte, comme pour s’assurer qu’ils ne rentreraient pas.

Puis, s’adressant à son secrétaire d’une voix qui semblait n’avoir conservé de force que pour donner ce dernier ordre :

– Bordier, dit-il, vous connaissez bien ces deux hommes ?

– Oui, monsieur le comte, fit Bordier.

Eh bien, Bordier, je vous chasse s’ils remettent jamais les pieds dans mon cabinet.

– Quelle fureur contre ces hommes de Dieu, mon cher Rappt ! dit dévotement la marquise.

– Des hommes de Dieu, eux ? rugit le futur député. Des suppôts de Satan, des messagers du diable, vous voulez dire !

– Vous vous trompez, monsieur, et du tout au tout, je vous jure, dit la marquise.

– Ah ! c’est vrai, j’oubliais qu’ils sont vos amis.

– Et j’ai pour la piété de l’un la plus profonde admiration, et pour le talent de l’autre la plus cordiale sympathie.

– Eh bien, je vous en fais mon compliment, marquise, dit le comte en s’essuyant le front ; votre sympathie et votre admiration sont bien placées. J’ai vu bon nombre de coquins depuis que je suis aux affaires ; mais c’est la première fois, dans toute ma carrière, que j’ai rencontré des intrigants de ce calibre-là. Oh ! l’Église choisit bien ses lévites. Cela ne m’étonne pas qu’elle soit si impopulaire !

– Monsieur, s’écria la marquise courroucée, vous blasphémez !

– Vous avez raison ; ne parlons donc plus d’eux ; parlons d’autre chose.

Alors, se retournant vers son secrétaire :

– Bordier, j’ai à causer d’une affaire de la plus haute importance avec ma chère tante, dit-il, essayant de regagner le chemin qu’il venait de perdre dans l’esprit de la marquise. Il m’est donc impossible de continuer à recevoir. Passez dans l’antichambre, et, à part deux ou trois personnes dont je laisse le choix à votre perspicacité, renvoyez tout le reste. Sur mon honneur, je suis brisé de fatigue.

Le secrétaire sortit, et le comte Rappt resta seul avec la marquise de la Tournelle.

Oh

! que les hommes sont méchants

!

murmura sourdement la marquise en se laissant tomber, toute défaillante, sur son fauteuil.

M. Rappt avait bonne envie d’en faire autant ; mais le désir d’avoir avec sa tante cette conversation importante qu’il avait annoncée à Bordier l’arrêta.

– Chère marquise, dit-il en allant à elle et en lui touchant légèrement l’épaule avec la main, je suis prêt, surtout en ce moment, à abonder dans votre sens ; mais vous savez que ce n’est pas le moment de nous perdre dans des considérations générales : les élections ont lieu après-demain.

– Voilà pourquoi, reprit la marquise, je vous trouve fort imprudent de vous être fait des ennemis de deux hommes aussi influents que le sont dans le parti clérical l’abbé de Bouquemont et son frère.

– Comment ! deux ennemis ? s’écria le comte Rappt ; deux ennemis de ces deux coquins ?

– Oh ! vous pouvez y compter. J’ai reconnu de la haine dans le regard que vous ont jeté, en prenant congé de vous, ces deux dignes jeunes gens.

– Ces deux dignes jeunes gens !... En vérité, vous me faites damner, ma tante... Des ennemis !... Je me suis fait des ennemis de ces deux drôles !... Un regard de haine !... Ils m’ont jeté un regard de haine en me quittant !... Mais, quand ils m’ont quitté, madame la marquise, savez-vous qu’ils étaient ici depuis plus d’une heure ? savez-vous qu’ils ont passé cette heure à me caresser et à me menacer tour à tour ? savez-vous que j’ai promis à l’un une cure de cinq à six mille francs, à l’autre toute une église à décorer ; qu’après avoir abreuvé leur avidité, j’ai été obligé de repaître leur haine ? Oh ! par ma foi, le cœur, si peu susceptible que je sois, a fini par me lever de dégoût, et, s’ils n’étaient pas sortis, je crois, Dieu me pardonne, que j’allais les mettre à la porte.

Et vous auriez eu grand tort

: l’abbé

Bouquemont est le dévoué de monseigneur Coletti, qui me paraît déjà fort mal disposé envers vous.

– Ah ! voyons, en effet, abordons la question, il en est temps. Que me dites-vous là, que monseigneur Coletti est mal disposé envers moi ?

– Très mal.

– Vous l’avez donc vu ?

– Ne m’aviez-vous pas priée de le voir ?

– Sans doute, puisque cette visite, justement, est l’affaire importante dont je voulais vous parler.

– Il faut que quelqu’un, mon cher comte, vous ait nui dans l’esprit de monseigneur.

Voyons, pas d’ambages, marquise

;

expliquons-nous. Vous m’aimez de tout votre cœur, n’est-ce pas ?

– Mon cher Rappt, pouvez-vous en douter ?

– Je n’en doute pas. Voilà pourquoi je parle franchement avec vous. J’ai besoin d’être renommé. Je veux l’être. C’est pour moi le to be or not to be ; mon avenir est là. L’ambition me tiendra lieu de bonheur. Mais il faut que cette ambition soit satisfaite. Il faut que je sois député, pour être ministre ; je veux être ministre ; il faut que je sois ministre. Eh bien, monseigneur Coletti avait promis que, par madame la duchesse d’Angoulême, dont il est le confesseur, il amènerait le roi à cette nomination. A-t-il fait ce qu’il avait promis ?

– Non, dit la marquise.

– Il ne l’a pas fait ? s’écria le comte étonné.

– Et, dit la marquise, je ne crois pas même qu’il soit disposé à le faire.

– Voyons – car, en vérité, ma tête se fend ! – il refuse de m’appuyer ?

– Absolument.

– Il vous l’a dit ?

– Il me l’a dit.

– Ah çà ! mais il a donc oublié que c’est moi qui l’ai fait nommer évêque, et que c’est par vous qu’il est entré dans la maison de madame la duchesse d’Angoulême ?

– Il se souvient de tout cela ; mais tout cela, dit-il, ne saurait le faire mentir à sa conscience.

– Sa conscience ! sa conscience !... murmura le comte Rappt. Chez quel usurier l’avait-il donc mise en gage, et lequel de mes ennemis lui a fourni l’argent pour la retirer ?

– Mon cher comte ! mon cher comte ! s’écria la marquise en se signant, mais je ne vous reconnais plus ; la passion vous égare !

– C’est, en vérité, à se briser le front contre les murs. Encore un que je croyais acheté et qui veut faire son prix avant de se vendre ! Ma chère marquise, montez en voiture... vous avez du monde aujourd’hui, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, allez chez monseigneur Coletti, invitez-le.

– Vous n’y songez pas ? il est trop tard.

– Vous direz que vous avez voulu lui faire l’invitation vous-même.

– Je sors de chez lui et ne lui en ai pas dit un mot.

– Comment, sachant le peu de temps que j’ai, n’avez-vous pas obtenu de lui qu’il vînt avec vous ?

– Il a refusé, en disant que, si vous croyiez avoir affaire à lui, c’était à vous à venir chez lui, et non pas à lui à venir chez vous.

– J’irai demain.

– Il sera trop tard.

– Comment cela ?

– Les journaux auront paru, et ce que l’on aura à dire contre vous sera imprimé.

– Que peut-il avoir à dire contre moi ?

– Qui sait !

– Comment, qui sait ? Expliquez-vous.

– Monseigneur Coletti est, vous le savez, en train de convertir la princesse Rina à la religion catholique.

– Elle n’est pas encore convertie ?

– Non ; mais sa santé s’affaiblit tous les jours ; il est, de plus, le confesseur de votre femme.

– Oh ! Régina n’a rien pu dire contre moi.

– Qui sait ! en confession...

– Madame, fit le comte Rappt indigné, pour les plus mauvais prêtres, la confession est sacrée.

– Enfin, que sais-je, moi ! mais si j’ai un conseil à vous donner, c’est...

– C’est... quoi ?

– C’est de monter en voiture vous-même et d’aller faire votre paix avec lui.

– Mais j’ai encore là trois ou quatre électeurs à recevoir.

– Remettez-les à demain.

– Je perdrai leurs voix.

– Mieux vaut perdre trois voix que mille.

– Vous avez raison. – Baptiste ! cria M. Rappt en se pendant à la sonnette. Baptiste !

Baptiste parut.

– Ma voiture, dit le comte, et envoyez-moi Bordier.

Un instant après, le secrétaire rentrait dans le cabinet.

– Bordier, dit le comte, je sors par l’escalier dérobé ; renvoyez tout le monde.

Et, ayant baisé vivement la main de la marquise, M. Rappt s’élança hors de son cabinet, mais pas si vivement toutefois qu’il ne pût entendre madame de la Tournelle dire à son secrétaire :

Et maintenant, Bordier, nous allons chercher, n’est-ce pas, les moyens de venger la mort de Croupette ?