CCXCVIII

Trio de masques.

Baptiste introduisit l’abbé Bouquemont et M.

Xavier Bouquemont. Le comte Rappt, qui venait de s’asseoir, se releva et salua les deux nouveaux venus.

– Monsieur le comte, dit l’abbé d’une voix criarde – l’abbé était un homme petit, trapu, gras et grêlé, d’une laideur basse – ; monsieur le comte, dit-il, je suis propriétaire et rédacteur en chef d’une modeste revue dont le nom n’a pas eu encore, selon toute probabilité, l’honneur d’arriver jusqu’à vous.

– Je vous demande pardon, monsieur l’abbé, interrompit le futur député, je suis, au contraire, un des lecteurs les plus assidus de l’Hermine ; car c’est bien là le nom de la revue que vous dirigez, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur le comte, dit l’abbé confondu, mais doutant que M. Rappt fût réellement un des lecteurs les plus assidus d’un recueil qui n’avait pas encore paru.

Mais Bordier, qui, sans avoir l’air d’ouvrir les yeux et de tourner les oreilles, était là, voyant et entendant tout, Bordier comprit la défiance de l’abbé, et, tendant à M. Rappt une brochure avec une couverture jaune :

– Voici le dernier numéro, dit-il.

M. Rappt jeta un coup d’œil sur la brochure, s’assura qu’elle était coupée, et la tendit à M.

l’abbé Bouquemont. Mais celui-ci la repoussa de la main.

– Dieu me garde, dit-il, de douter de vos paroles, monsieur le comte !

Mais, au fond, il en avait douté parfaitement.

– Diable ! se dit-il à part lui, tenons-nous bien ! nous avons affaire à forte partie. Pour que cet homme-là ait chez lui un exemplaire d’une revue qui n’a pas encore été mise en circulation, il faut que ce soit un rude gaillard. Tenons-nous bien !

– Votre nom, continua M. Rappt, s’il n’est pas en ce moment, sera du moins bientôt un des plus illustres de la presse militante. En fait de polémique ardente, je connais peu de publicistes destinés à monter à votre hauteur. Si tous les champions de la bonne cause étaient aussi vaillants que vous, monsieur l’abbé, ou je m’abuse, ou nous n’aurions pas longtemps à combattre.

– En effet, avec des généraux comme vous, colonel, répondit l’abbé sur le même ton, la victoire me paraît facile ; c’est ce que nous disions, ce matin encore, mon frère et moi, en lisant la phrase de votre circulaire où vous rappelez que tous les moyens sont bons pour terrasser les ennemis de l’Église. Et, à propos de mon frère, permettez-moi de vous le présenter, monsieur le comte.

Puis, faisant passer son frère devant lui :

– M. Xavier Bouquemont, dit-il.

– Peintre d’un grand talent, dit le comte Rappt avec son plus aimable sourire.

Comment

! vous connaissez aussi mon

frère ? demanda l’abbé étonné.

J’ai l’honneur d’être connu de vous, monsieur le comte ? dit à demi-voix et avec un fausset agaçant M. Xavier Bouquemont.

– Je vous connais comme tout Paris, mon jeune maître, répondit M. Rappt : de réputation.

Qui ne connaît les peintres célèbres.

– Ce n’est point la célébrité que mon frère a cherchée, dit l’abbé Bouquemont en joignant les mains dévotement et en baissant humblement les yeux. Qu’est-ce que la célébrité ? Le plaisir vaniteux d’être connu de ceux que vous ne connaissez pas. Non, monsieur le comte, mon frère a la foi. N’est-ce pas que tu as la foi, Xavier ? Mon frère ne connaît que le grand art des peintres chrétiens du XIVe et du XVe siècle.

– Je fais ce que je puis, monsieur le comte, dit le peintre d’une voix hypocrite ; mais j’avoue que je n’eusse jamais espéré que ma pauvre réputation fût venue jusqu’à vous.

Ne l’écoutez pas, monsieur le comte, s’empressa d’ajouter l’abbé ; il est d’une timidité et d’une modestie révoltantes, et, si je n’étais sans cesse sur ses talons pour l’éperonner, il ne ferait point un pas en avant. Ainsi, croyez-vous, par exemple, qu’il refusait énergiquement de venir avec moi vous faire visite, sous prétexte que nous avions un léger service à vous demander ?

– Vraiment, monsieur ? dit le comte Rappt stupéfait de l’impudente outrecuidance du prêtre.

– N’est-ce pas, Xavier ? Voyons, sois franc, dit l’abbé : n’est-ce pas que tu refusais de venir ?

C’est la vérité, répondit le peintre en baissant les yeux.

– J’avais beau lui répéter que vous étiez un des officiers les plus distingués des temps modernes, un des plus grands hommes d’État de l’Europe, un des protecteurs des beaux-arts les plus éclairés de France, sa maudite timidité, sa susceptibilité désolante ne voulait rien entendre, et, je vous le répète, j’ai été presque forcé d’user de violence pour l’amener ici.

– Hélas ! messieurs, dit le comte Rappt, décidé à lutter jusqu’au bout d’hypocrisie avec eux, je n’ai pas l’honneur d’être artiste, et c’est un profond chagrin pour moi. En effet, qu’est-ce que la gloire militaire, qu’est-ce que la renommée politique, à côté de la couronne immortelle que Dieu met au front des Raphaël et des Michel-Ange ? Mais, si je n’ai pas cette gloire, j’ai du moins le bonheur d’être en relation intime avec les artistes les plus fameux de l’Europe.

Quelques-uns d’entre eux, même, et c’est un honneur dont je suis fier, ont la bonté d’avoir quelque amitié pour moi, et je n’ai pas besoin de vous dire, monsieur Xavier, que je serais heureux que vous fussiez du nombre.

– Eh bien, Xavier, fit l’abbé d’une voix émue et en passant sa main sur ses yeux, comme pour essuyer une larme, eh bien, Xavier, que te disais-je ? T’ai-je surfait la réputation de cet homme incomparable ?

Monsieur

! dit le comte Rappt comme

honteux d’un pareil éloge.

– Incomparable ! je ne m’en dédis pas, et je déclare que je ne saurai comment vous remercier, si vous obtenez pour Xavier la commande de dix fresques dont nous nous proposons d’enrichir les murs de notre pauvre église.

– Ah ! mon frère, mon frère, tu abuses ! tu sais bien que ces fresques, c’est un vœu que j’ai fait lors de la maladie de notre pauvre mère, et que, payées ou non, tu es sûr de les avoir.

– Sans doute ; mais ce vœu est au-dessus de tes forces, malheureux ! et tu mourras de faim en l’accomplissant ; car, moi, monsieur le comte, je n’ai que ma cure, dont le revenu appartient à mes paroissiens pauvres ; et toi, Xavier, tu n’as que ton pinceau.

– Tu te trompes, mon frère, j’ai la foi, dit le peintre en levant les yeux au ciel.

– Vous l’entendez, monsieur le comte, vous l’entendez ? Je vous le demande, n’est-ce pas désolant ?

– Messieurs, dit le comte Rappt en se levant pour indiquer aux deux frères que l’audience était finie, dans huit jours, vous recevrez l’expédition officielle de la commande des dix fresques.

– Après vous avoir cent fois, mille fois, un million de fois assuré de toutes nos actions de grâces, et de la part active que nous prendrons à la grande bataille de demain, dit l’abbé, nous permettez-vous de nous dire vos tout dévoués serviteurs et de nous retirer ?

En disant ces mots, l’abbé Bouquemont, après s’être profondément incliné devant le comte Rappt, faisait mine de se retirer, en effet, lorsque son frère Xavier l’arrêta par le bras avec une certaine violence, en lui disant :

– Un instant, mon frère ! j’ai quelques mots à dire de mon côté à M. le comte Rappt. Permettez-vous, monsieur le comte ?

– Parlez, monsieur, dit le patient sans pouvoir dissimuler un certain découragement.

Les deux frères étaient certes trop perspicaces pour ne pas s’apercevoir du mouvement ; mais ils firent semblant de ne pas comprendre cette pantomime, et le peintre, à son tour, commença intrépidement :

– Mon frère Sulpice, dit-il en désignant l’abbé, vient de vous parler de ma timidité et de ma modestie ; permettez-moi, à mon tour, monsieur le comte, de vous entretenir de son désintéressement, désintéressement incurable.

Sachez d’abord une chose : c’est que je n’ai consenti à le suivre ici, malgré ma répugnance à vous déranger, que dans l’intention bien positive de lui venir en aide et d’appeler sur lui toute votre sollicitude. Oh ! s’il ne se fût agi que de moi, croyez bien, monsieur le comte, que je n’eusse jamais consenti à troubler votre repos. Moi, je n’ai besoin de rien, j’ai la foi ! et, si j’avais besoin de quelque chose, je saurais attendre. Est-ce que je ne me dis pas, d’ailleurs, à chaque instant, que nous vivons dans un siècle et dans un pays où ceux que l’on appelle les grands maîtres sont à peine dignes de laver les pinceaux de Beato Angelico et de Fra Bartolomeo

! et

pourquoi cela, monsieur le comte ? Parce que les artistes de notre époque n’ont pas la foi. Moi, je l’ai ; ce qui fait que je n’ai besoin de rien, que je n’ai besoin de personne, et que, par conséquent, je ne sais pas solliciter, pour moi, du moins.

Mais, quand je vois mon frère, mon pauvre frère, monsieur, le saint que vous avez là devant les yeux ; quand je le vois donner aux pauvres les douze cents francs de sa cure, et ne pas se réserver de quoi acheter le vin avec lequel il communie le matin, voyez-vous, monsieur le comte, mon cœur se serre, ma langue se dénoue, je ne crains plus d’être importun ; car ce n’est plus pour moi que je demande, c’est pour mon frère.

– Xavier, mon ami ! fit l’abbé hypocritement.

Oh

! tant pis, j’ai parlé. Vous savez maintenant, monsieur le comte, ce que vous avez à faire. Je ne vous dicte rien, je ne vous impose rien ; j’abandonne tout à votre noble cœur. Ah !

nous ne sommes pas de ces gens qui viennent dire à un candidat : « Nous sommes propriétaires et rédacteurs d’un journal ; vous avez besoin de l’appui de notre feuille, payez-le. Stipulons d’avance le prix du service, et ce service, nous vous le rendrons. » Non, monsieur le comte, non, Dieu merci, nous ne sommes pas de ces gens-là.

– De pareils hommes peuvent-ils exister, mon frère ? demanda l’abbé.

– Hélas ! oui, monsieur l’abbé, ils existent, dit le comte Rappt. Mais, comme le dit votre frère, vous n’êtes pas de ces gens-là, vous. Je m’occuperai de vous, monsieur l’abbé. Je verrai le ministre des cultes, et nous tâcherons de faire doubler au moins vos pauvres émoluments.

– Eh ! mon Dieu, vous savez, monsieur le comte, dit l’abbé, pendant que l’on demande, autant demander une chose qui en vaille la peine.

Le ministre, qui ne peut rien vous refuser, puisque, comme député, vous le tenez dans votre main, vous accordera aussi bien une cure de six mille francs qu’une de trois. Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! je vis de pain et d’eau, moi ; mais mes pauvres, ou plutôt les pauvres du bon Dieu ! ajouta l’abbé en levant les yeux au ciel ; les pauvres vous béniront, monsieur le comte, et, instruits par moi d’où leur vient le bienfait, ils prieront pour vous.

– Je me recommande à leurs prières et aux vôtres, dit le comte Rappt se levant une seconde fois. Regardez-vous comme ayant la cure.

Les deux frères firent la même manœuvre, déjà faite une fois. Ils s’avançaient vers la porte, suivis du candidat, qui croyait de son devoir de les reconduire, lorsque l’abbé, s’arrêtant :

À propos, dit-il, monsieur le comte, j’oubliais...

– Quoi, monsieur l’abbé ?

– Il vient de mourir dernièrement, dans ma cure de Saint-Mandé, répondit l’abbé d’une voix pleine de componction, un des hommes les plus recommandables de la France chrétienne, un homme d’une charité qui ne s’est jamais démentie, d’une religion des mieux éclairées : le nom de ce saint personnage est certainement venu jusqu’à vous.

– Comment l’appelez-vous ? demanda le comte, qui cherchait vainement où l’abbé en voulait venir et quel nouveau tribut il allait lui imposer.

– Il s’appelait le vidame Gourdon de Saint-Herem.

Oh

! oui, Sulpice

! tu as bien raison,

interrompit Xavier. Oui, cet homme était un véritable chrétien !

– Je serais indigne de vivre, dit M. Rappt, si je ne connaissais pas le nom de cet homme pieux !

– Eh bien, dit l’abbé, le pauvre digne homme est mort en déshéritant une famille indigne et en léguant à l’Église tous ses biens, meubles et immeubles.

Ah

! pourquoi rappeler ces douloureux souvenirs ? dit Xavier Bouquemont en portant son mouchoir à ses yeux.

– Parce que l’Église n’est pas une héritière ingrate, mon frère.

Puis, revenant à M. Rappt après avoir donné cette leçon de reconnaissance à Xavier :

– Il a laissé, monsieur le comte, six volumes de lettres religieuses inédites, de véritables instructions du chrétien, une seconde édition de l’ Imitation de Jésus-Christ. Nous devons incessamment publier ces six volumes ; vous en verrez un fragment dans le prochain numéro de la revue. J’ai cru, mon très cher frère en Dieu, aller au-devant de vos vœux en vous associant à cette belle et bonne œuvre, et je vous ai inscrit sur la liste des privilégiés pour quarante exemplaires.

– Vous avez bien fait, monsieur l’abbé, dit le futur député en se mordant de rage les lèvres jusqu’au sang, mais en continuant de sourire à la surface.

– J’en étais sûr ! dit Sulpice en reprenant son chemin vers la porte. Mais Xavier resta comme cloué à la même place.

– Eh bien, que fais-tu donc ? lui demanda Sulpice.

C’est moi-même, dit Xavier, qui te demanderai ce que tu fais.

– Mais je m’en vais ; je laisse M. le comte libre : il me semble que depuis assez longtemps nous l’accaparons.

– Et tu t’en vas, oubliant justement la chose pour laquelle nous sommes venus, celle qui nous préoccupait principalement.

– Oh ! c’est vrai ! dit l’abbé ; excusez-moi, monsieur le comte !... oui, l’on s’occupe de détails et l’on néglige le fond.

Dis plutôt, Sulpice, que, retenu par ta déplorable timidité, tu n’osais pas fatiguer M. le comte d’une nouvelle demande.

– Eh bien, oui, dit l’abbé, oui, je l’avoue, c’est cela.

– Il sera toujours le même, monsieur le comte, et, à moins que vous ne lui arrachiez avec un tire-bouchon les paroles de la bouche, il ne parlera pas.

– Parlez ; voyons, dit M. Rappt. Pendant que nous y sommes, cher abbé, autant en finir tout de suite.

– C’est vous qui m’encouragez, monsieur le comte, dit l’abbé d’une voix pateline et en paraissant faire des efforts surhumains pour vaincre sa timidité. Eh bien, il s’agit d’une école que nous avons, avec mille peines et mille sacrifices, fondée, plusieurs frères et moi, au faubourg Saint-Jacques. Nous voulons, en continuant de nous imposer des privations croissantes, acheter la maison fort cher, et alors l’occuper depuis le rez-de-chaussée et une partie de l’entresol. Il y a un laboratoire d’où sortent des émanations et des bruits qui altèrent la santé des enfants. Nous voudrions trouver un moyen honnête de faire déménager le plus promptement possible cet hôte incommode ; car, comme on dit, monsieur le comte, il y a péril en la demeure.

– Je suis au courant de cette affaire, monsieur l’abbé, interrompit le comte Rappt ; j’ai vu le pharmacien.

– Vous l’avez vu ? s’écria l’abbé. – En effet, je te l’avais bien dit, Xavier, c’était lui qui sortait comme nous entrions.

– Moi, je disais que ce n’était pas lui, parce que j’étais loin de me douter qu’il eût l’audace de se présenter chez M. le comte.

– Il l’a eue, répondit le futur député.

– Eh bien, alors, dit l’abbé, rien qu’en le regardant, vous avez dû deviner ce qu’il était.

– Je suis assez physionomiste, messieurs, et, en effet, je crois l’avoir deviné.

– En ce cas, vous n’avez pas manqué de remarquer le prodigieux développement des ailes de son nez ?

– Il a, en effet, un nez énorme.

C’est l’indice des passions les plus mauvaises.

– Lavater le dit.

– C’est le signalement auquel on reconnaît les hommes pernicieux.

– Je le crois.

– Rien qu’à le voir, on devine qu’il professe les opinions politiques les plus dangereuses.

– Il est, en effet, voltairien.

– Qui dit voltairien dit athée.

– Il a été girondin.

– Qui dit girondin dit régicide.

– Le fait est qu’il n’aime pas les prêtres.

– Qui n’aime pas les prêtres n’aime pas Dieu, et qui n’aime pas Dieu n’aime pas le roi, puisque le roi règne de droit divin.

– C’est donc décidément un méchant homme.

– Un méchant homme ? C’est-à-dire que c’est un révolutionnaire ! dit l’abbé.

– Un buveur de sang ! dit le peintre, qui ne rêve que la subversion de l’ordre social.

– J’en étais sûr, dit M. Rappt ; il a l’air trop calme pour n’être pas un homme violent... Je vous dois des remerciements, messieurs, pour m’avoir signalé un pareil homme.

– Nullement, monsieur le comte, dit Xavier, nous n’avons fait que notre devoir.

Le devoir de tout bon citoyen, ajouta Sulpice.

– Si vous pouviez, messieurs, me donner des preuves écrites et indubitables de la malignité de ce personnage, on pourrait peut-être le faire disparaître, se débarrasser de lui d’une façon ou d’une autre

; pouvez-vous me donner ces

preuves ?

– Rien de plus facile, dit l’abbé avec un sourire de vipère ; nous avons, par bonheur, toutes les preuves dans les mains.

– Toutes ! affirma le peintre.

L’abbé tira de sa poche, comme avait fait le pharmacien, une feuille de papier pliée en quatre, et, la présentant à M. Rappt :

– Voici, dit-il, une pétition signée par douze des plus notables médecins du quartier, laquelle prouve que les médicaments débités par cet empoisonneur ne sont point préparés avec la prudence exigée en pareille matière ; de sorte que quelques-unes de ces drogues ont

indubitablement causé la mort.

– Diable ! diable ! diable ! voilà qui est grave, dit M. Rappt

; donnez-moi cette pétition,

messieurs, et croyez que j’en ferai bon usage.

– Le moins qu’on puisse réclamer contre un pareil homme, monsieur le comte, ne pouvant pas l’enfermer dans un cabanon à Rochefort ou à Brest, c’est un cabanon à Bicêtre.

– Ah ! monsieur l’abbé, que vous êtes un grand exemple de charité chrétienne ! dit le comte Rappt ; vous voulez le repentir et non la mort du pécheur.

– Monsieur le comte, dit l’abbé en s’inclinant, j’ai fait depuis longtemps, à l’aide de renseignements que je me suis péniblement procurés, votre biographie. Je n’attendais qu’une conversation telle que celle que nous venons d’avoir ensemble pour la faire paraître. Je l’annoncerai dans le prochain numéro de l’Hermine. J’y ajouterai un trait de plus, l’amour de l’humanité.

Monsieur le comte, ajouta Xavier, je n’oubliera jamais cette visite, et, quand je peindrai le Juste, je vous demande la permission de me souvenir de votre noble visage.

Pendant ce dialogue, en sa qualité de grand général, titre que lui avait donné l’abbé, le colonel avait manœuvré en habile stratège et poussé les deux frères jusqu’à la porte.

Soit qu’il eût compris la manœuvre, soit qu’il n’eût plus rien à demander, l’abbé se décida à porter la main sur le bouton.

En ce moment, la porte s’ouvrit, non pas du fait de l’abbé, mais mue par une impulsion extérieure, et la vieille marquise de la Tournelle, que nos lecteurs n’ont pas oubliée, je l’espère, et qui tenait par plus d’un lien de parenté au comte Rappt, se précipita toute haletante dans la chambre.

– Dieu soit loué ! murmura Rappt se croyant enfin tiré des griffes des deux frères.